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Perpétuer la France, par Natacha Polony.

Source : https://www.marianne.net/

"La « crise morale » que traverse la France - selon les termes mêmes du président de la République - vient sans doute du fait que ce modèle du capitalisme consumériste est en contradiction radicale avec tout ce qui a constitué la civilisation française", explique Natacha Polony dans son édito de la semaine.

Comment raconter cet étrange été 2020 ? Les historiens qui se pencheront sur nous liront sans doute la presse. Ils y trouveront la mort d'un gendarme, père de trois enfants, fauché par un chauffard récidiviste, et les commentaires des politiques, ministre de l'Intérieur en tête, disant leur « émotion » devant ce drame. Pas leur dégoût, pas leur révolte, mais leur « émotion ». Le mot préféré des présentateurs de télévision.

Les historiens découvriront la hauteur de nos idéaux. Après une « rave party » dans les Cévennes, sur une zone naturelle protégée, organisée en violation des mesures de lutte contre le coronavirus, le journal Libération titre sur ces jeunes gens qui proclament « faire passer la fête avant [leur] vie ». On a les prises de risque qu'on peut.

Inquiétude, colère et envie de vivre

Les historiens auront donc un portrait de cette France hésitant entre l'inquiétude, la colère et l'irrépressible envie de vivre. Ils auront des chiffres, des statistiques, mais auront-ils bien en tête ce qu'ils signifient ? Des dizaines de commerces, de restaurants fermés. Des villages morts et des pans entiers de territoire désertés. Les foules entassées sur les bords de mer et dans les galeries commerçantes de la grande distribution. Les queues devant les McDonald's et autres Burger King…

Comprendront-ils le paradoxe de ce pays magnifique, dont chaque parcelle est un résumé de mille ans d'histoire en même temps qu'un condensé de géographie, de ce pays dont tant d'habitants veulent perpétuer la façon très particulière d'être au monde, l'art de conjuguer le plaisir et la beauté, une très haute idée de la liberté de chacun et de l'égalité de tous au sein d'un peuple souverain, de ce pays qui pourtant se cherche et ne semble plus savoir comment maîtriser son destin ?

La facilité serait d'en accuser des politiques souvent incultes, parfois grotesques dans l'étalage de leurs ambitions. Quoi de plus ringard qu'un jeune ministre aux dents longues, copiant jusqu'aux mimiques d'un ancien président quand il visite, devant les caméras, les commissariats et les quartiers sensibles ? Quoi de plus consternant qu'un président de la République offrant un portefeuille à cet homme-là par pur calcul politique ? Mais ce qui abîme le pays dépasse largement sa classe politique.

Certains diagnostiqueront les effets de trente ans de soumission des élites à une idéologie néolibérale faite de dérégulation, de dévotion à la haute finance, de règne du court terme et du profit facile. D'autres y verront les conséquences d'une destruction méticuleuse et systématique de toute forme de transmission, notamment au sein de l'école républicaine, dont le but était autrefois d'offrir à chacun, à travers l'exercice de sa raison et l'apprentissage de la logique, la maîtrise de soi, les capacités de réflexion et l'ouverture d'esprit qui caractérisent un homme libre. Sans doute, pour comprendre ce qui nous arrive, faut-il se rappeler l'analyse du philosophe Cornelius Castoriadis, selon laquelle toute société crée un type humain qui la résume, qui constitue un modèle pour tous. Une société religieuse fera des hommes les enfants de la création divine, une monarchie les fera sujets du roi, une société totalitaire les dessinera en bâtisseurs d'un monde nouveau.

Pulsions infantiles

La IIIe République avait érigé en modèles des incarnations de ses valeurs, l'instituteur vouant sa vie à la transmission du savoir, le juge intègre, l'ouvrier ou le paysan pétris de conscience professionnelle et œuvrant pour la collectivité. Quel type humain produit notre société contemporaine ? Le capitalisme consumériste, lui, a besoin, pour fonctionner, de libérer les pulsions infantiles des individus. Il doit être pur consommateur, capable de se battre pour un pot de Nutella ou de faire la queue devant un McDonald's pour se soulager des affres du confinement. Et comme l'anticipait Castoriadis, cet individu mû par ses pulsions, non pas autonome mais narcissique, supporte mal toute forme de frustration et porte donc en lui une violence dangereuse.

La « crise morale » que traverse la France - selon les termes mêmes du président de la République - vient sans doute du fait que ce modèle du capitalisme consumériste est en contradiction radicale avec tout ce qui a constitué la civilisation française. Il ne s'agit plus pour chacun, dans son domaine, de perpétuer un savoir-faire, et pour celui qui sait de transmettre à celui qui ne sait pas. Dans ce monde-là, un commercial vient expliquer à celui qui sait qu'il doit adapter son produit ou son œuvre aux attentes de celui qui ne sait pas pour vendre davantage. Aucun idéal de liberté ne peut résister à ce rouleau compresseur. Et le pays qui, plus que tout autre, a voulu faire des hommes des citoyens, c'est-à-dire des souverains, ne peut qu'être rongé de l'intérieur, malgré la formidable résistance de tous ceux qui croient encore en lui.

Ce qu'espèrent nombre de Français, sans forcément le formuler, ce sont des élites capables de défendre un modèle de civilisation qui ne transforme pas les hommes en esclaves de la machine économique mais les élève par la raison, le savoir, le plaisir et la beauté. Des élites capables de perpétuer la France.

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