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Dans les campagnes, le Covid-19 est parfois devenu la nouvelle bête du Gévaudan…, par Gabrielle Cluzel.

Source : https://www.bvoltaire.fr/

L’histoire se déroule dans une petite ville du Sud. Une bastide jadis flamboyante fondée par Alphonse de Poitiers, une petite Venise traversée par l’Aveyron, dont les ruelles aux façades ciselées ceignent comme un étroit écrin la collégiale tendue vers le Ciel. Aujourd’hui, on croirait parfois une petite vieille en EHPAD, recroquevillée sur elle-même, ruminant son passé, quand elle était pimpante et joliette, courtisée et entourée – des portraits sur les murs témoignent, d’ailleurs, de sa beauté passée.

gabrielle cluzel.jpegMais à présent, elle est désorientée, fatiguée, découragée, parfois revêche. Car elle a peur, peur et peur. Peur de mourir, au point qu’elle finit par mourir de peur.

Dans sa gare, les trains ne passent presque plus. Peut-être un jour seront-ils tout à fait supprimés. Il faut dire qu’il y a peu de voyageurs. Peut-être parce que ceux qui s’essaient à prendre un billet se cassent souvent le nez : TER retardé ou annulé, correspondance ratée… qui est la poule, qui est l’œuf ?

Chaque année, on compte les nouvelles vitrines vides, les commerçants qui ont déclaré forfait, les artisans ayant pris leur retraite ou jeté l’éponge. Un grand panneau rouge « À vendre », « À louer » ou « À céder » barre la porte en travers, comme les scellés de la scène du crime, et l’on aperçoit par la vitre sale les reliques de feu la dernière activité : des rayonnages, un escabeau, un poster publicitaire.

Parfois, dans une sorte de thanatopraxie urbaine, de grandes photographies riantes – des paysans à béret y moissonnent gaiement sous le ciel bleu, des villageoises en tenue traditionnelle dansent la bourrée avec entrain – sont placardées sur les vitres. On ne sait si ces fresques panoramiques rendent les rues plus dynamiques ou pathétiques. Cet été, il n’y a même pas eu les traditionnelles fêtes votives, foires et festivités du 15 août pour réveiller la région.

Peut-on accuser le maire ? Même pas. Nouvellement élu, il déploie des trésors de séduction – embellissement du marché hebdomadaire, stationnement gratuit – pour ramener dans le cœur de la ville les consommateurs qu’une zone commerciale en périphérie, avec son cortège d’enseignes banales et de ronds-points hideux, a contribué à chasser. Las, le Covid-19 a eu raison de sa volonté. C’est qu’il ne suffit pas d’attirer les clients, il faut aussi convaincre les boutiques de les accueillir. Dans les bourgs ruraux, il en va parfois du Covid-19 comme, jadis, de la bête du Gévaudan : on est d’autant plus angoissé qu’on ne l’a pas vu de près et que l’on en entend colporter – par le journal de 20 heures – d’effrayantes descriptions qui suscitent le fantasme. Car l’uniformité n’a pas seulement frappé les commerces, autrefois pittoresques et propres à chaque région, mais aussi la façon de raisonner, qui a cessé d’être originale et qui, elle aussi, semble être sortie d’une usine mondialisée de prêt-à-penser. Le bon sens paysan a déserté les campagnes quand la télé est entrée dans les foyers, disait mon grand-père. Et jamais celle-ci n’a été autant regardée que durant l’oisiveté forcée de ces derniers mois. Tant pis si ici, la densité de population moyenne dans la rue s’apparente à celle des grandes métropoles en période de confinement, rendant le risque de voir l’épidémie flamber plus que très minime.

Les quelques vacanciers présents sont rarement là par hasard. Il faut avoir des attaches pour connaître le lieu. La Parisienne que je suis devenue se sent un devoir, l’été, de retour dans son terroir familial, de consommer local pour soutenir les commerces. Toutes les deuxièmes quinzaines d’août, j’y fais mes courses de rentrée scolaire, jugeant que les commerçants d’Île-de-France n’ont pas besoin de moi pour vivre. Ceux du Rouergue non plus, apparemment, c’est ce qu’ils viennent de me faire comprendre.

L’un de mes fils passant en 6e, j’ai décidé, comme à ses aînés, de lui offrir un sac de collégien flambant neuf pour remplacer son cartable d’écolier. C’est un peu un rite initiatique. C’est toujours la même besace, celle que l’on voit sur le dos de tous les gamins, seule la couleur change. Choisie par l’enfant. Avec l’approbation de la fratrie qui l’accompagne invariablement en procession.

Nous poussons la porte du maroquinier sous les arcades.

Les enfants entrent gaiement les premiers sans se méfier. La femme au comptoir, derrière son rempart de Plexiglas™ dans lequel a été découpé une sorte de souricière, l’espace pour glisser le terminal de la carte bleue – dûment désinfecté -, fusille du regard et de la voix les plus jeunes : « Vous devez mettre un masque. » Mais ils ont moins de 11 ans, ce n’est pas obligatoire, essayé-je d’objecter poliment. Nous autres, adultes, en sommes bien sûr docilement équipés. Les adolescents aussi. La commerçante irascible ignore l’objection. « Vous ne devez pas être plus de deux », aboie-t-elle, encore, du fond de sa grande boutique vide, totalement vide, désespérément vide. Mais puisque nous sommes du même foyer ! Rien n’y fait. Le père, les frères et sœurs doivent sortir. Ce qui nous est autorisé dans un restaurant, un supermarché, un musée nous est interdit ici. Qu’il n’y ait aucun autre client n’y change rien. Chacun s’est bricolé ses règles sanitaires sans queue ni tête à l’aune de ce qu’il a cru entendre ou comprendre dans les médias. Et les assène avec le dogmatisme implacable d’un professeur Salomon doté de l’accent occitan et qui vendrait des sacs.

L’enfant, seul, les larmes aux yeux, fait en une demi-seconde son choix. Dans la rue, derrière la vitre, le reste de la famille lui signifie gentiment par un pouce levé ce qu’il pense de la couleur. Mais le rite de passage, le petit plaisir qui fait digérer l’inquiétude de la rentrée est gâché, bâclé. La vendeuse nous tend notre paquet à bout de bras. On ne sait jamais, n’est-ce pas. Elle ne se pince pas le nez, ce ne serait pas hygiéniquement correct de tripoter cet organe, mais l’idée y est. Le petit frère encore en primaire, qui a tout suivi en silence, sur le trottoir, met sa main dans la mienne et chuchote : « Quand ce sera mon tour, on ira l’acheter à Paris. » J’acquiesce de la tête. La ne meurt pas, elle se suicide.

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