À écouter les informations des médias grand public, nous pourrions croire que la France se limite à sa partie européenne. Il est vrai que, depuis des décennies, nos gouvernants vivent sous l’influence d’un eurocentrisme exclusif les amenant à ne connaître que les voisins immédiats de la masse territoriale française la plus importante. Nombreux parmi ces politiques qui nous gouvernent ignorent que notre principal voisin est le Brésil avec lequel nous partageons une frontière de 730 kilomètres. Ils ignorent également que la France est un des tout premiers producteurs de nickel au monde et que sa superficie n’est pas de 550 000 km2 comme nous pouvons le lire dans quelques documents aussi incertains que catégoriques, mais de 679 796 km2, pour les seules terres émergées, si nous ne prenons pas en compte la Terre Adélie, et 1 111 196 si nous l’incluons. Leur indifférence, leur myopie ou leur ignorance les poussent à ne s’intéresser qu’à un futur économique restreint par une vision géographique aussi étroite que fausse. Ils demeurent aveugles à l’énorme potentiel de développement des près de 12 millions de kilomètres carrés de domaine maritime appartenant exclusivement à notre pays. À cet espace pourraient encore s’ajouter 1 million de kilomètres carrés. Nous sommes ainsi le second empire maritime au monde derrière les États-Unis. Qui le sait ? Ou qui souhaite le clamer ? À ce titre, la France appartient davantage au Pacifique qu’à l’Europe. À l’heure où le centre de gravité de la planète bascule vers l’Asie, il me semble bon de le dire !
En fait, nous possédons tous les droits souverains sur ces espaces maritimes qui nous ont été accordés par la convention de Montego Bay signée le 10 décembre 1982, et entrée en vigueur le 16 novembre 1994, après sa ratification. La France est chez elle dans sa Zone économique exclusive (ZEE). Elle peut donc explorer, développer, exploiter les ressources biologiques et non biologiques des fonds marins et de leur sous-sol. Elle peut y exercer des activités économiques, y produire de l’énergie, y construire des îles artificielles… En bref, elle peut y mener, abstraction faite de la contrainte du milieu, les mêmes activités que sur sa partie émergée. Inévitablement de petits esprits poseront la question suivante : mais à quoi servent ces immensités aquatiques ? La réponse est pourtant évidente. L’avenir du monde, et donc de la France, se trouve à la fois dans l’espace et dans la mer.
Nous savons qu’au-delà de la richesse halieutique, il existe la possibilité d’exploiter les fonds marins recouverts en grande partie de nodules polymétalliques. Il s’agit de petites boules brunâtres de 5 à 10 centimètres de diamètre. Ces concrétions se retrouvent dans les fonds marins entre 4 000 et 6 000 mètres de profondeur. Leur composition comprend des métaux de base comme le fer, le manganèse, le cuivre, le nickel, et le cobalt. Les teneurs sont comparables à celles des ressources terrestres. Les nodules recèlent également des éléments rares comme zirconium, vanadium, germanium, indium, tellure, molybdène et thallium. Argent, fer, silicium, titane, baryum sont aussi présents. Or il est manifeste que les industries nouvelles se révèlent grandes consommatrices de ces métaux. Ces terres et ces métaux rares s’avèrent indispensables à la fabrication de matériels comme les ordinateurs, les robots, les structures d’avions et les modules spatiaux. Ils sont notamment très présents dans les composants informatiques, dans l’électronique, l’environnement nucléaire, le spatial ou encore l’éolien. On sait, l’intérêt que représente le cuivre, qui fait l’objet de vols et de trafics, et son coût. Aujourd’hui, devant les envolées des prix des minerais, leur exploitation est devenue un enjeu stratégique. Ils sont un des éléments constitutifs de la souveraineté et de la puissance.
Le développement de la Chine dans les domaines de pointe n’est pas étranger à cette situation nouvelle. On en prédit une pénurie mondiale alors que la République populaire de Chine possède 40 % des réserves connues. La détention de cette richesse, dans de telles proportions, peut lui conférer une dangereuse position dominante, une véritable hégémonie. Elle sert, naturellement, en priorité son industrie. Aussi cette ressource pourrait devenir un atout considérable pour la France à la condition que les décideurs veuillent bien accepter d’y prêter un regard attentif. Notre pays a ainsi tout intérêt à préserver ses possessions outre-mer pour valoriser ce potentiel minier. L’actuelle menace pesant sur la Nouvelle-Calédonie ne devrait pas être prise avec autant d’indifférence par nos gouvernants. Derrière le mouvement indépendantiste s’agite la Chine qui pourrait succéder à la France sur l’archipel et imposer sa loi prédatrice et renforcer considérablement sa puissance. C’est une évidence, nos DROM-COM, ne reçoivent pas toute l’attention qu’ils méritent. Leur présence dans l’ensemble national pourrait, pourtant, se montrer déterminante à court terme. Près de 3 millions de personnes y habitent. Ce sont des terres, souvent loin de la métropole, qui peuvent porter, au-delà de l’exploitation de la ZEE, une bonne part de l’avenir et de la grandeur de la France.
