Dexia ou la faillite d’un système, par François Reloujac
(Voici l'analyse économique de François Reloujac, parue dans le n° 101 de Politique magazine, de novembre 2011)
Depuis que les lois Defferre ont promu une apparente décentralisation, en fait anarchique et complexe, l’État s’est désengagé de certaines de ses prérogatives et en a transféré la charge financière sur les collectivités locales. Il n’a pas pour autant organisé sérieusement l’articulation des compétences et des responsabilités entre toutes les entités qui s’entremêlent désormais.
10 octobre 2011 : Pierre Mariani (à gauche), président du Comité de direction de Dexia SA et Jean-Luc Dehaene, président du conseil d'administration
Depuis cette première réforme, les élus des collectivités locales ont aussi été gagnés par l’idéologie de la concurrence qui les a conduits à dépenser sans compter. Cela a été d’autant plus facilité que la distribution des crédits a été « libérée ». Au cours des dix dernières années, les dépenses des collectivités locales ont ainsi pu augmenter de plus de 60 % alors que les impôts locaux n’ont augmenté que de 45 %.
Jusqu’à la réforme Defferre, seules des institutions désignées par l’Etat pouvaient accorder des crédits aux collectivités locales, à des taux eux-mêmes fixés par l’Etat. Avec ces lois de décentralisation, les collectivités locales ont désormais pu emprunter sans difficulté auprès de n’importe quel établissement de crédit, là aussi, concurrence oblige. Et les taux ont augmenté.
L’établissement semi-public qui était alors le principal soutien des collectivités locales s’appelait tout naturellement la Caisse d’aide à l’équipement des collectivités locales, la CAECL. En 1987, cette CAECL fut « privatisée » et devint le Crédit Local de France ; en 1991, le capital de la nouvelle banque fut introduit en Bourse. Quand on parle de privatisation et même d’introduction en Bourse, il ne faut pas se laisser complètement abuser : cela signifie que l’entreprise concernée est désormais soumise au droit privé – et non plus au droit public – et que son capital peut être librement négocié et même être le support d’un jeu spéculatif.
Mais les administrateurs comme les principaux dirigeants de l’entreprise demeurent pratiquement tous des hauts fonctionnaires, dont on sait que depuis plusieurs décennies ils se mêlent de plus en plus du jeu politique. Quand il fut premier ministre, Edouard Balladur a verrouillé ce système avec ce qu’il a appelé le « noyau dur ». Ce mécanisme fut présenté comme devant protéger les fleurons de l’industrie française contre les appétits financiers étrangers. En fait, il a surtout permis de réserver les postes d’administrateurs à un petit cercle très restreint où les énarques se taillent la part du lion.
Les mathématiques, unique critère de jugement
En ce qui concerne le Crédit Local de France, rebaptisé Dexia au moment de la fusion de cet établissement français avec son homologue belge, les administrateurs ont pour l’essentiel été choisis parmi des élus locaux. Quoique officiellement privée, Dexia était donc une banque dirigée par des élus et des hauts fonctionnaires ; elle était principalement au service des collectivités locales. La Caisse des Dépôts et Consignations y avait toujours conservé un rôle important. Mais elle était aussi en concurrence sur ce marché des collectivités locales, notamment avec le Crédit Agricole et les Caisses d’épargne. Pour gagner des parts de marché, Dexia, tout comme Natixis, fit appel aux « arrangeurs » financiers qui conseillent aussi les ministères. Elle acquit ensuite une société américaine spécialisée dans le « rehaussement » de crédit pour les émetteurs d’obligations municipales d’outre-Atlantique, la FSA.
A ses débuts, Dexia avait accordé à peu près normalement des crédits aux collectivités locales ; à des taux fixes, sans surprise. Mais les besoins des collectivités, tels que perçus par les candidats aux élections locales, ont continué à augmenter de façon considérable au rythme des promesses électorales alors que ces mêmes promesses ne permettaient pas d’augmenter les impôts locaux. Il a fallu chercher tous les moyens de faire baisser la charge des intérêts des prêts ainsi contractés. C’était l’intérêt premier des élus locaux. Dans un monde où les mathématiques sont devenues l’unique critère de jugement, où les statistiques tiennent lieu de lois prédictives et où l’économie politique a laissé la place à l’économétrie, on a imaginé des crédits à taux variable. Pour que ces taux soient les plus faibles possible, on a imaginé des montages sophistiqués qui ne pouvaient répondre aux attentes que dans la mesure où les paris faits sur l’évolution future seraient vérifiés par la suite. Parmi ces paris, il y avait celui d’une croissance économique soutenue risquant d’entraîner rapidement les taux à la hausse. De même, la politique suivie par Jean-Claude Trichet à la tête de la Banque centrale européenne devait conduire à un euro fort. On indexa donc les crédits contractés par les entreprises sur le franc suisse puisque celui-ci ne pouvait que baisser et l’on organisa des formules de calcul qui permettaient de gagner en cas de hausse des taux ! Hélas, la crise grecque est passée par là, révélant à quel point les dettes publiques étaient devenues insupportables ; les taux ont continué à baisser tandis que le Franc suisse a vu sa valeur en euros s’envoler. La catastrophe fut d’autant plus grande qu’à l’instar des fameux prêts « subprimes » dont on a tant parlé, certains crédits bénéficiaient de taux ou d’amortissements réduits les premières années (environ 1,5 % pendant 3 à 5 ans, alors que sur le marché les taux normaux correspondants tournaient autour de 5 %).
Dexia n’est plus
Au moment de leur souscription aucun élu en place ne pensait qu’un retournement aussi brutal de conjoncture se produirait pendant leur mandat. Le risque existait bien mais les hauts fonctionnaires, surtout ceux qui ont pris l’habitude de commencer leur carrière à Bercy avant de la poursuivre dans des « banques privées » puis de revenir – fortune faite – dans un quelconque prestigieux corps d’État afin d’y bénéficier d’une retraite plus avantageuse, avaient garanti que les « modèles » informatiques qui servaient de support aux formules élaborés pour ces crédits ne présentaient aucun risque… Si un problème devait survenir cela ne pourrait se produire que du temps de leur successeur (leur adversaire politique ?).
Hélas, ces hauts fonctionnaires ne maitrisaient pas plus les modèles mathématiques utilisés que les élus locaux ; plus grave, il ne maîtrisait pas non plus la conjoncture économique. Dès que celle-ci s’est retournée, ils se sont tous retrouvés incapables de réagir.
Dexia n’est plus. Sa branche belge a été nationalisée, sa branche luxembourgeoise est passée sous le contrôle d’un fonds qatari et sa branche française n’a été sauvée que par la garantie de l’État (du contribuable). Pour achever de liquider cette situation, ne reste plus qu’à laisser certaines collectivités locales faire faillite. Il faut bien que la France conserve son « triple A », sinon la charge des intérêts sur les emprunts d’État en cours va encore s’envoler et le contribuable sera à nouveau sollicité.
Gageons que cela sera après les élections. ■