«Le couple franco-allemand n’existe plus: le refus de Merkel de soutenir la Grèce et la France face à Erdogan le prouve», par Jean-Loup Bonnamy.
Emmanuel Macron et Angela Merkel à Bruxelles, le 20 juillet 2020. JOHN THYS/AFP
Source : https://www.lefigaro.fr/vox/
Erdogan multiplie les provocations en Méditerranée orientale or Merkel... renvoie dos à dos la Grèce et la France d’un côté et la Turquie de l’autre! L’Allemagne ne se détermine qu’en fonction de ses intérêts nationaux, argumente Jean-Loup Bonnamy, agrégé de philosophie et spécialiste de philosophie politique.
«Grand mamamouchi»: c’est la dignité turque imaginaire que se voit conférer Monsieur Jourdain, le célèbre bourgeois gentilhomme de Molière. Cet honneur fictif permet de duper le vaniteux personnage, qui accepte alors de donner sa fille en mariage au soi-disant fils du Grand Turc (en réalité un jeune roturier français déguisé). Si la Turquie permet de former des mariages au théâtre, elle pourrait bientôt aussi causer des divorces en politique.
En effet, les tensions actuelles en Méditerranée orientale révèlent la crise profonde du couple franco-allemand. Ainsi, alors que Paris est en plein bras de fer avec le Président Erdogan, l’Allemagne a mis sur le même plan, d’une part, les Grecs - qui sont pourtant les agressés - et leurs alliés Français et, d’autre part, les Turcs, appelant toutes les parties à «éviter l’escalade».
Si nous avions réellement une relation privilégiée avec l’Allemagne, alors la chancelière Merkel aurait dû nous apporter son plein soutien contre l’agressivité et l’expansionnisme islamiste de la Turquie. Or, contrairement à ce que croient les élites françaises, il n’y a plus de relation privilégiée entre Paris et Berlin. Déjà en 1963, de Gaulle avait été déçu par l’attitude allemande lorsqu’il comprit que la RFA ferait toujours passer son engagement au sein de l’OTAN avant l’alliance française.
La réunification a aggravé les choses en faisant basculer le centre de gravité de l’Allemagne vers l’est. Bonn, l’ancienne capitale de la RFA, n’était qu’à 250km de Strasbourg. Aujourd’hui Berlin est à 600km de Strasbourg, mais à seulement quelques dizaines de kilomètres de la frontière polonaise. Ce nouveau centre de gravité a éloigné l’Allemagne de la France mais a lui a permis de se constituer un «hinterland» en Europe centrale, où elle a délocalisé une partie de sa production, y faisant fabriquer à bas prix les composants qu’elle utilise pour son industrie. Cela lui permet aussi d’organiser un puissant dumping social dans le secteur agricole grâce à la venue massive de travailleurs détachés issus d’Europe de l’Est, ce qui met en difficulté les agriculteurs français.
Depuis quinze ans, l’Allemagne mène une politique strictement égoïste. Elle a saboté l’Union pour la Méditerranée. Elle a empêché le rapprochement, souhaité par les Français, entre EADS et l’industrie de défense britannique. En 2011, elle a renoncé au nucléaire sans consulter ses partenaires européens. Peu importe que cela fasse bondir ses émissions de CO2 ou gêne les entreprises françaises. En 2013, Berlin n’a apporté qu’un soutien dérisoire à notre opération au Mali, opération qui a pourtant renforcé la sécurité européenne en empêchant la constitution d’un micro-État terroriste et permis la reprise des investissements allemands au Mali. En 2015, l’Allemagne a accueilli unilatéralement un million de migrants.
Surtout, elle profite de l’euro qui nous interdit de dévaluer et de faire baisser notre coût du travail. L’excédent commercial allemand est le plus élevé du monde (entre 7 et 9 % de son PIB chaque année), ce que même la Commission européenne a jugé excessif et déstabilisateur. Cet excédent gigantesque a pour contrepartie les déficits commerciaux des autres pays européens. À lui seul, le déficit avec l’Allemagne représente chaque année environ un tiers du déficit commercial français total.
Pour maintenir cet excédent, l’Allemagne se distingue par son opposition forcenée à tout protectionnisme européen. Un exemple est révélateur: les panneaux solaires chinois fabriqués bénéficient d’une politique de dumping de l’État chinois, des subventions publiques massives permettant aux entreprises chinoises de vendre à perte et ainsi d’asphyxier la concurrence européenne. Une PME allemande, Solar World, avait porté plainte devant la Commission européenne. Une fois n’est pas coutume, la Commission a reconnu que les règles de la concurrence n’étaient pas respectées et a mis en place de barrières protectionnistes. Par peur de voir ses propres exportations frappées de mesures de rétorsion par la Chine, l’Allemagne a fait pression et a finalement obtenu la suppression de cette protection anti-dumping, et ce contre l’intérêt de tous les autres Européens et même des entreprises photovoltaïques allemandes.
Dans l’équipe européenne, l’Allemagne est à la fois le capitaine et un joueur qui aime bien marquer contre son camp lorsque c’est son propre intérêt. C’est ce qu’elle fait en ménageant Erdogan. Mais elle ne semble pas voir qu’en agissant ainsi, elle compromet la sécurité de toute l’Europe. Le Président turc n’est en rien l’équivalent musulman des démocrates-chrétiens allemands ou italiens. En Syrie, il a soutenu, financé et armé les djihadistes, djihadistes qu’il envoie aujourd’hui en Libye. Dans tous les pays européens, il appuie le communautarisme: en octobre 2015, il avait tenu un meeting à Strasbourg devant 12.000 membres de la communauté turque ; il y avait invité les Turcs vivant en Europe à ne pas s’intégrer à la culture et aux valeurs de l’Occident. Dans la salle, hommes et femmes étaient séparés. Aujourd’hui, en refaisant de la basilique Sainte-Sophie une mosquée, il joue clairement la rhétorique du choc des civilisations: l’imam guidant la prière d’inauguration avait une épée la main.
Erdogan s’est lancé dans une politique néo-ottomane à la fois islamiste, nationaliste et impérialiste où les succès de prestige sont censés compenser la dégradation de la situation économique turque (les entreprises sont lourdement endettées et le pouvoir d’achat de la population a fortement baissé depuis 2012). Pour mener à bien son projet, il exploite à fond les faiblesses occidentales: peur face au chantage migratoire, lâche abandon des kurdes… Nous n’avons pas encore compris que le Président turc ne respectait que la force. Vladimir Poutine, lui, dans sa relation complexe avec la Turquie, l’a parfaitement saisi.
L’Union européenne doit donc prendre des mesures fortes contre la Turquie: soutien total à la Grèce (ce qui devrait aller de soi puisque la Grèce est membre de l’UE), appui à la présence française en Méditerranée orientale, retrait du PKK de la liste des organisations terroristes, sanctions économiques afin de faire plonger la livre turque (qui est déjà en grave difficulté) comme le firent les États-Unis pour obtenir, avec succès, la libération du pasteur Brunson…
Si l’Allemagne s’oppose à de telles mesures, la France devra en tirer toutes les conséquences et acter la mort du couple franco-allemand.
Ancien élève de l’École normale supérieure, Jean-Loup Bonnamy est agrégé de philosophie et spécialiste de philosophie politique.