Dans un passé récent, jusqu’en 1995, des atolls de Polynésie ont ainsi permis de développer notre arsenal nucléaire en accueillant le Centre d’essais atomiques. La Guyane, dont la superficie correspond, à quelques kilomètres carrés près, à celle de l’Autriche, grâce à sa position géographique équatoriale, apparaît de plus en plus comme un centre majeur de lancement d’engins spatiaux. De son sol décolle, en particulier, le lanceur franco-européen Ariane. La Nouvelle-Calédonie, malgré son étrange statut, fait de la France le deuxième producteur au monde de nickel. Les Antilles et la Réunion sont des producteurs de canne à sucre avec tous ses dérivés, de fleurs et de fruits tropicaux. Nouvelle-Calédonie, Martinique, Guadeloupe, Réunion et Polynésie disposent d’un considérable potentiel touristique, à peine ouvert. La Guyane possède une forêt peu exploitée comprenant des essences rares. Plus de 1200 espèces y ont été répertoriées. Elle recèle des ressources aurifères qui seraient les principales au monde. Les forces armées, Gendarmerie et Armée, sont contraintes pour défendre cette richesse, d’y mener de véritables opérations de guerre contre les orpailleurs clandestins, venus pour la plupart du Brésil voisin. La pêche à la crevette y est un complément économique. Du pétrole, en quantité importante, a été découvert, en 2011, au large du département.
À vrai dire la classe politique française ne s’intéresse que très peu à cet espace qui confère pourtant des avantages considérables à notre pays. Une telle attitude est difficilement compréhensible à l’heure où la France, malmenée par toutes sortes de dérives sociales, morales et politiques, est à la recherche d’un nouvel élan. Cette classe politique au pouvoir est incapable de s’échapper de cette structuration de l’esprit qui la soumet à des pensées européistes et atlantistes. Elle est sans doute aussi tributaire d’une sorte d’idée reçue et étriquée qui lui fait considérer l’outre-mer comme un héritage obligé de l’empire colonial ; une sorte de fardeau économique qu’il est difficile d’alléger. Elle se dédouane alors, vis-à-vis de Bruxelles, par la faiblesse des obligations dérogatoires qu’elle croit devoir quémander à l’UE pour ces régions pourtant pleinement françaises. Une fois encore, nous ne pouvons échapper au constat des causes. Outre la responsabilité de dirigeants politiques nationaux aux conceptions obsolètes, l’UE phagocyte notre pays. Elle lui ôte toute possibilité de déployer vers le vaste monde, et par le biais de ces territoires extérieurs au continent européen, mais pleinement français, une énergie renouvelée, son intelligence et ses capacités d’imagination. L’UE écrase tout ce qui pourrait manifester des velléités de dimensionnement autonome de la part des États. La France, une fois encore, paie les frais des abandons de souveraineté qu’elle a concédés au profit de cette organisation internationale qui dénomme ces terres peuplées de citoyens français, des régions « ultrapériphériques » ! Or elles représentent pour la France un formidable atout pour le retour à sa dimension légitime. Pourtant rien n’est fait, par l’État, pour protéger et développer ces parties du territoire national menacées par la dislocation des protections douanières dans le cadre d’un libéralisme débridé.
