Dijon : entre les communautés tchétchène et maghrébine, armistice surréaliste à la mosquée, par Thomas Rabino.
La mosquée de la Fraternité, où a eu lieu la rencontre entre les communautés tchétchène et maghrébine. - © Capture d'écran Google Maps.
Source : https://www.marianne.net/
Dans la soirée du 16 juin, une quinzaine de représentants des communautés tchétchène et maghrébine de Dijon étaient réunis dans la banlieue de la capitale bourguignonne. Leur objectif : convenir d’un arrêt des affrontements, en présence du père de I., 19 ans, dont l’agression a mis le feu aux poudres.
C’est dans le jardin de la Mosquée de la Fraternité, à Quétigny, près de Dijon, que tous avaient convenu de se réunir sur les coups de 22 h 30, ce mardi 16 juin. À n’en pas douter, le nom avait valeur de symbole : l’Islam sunnite, dénominateur commun des communautés venues à s’opposer de façon spectaculaire ces derniers jours, devait servir de point de départ aux pourparlers dont Marianne a eu vent, et auxquels nous avons assisté, quelques heures après la venue à Dijon du secrétaire d’État à auprès du ministre de l’Intérieur, Laurent Nuñez. Si de précédentes tentatives de dialogues avaient déjà eu lieu depuis samedi, toutes avaient avorté, jusqu’au lundi 15 juin : selon une source tchétchène, des représentants de la communauté maghrébine du quartier des Grésilles, épicentre du rapport de force, auraient reconnu les torts des agresseurs de I. et auraient présenté des excuses, acceptées par leurs homologues. De fait, la réunion de ce soir devait sceller l’arrêt des violences. Une sorte d’armistice, placé sous le sceau du religieux, face à un État longtemps impuissant à rétablir l’ordre.
L’hôte des lieux, l’imam Mohammed Ateb, Tunisien et professeur de mathématiques, représentant régional de Musulmans de France (ex UOIF) et proche des Frères musulmans, ne se départit pas d’un sourire bonhomme, proposant thé et gâteaux de l’Aïd à ses invités. Passée une prière inaugurale, il précise, au centre de tables positionnées en U, sous une vaste tente, éclairée par un puissant spot qui illumine l’entrée du bâtiment tout proche : "Nous sommes ici pour une explication, dans une démarche de conciliation, pour faciliter les choses. Nous formons une seule communauté, nous sommes tous frères."
Un autre imam, tchétchène celui-là, venu de Dole, dans le Jura, se présente comme un pacificateur, œuvrant sans relâche pour un retour au calme. En complément, il assure que le différend à l’origine de la flambée de violence des derniers jours n’a "rien à voir avec une affaire de drogue ou de contrôle de territoire." Selon lui, les Tchétchènes d’ici, c’est-à-dire 20 à 30 familles, "gagnent leur vie honnêtement. Ils sont venus pour exprimer leur soutien et afficher leur cohésion." Pour couper court, Mohammed Ateb tient à rappeler que "tout ce qui concerne la drogue et les trafics est du ressort de l’État et de la justice." Une note confidentielle de la Direction centrale de la police judiciaire datée de ce mardi 16 juin évoque justement la croissance des "affrontements entre les Tchétchènes et les autres communautés, principalement d’origine maghrébine", relevant "bien souvent du domaine de l’honneur ou résultent d’enjeux clandestins sur fond d'économie grise". En l’espèce, il s’agirait plutôt d’une question d’"honneur".
"Nous autres Tchétchènes, nous sommes solidaires"
Dans l’immédiat, les présents s’accordent sur la nécessité de reconnaître les responsabilités de chacun. Assis un peu à l’écart, le père de I., ce jeune homme de 19 ans violemment agressé jeudi dernier par une dizaine d’individus, écoute les échanges. Si les premières informations sur le point de départ des récentes scènes de guérilla urbaines faisaient état d’une victime originelle âgée de 15 ans, il semblerait que l’affaire soit tout autre : un adolescent albanais, pris à partie par une bande des Grésilles devant un bar à chicha, aurait appelé son frère à la rescousse, avant qu’I., également prévenu et habitant le quartier, n’arrive à son tour. Le jeune homme, de carrure athlétique, reçoit alors une avalanche de coups. "Ses agresseurs ont introduit le canon d’une arme à feu dans sa bouche et proféré des menaces contre lui et tous les Tchétchènes", raconte en aparté son père, dont le calme masque à peine la douleur. "J’ai vécu la guerre. Je suis venu en France pour avoir une vie meilleure et sûre, pas pour que mes enfants subissent ce genre de choses", confie-t-il à Marianne.
Dès lors, tout s’enchaîne : l’affaire circule à vitesse grand V sur les groupes WhatsApp qui rassemblent des centaines de membres de la communauté tchétchène, qui convergent comme un seul homme depuis les régions environnantes, mais aussi depuis l’Allemagne et la Belgique. "Nous autres Tchétchènes, nous sommes solidaires", explique notre interlocuteur. "Quand l’un de nous est menacé et victime d’une injustice, tout le monde se mobilise." On connaît la suite : expédition punitive au Black Pearl, où des personnes étrangères à l’affaire sont également molestées, à laquelle succèdent des défilés de voitures conduites par des Tchétchènes prompts à montrer leurs muscles.
"Une violence apporte d’autres violences"
"Cette façon de faire est caractéristique de la tradition tchétchène", nous glisse un participant à la réunion. "On préfère régler ça entre nous plutôt que de faire appel à la justice". Il y a aussi la crainte, chez certains, de voir un permis de séjour annulé ou un statut de réfugié retiré, préalable à l’expulsion du territoire. Le père d'I. confirme. Néanmoins, son fils a fini par porter plainte dans la matinée du 16 juin, après que des policiers se sont déplacés à son domicile.
Titulaire d’un baccalauréat en mécanique, il se remet de ses blessures, profondes : un nez cassé qui nécessitera une prochaine opération, et des points de suture sur l’arrière du crâne, doublés de terribles maux de tête. Selon son père, il n’a qu’un souhait : en finir avec cette histoire et l’emballement qui a suivi, dont I. se sent responsable. "C’est pourtant une victime !", répète son père, rappelant au passage que sa famille et ses quatre enfants ont reçu des menaces.
"Une violence apporte d’autres violences", répète, fataliste, cet homme qui jure ne pas cautionner ce cercle vicieux. Dans l’assemblée, chacun opine du chef, même s’il s’en faut de peu pour qu’un débat tendu sur les torts des uns et des autres ne reprenne. Avant que la tension retombe et que les hommes ne reprennent des échanges posés conclus par une dernière prière. "Au final, c’est la paix qui importe", lâche Mohammed Ateb, qui prend cependant la peine de nuancer : "Ici, ce soir, on ne représente pas les jeunes." Comme pour s’exonérer d’un nouveau départ de feu ?