D’ailleurs, la libéralisation imposée des échanges a lourdement pesé sur leur fragile équilibre socio-économique. À titre d’exemple, les bananes des Antilles, réputées pour leur qualité, ont été pratiquement exclues du marché de l’UE, car concurrencées par les bananes produites à faible coût et de piètres valeurs, en Amérique latine, par les multinationales étatsuniennes. Dans la même trajectoire, l’UE ayant accepté de mettre un terme aux quotas sucriers a provoqué une crise majeure dans des départements où la canne à sucre est presque une monoculture. Alors que ces départements et territoires portent une partie de notre avenir, l’État français, soumis par la faiblesse morale et la carence de caractère de ses dirigeants aux injonctions de l’UE, n’ose prendre les mesures d’exception qui s’imposeraient outre-mer. Elles seraient, en réalité, une sorte d’investissement à moyen terme, dont le rapport pourrait s’avérer considérable. Des investissements de développement, dans le tourisme, l’industrie agroalimentaire, l’exploitation marine et sous-marine, résoudraient un chômage endémique, de l’ordre de 25 à 30 %, dans la plupart des départements et territoires. Le territoire néo-calédonien ayant, lui, un taux de chômage inférieur à celui de la métropole, probablement parce qu’il dispose d’un vaste espace encore à conquérir et un tempérament industrieux dans une partie de sa population. Il pourrait accueillir des citoyens venus d’autres régions de l’ensemble national, tout comme la Guyane pourrait également le faire. La création d’un organisme national dévolu à l’exploitation des océans, à l’instar de ce qu’a été le CEA pour le nucléaire, engerbant les entités existantes et disposant des moyens nécessaires, pourrait s’avérer un formidable stimulateur de développement. Ce n’est, malheureusement, qu’en modifiant fondamentalement son organisation administrative, l’expression de sa démocratie, et en retrouvant la vision de son rôle dans le monde, que la France pourra valoriser ses formidables atouts que lui offre son outre-mer. Il m’apparaît donc urgent que les responsables gouvernementaux réalisent l’impérative nécessité de se séparer de la structure européenne qui ne cesse de brider l’avenir de notre nation et qu’une nouvelle définition des échanges internationaux soit établie sur une base protectrice de nos intérêts. Il s’agirait, sans clore nos frontières, de valoriser et privilégier nos ressources, aussi bien, d’ailleurs, ultramarines que métropolitaines, en imposant, par exemple, à tout pays commerçant avec la France, d’appliquer les mêmes normes et les mêmes obligations sociales. Dans cette hypothèse il faudra revoir, aussi, l’administration de ces départements-régions et territoires, de telle manière qu’en conservant la spécificité de chacun, soit confirmé un lien solide avec la République. Il serait dommageable pour la France de perdre progressivement ces terres d’outre-mer. C’est bien grâce à elles que nous possédons cette immense ZEE qui recèle des richesses dont la planète va massivement avoir besoin.
Notons cependant que notre pays, après avoir mené une dangereuse politique de dégradation de son outil militaire, ne dispose plus d’une flotte suffisante pour assurer la protection de ces vastes étendues marines et sous-marines, pas plus qu’elle ne dispose des effectifs de l’armée de Terre, adaptés et spécialisés, pour assurer sa souveraineté sur ces terres qui lui valent cette richesse. Quant à l’aéronautique navale et à notre armée de l’Air et de l’Espace, elles ne comptent plus suffisamment d’appareils dédiés pour la surveillance de cette immense propriété nationale. Tout est lié ! Pourtant l’enjeu est majeur. Il est autant économique, alimentaire, énergétique que scientifique et géostratégique. La France, présente sur quatre continents — et également sur le continent antarctique grâce aux Terres australes et antarctiques françaises —, dispose de ressources énormes. Elle peut, si elle le veut, exploiter le potentiel énergétique des marées, le solaire, la biomasse marine, les ressources halieutiques, tout comme agricoles, mais aussi toutes les offres géologiques et minières recélées par les fonds marins, notamment au large de la Polynésie française et de la Nouvelle-Calédonie. L’ensemble de ces productions et matières premières, il s’agit d’un fait notable, stimulerait l’ensemble économique national et pourrait utilement générer un sursaut industriel. Ce potentiel permettrait de réaliser l’indépendance énergétique de nos départements et collectivités d’outre-mer, mais aussi donnerait à nos entreprises des atouts essentiels de compétitivité, ouvrirait de nouveaux marchés, vivifierait grandement l’efficacité industrielle de la France en la mettant en tête du progrès et des innovations structurelles de l’économie.
En effet, les océans qui couvrent 71 % de la superficie de la planète abritent la majorité de la vie sur Terre (50 à 80 % selon les estimations). Ils génèrent plus de 60 % des ensembles écosystémiques qui nous permettent de vivre, à commencer par la production de la majeure partie de l’oxygène que nous respirons. Il est certain que la mer et les fonds marins, statistiquement, représentent la plus grande part des ressources de la planète. Elle doit donc être exploitée avec soin en prenant garde à ne pas ajouter à la pollution actuelle, mais au contraire en cherchant à préserver ce capital où se jouera l’avenir de l’humanité. 28 % de la production de pétrole et 20 % de celle de gaz naturel proviennent déjà de la mer. Les fonds marins pourraient recéler 13 % des réserves de pétrole et 30 % des réserves de gaz naturel non découvertes. Les réserves minières pour quelques métaux, constituées par les nodules polymétalliques, sont estimées à des milliers de tonnes pour le manganèse, bien davantage pour le nickel, tout comme pour le cuivre, ce qui est considérable. La France est ainsi remarquablement placée, à la condition toutefois, que ses gouvernants cessent d’agir en technocrates, simples gestionnaires du quotidien, attentifs aux seules directives bruxelloises et portent, enfin, un regard géopolitique et national aux affaires du monde.
Pour le moment, nous sommes amenés à constater, une fois encore, que face à une analyse objective et en propre du développement, nos responsables, indépendamment de leurs orientations politiques, refusent de penser autrement que par le prisme de l’ultralibéralisme et de ses vecteurs que sont les États-Unis et l’Union européenne. La France est vraiment une grande puissance anesthésiée par l’impéritie et l’aveuglement de sa classe dirigeante. Elle dispose pourtant de tous les atouts de la puissance. Contrairement à l’idée propagée, héritée de la fin de la période coloniale, selon laquelle les départements et territoires d’outre-mer seraient « les danseuses de la République », c’est bien grâce à eux que la France détient un statut planétaire. La France n’est pas européenne, elle est de tous les continents. Il est temps qu’elle reprenne en main sa destinée et accepte pleinement les énormes ressources qui sont les siennes au-delà du territoire métropolitain. Elle doit à nouveau déployer sa vision hors de ces organisations internationales qui l’asservissent et l’empêchent d’exprimer l’universalité de ses talents. Dans la perspective de l’utilisation de cet atout maître, il lui faut, bien sûr, réformer sa structure administrative sur la totalité de son domaine afin de mieux marquer son autorité, investir dans les instruments de souveraineté, mais aussi permettre l’accession au pouvoir de citoyens instruits des affaires du monde.
Disposer d’un vaste territoire n’est pas le seul atout de la France, grande puissance. Armée solide, dissuasion nucléaire, second réseau diplomatique au monde, siège permanent au Conseil de sécurité, francophonie participent à sa puissance potentielle. Ces vecteurs nécessitent développement et mise en valeur. Bien sûr elle est aussi riche d’une économie prospère, mais un PIB n’a jamais été un facteur exclusif de dimension mondiale, contrairement à ce que d’aucuns voudraient nous faire croire. Nous sommes aveuglés par le système capitaliste ultralibéral imposé par les États-Unis classant les pays en fonction du montant, en dollars évidemment, de leur production. Si cette évaluation devait être déterminante, la Chine aurait été la première puissance mondiale dès le XIXe siècle et la Russie serait à un rang géopolitique inférieur à celui de l’Espagne ou de l’Italie. Quant à Israël, il ne ferait absolument pas le poids face à l’Arabie saoudite.
Une puissance est avant tout une ambition. Pour notre pays elle se trouve probablement dans le peuple, sous forme de braises rougeoya
ENTRETIEN. Pour Christophe Guilluy, inventeur du concept de « France périphérique », l’approche politique « par tribus » ne fonctionne plus.
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Géographe, souvent attaqué par le monde académique, Christophe Guilluy est aujourd’hui un « intellectuel désaffilié », qui refuse catégoriquement de se rattacher à une école de pensée. Là n’est pas le moindre de ses défauts. Cet observateur clinique des transformations du pays produit des travaux qui ont rencontré un certain écho depuis quelques années.
Il n’en fallait pas tant pour que le géographe – venu de la gauche – devienne celui qu’il fallait consensuellement détester dans sa famille politique d’origine, alors pourtant qu’il redonnait son lustre à des grilles de lecture on ne peut plus marxistes de nos sociétés… Christophe Guilluy décortique le malaise qui alimente les populismes. Interview.
Le Point : Vous écrivez que « pour la première fois depuis les années 1980, la classe dominante fait face à une véritable opposition. Les gens ordinaires sont sortis du ghetto culturel dans lequel ils étaient assignés, ils ont fait irruption au salon ». Pour vous, le réveil des classes populaires est un mouvement inéluctable ?
Christophe Guilluy : Pour comprendre les raisons d’un réveil des classes populaires, il faut remonter aux années 1980. Christopher Lasch, qui alertait sur la « sécession des élites », avait vu juste. Ce qu’il n’avait pas vu en revanche, c’est que ce phénomène s’étendrait au-delà des élites et toucherait l’ensemble des catégories supérieures. Elles aussi ont fait sécession. Ce n’est pas par stratégie ou volonté cynique, simplement, le modèle qui s’est imposé de fait ne permettait plus l’intégration économique du plus grand nombre. Ce modèle, c’est celui d’une mondialisation, synonyme à ses débuts d’une rationalité progressiste qui nous laissait croire, dans sa logique optimiste, que l’ouvrier d’ici allait être, pour son plus grand avantage, remplacé par l’ouvrier chinois.
Il y a toujours eu des voix discordantes, à droite comme à gauche, pour refuser ce modèle…
Oui, mais sans succès, car ceux qui doutaient étaient perçus comme des vieux ronchons, ce qui fut le cas de Jean-Pierre Chevènement par exemple. Pour le reste, le monde intellectuel, culturel, médiatique et les catégories supérieures allaient clairement dans le sens de ce qui semblait constituer à l’époque un progrès sympathique. Sauf que personne n’avait mesuré les effets sociaux qui allaient s’en suivre : la classe ouvrière s’est effondrée. Beaucoup pensaient à l’époque que ce phénomène se limiterait à la classe ouvrière et à la vieille industrie, au monde d’avant… Sauf que le phénomène a progressivement gagné le monde paysan, puis les petits employés d’une partie du secteur tertiaire, que l’on croyait pourtant préservé. C’est ce que j’ai appelé la désaffiliation économique des classes moyennes intégrées, qui hier étaient majoritaires. Ce modèle très inégalitaire a engendré une concentration des richesses et laissé de côté des pans entiers – finalement majoritaires – de la population occidentale. Cette réorganisation sociale s’est accompagnée d’une réorganisation géographique silencieuse très visible sur le territoire, avec l’hyper concentration des richesses dans les métropoles mondialisées.
Le PIB n’a jamais cessé de progresser en France depuis les années 1980…
C’est un modèle économique très pertinent, qui fonctionne tant que l’on garde les yeux rivés sur le PIB. Sur ces 40 dernières années, le PIB n’a cessé en moyenne d’augmenter. De manière globale, ce système fonctionne, mais n’intègre plus les classes populaires, ni économiquement ni culturellement. Nous sommes arrivés – et nous le constatons tous les jours – à un moment où les classes populaires ne se reconnaissent plus du tout dans la narration produite par la classe politique et la classe médiatique, nous sommes entrés dans l’ère de la défiance et d’autonomisation culturelle des catégories moyennes et populaires.
Dans leurs stratégies électorales, les partis ne s’adressent plus qu’aux catégories supérieures et aux retraités.
Comment expliquez-vous que les partis politiques ne soient plus capables de limiter cette défiance ?
Les partis de droite et de gauche traditionnels ont été conçus pour représenter une classe moyenne majoritaire et intégrée. Ils ne conçoivent pas que cette classe moyenne et populaire majoritaire se soit désintégrée et continuent à s’adresser à une classe moyenne majoritaire qui n’existe plus. Le monde d’en bas ne se reconnaît pas plus dans le monde politique qu’il ne s’intéresse au cinéma français subventionné… Dans leurs stratégies électorales, les partis ne s’adressent plus qu’aux catégories supérieures et aux retraités. Cela pose un vrai problème, car leurs représentations de la société n’ont pas changé, ce sont toujours celles des populations intégrées.
Donc d’après vous, c’est ce décalage brutal entre la réalité et les représentations qui fait naître la défiance ?
Cette autonomisation culturelle et économique des catégories populaires ne s’est pas faite en un jour, c’est un processus, imperceptible au début, qui s’étale sur une quarantaine d’années, mais qui finit par devenir massif. Le concept de « France périphérique » a posé problème au monde académique, car je l’ai énoncé comme étant un « phénomène majoritaire », qui allait bouleverser la société tout entière. À partir du moment où il existe un bloc majoritaire, mais non représenté, il devient logique qu’il y ait une réaction. C’est ce qui s’est produit à l’occasion d’événements comme le Brexit en Grande-Bretagne par exemple.
Est-ce une manière de dire que l’on confond les causes et les effets ? Que l’irruption de figures populistes ne serait que la conséquence d’un vide politique et non un horizon espéré par les classes populaires ?
Les gens ordinaires utilisent des marionnettes populistes pour dire « nous existons ». Sauf que cette nouvelle organisation modifie la nature du conflit. Les mouvements sociaux prennent des airs de « mouvements existentiels ». C’était le cas des Gilets jaunes où l’on a vu sortir les catégories fragilisées et se constituer en bloc. Le message était « nous sommes encore la société, nous ne voulons pas mourir et nous cherchons une offre politique pour répondre à nos demandes ».
À quoi ressemblerait un parti politique qui défend réellement les classes populaires ?
Pour l’heure, aucun parti ne les représente, c’est ce qui explique l’importance de l’abstention dans ces catégories. Quand elles votent, elles choisissent souvent les partis dit populistes de gauche ou de droite. Par exemple, une fraction des classes populaires choisit le Front national pour mettre sur la table la question que les autres partis ne veulent pas traiter, qui est la question de l’immigration. Le RN existera tant que ce thème ne sera pas traité, mais en dehors de ce thème, c’est un parti qui n’existe pas, qui n’a pas de militants, pas d’ancrage… J’en viens de plus en plus à considérer l’élection comme un « sondage grandeur nature » dans lequel les catégories populaires nous disent « il y a un petit problème avec l’immigration et la société multiculturelle », ce que nous refusons d’entendre…
Ce n’est donc pas la stratégie du RN qui serait « gagnante », mais celles des autres partis qui serait perdante ?
Il existe presque autant de versions du RN que d’élections… Il faut se rappeler que le FN de Jean-Marie Le Pen était un parti d’extrême droite classique, qui s’adressait aux petits indépendants et à une partie de la bourgeoisie. Le FN est devenu ouvriériste lorsque la classe ouvrière a commencé à voter pour lui. Puis le FN a commencé à s’adresser à la France rurale quand le monde paysan a commencé à voter pour lui… Le problème des élites aujourd’hui, c’est qu’elles ont un tel mépris pour les classes populaires qu’à aucun moment elles ne s’imaginent que c’est l’absence de choix qui fabrique le choix par défaut.
Pourquoi les politiques ne parviennent-ils pas à leur parler ?
Je crois qu’il y a un sujet sur les représentations… La classe politique, tout comme la classe médiatique, est biberonnée à une vision totalement fictionnelle du monde, qui passe par une lecture panélisée des sociétés occidentales. C’est cette vision qui pousse les politiques à ne parler qu’à des segments de la société. Cette pratique de la politique par segments instaure une vision totalement néo-libérale de notre société. Il n’y a pas plus segmenté que la population des métropoles où l’on trouve des commerces hyper ciblés, correspondant à des catégories socioculturelles spécifiques. C’est la netflixisation de la société et des esprits ! De Sarkozy à Macron, ça pense en « mode Netflix », car dans le monde de Netflix il n’y a que des segments, que des tribus. À titre personnel, je pense que ce morcellement infini en tribus ne correspond pas encore à ce qu’est la société.
Il existe quand même des sujets transversaux capables de constituer des majorités…
Chaque campagne électorale nous le démontre ! Sur bien des thématiques, il y a des consensus majoritaires, que ce soit sur le travail, l’État providence, les modes de vie, l’immigration, l’organisation du territoire ou la sécurité… Sur toutes ces thématiques, une immense majorité de la population pense la même chose : les gens veulent vivre de leur travail, considèrent que l’on doit préserver les services publics, que l’on ne devrait pas bénéficier de droits sociaux sans travailler… Sur l’immigration, le débat existe encore dans les médias, mais il est clos dans l’opinion depuis 15 ans. Les deux tiers de l’opinion, voire davantage, pensent qu’il faut stopper l’immigration. C’est la même chose partout en Europe, aux États-Unis, au Brésil ou au Sénégal ! C’est anthropologiquement la même chose dans le monde entier. Préserver son mode de vie n’a rien de scandaleux, et lorsque je parle de mode de vie, je n’y inclus aucune lecture ethnique ou religieuse. Cette thématique du mode de vie est abordée de manière très consensuelle au Danemark par un gouvernement social-démocrate de gauche dirigé par une femme de gauche…
Donc pour vous, tous les partis devraient se ranger à l’opinion majoritaire sur l’immigration ?
Il y a en France des thèmes ultra majoritaires que n’importe quel parti politique normalement constitué ne devrait pas éluder. Sauf qu’on laisse de côté ces thèmes, pour cibler des segments électoraux qui, additionnés, permettent d’atteindre les 20 % nécessaires à une qualification au second tour. Cela signifie que celui qui gagne les élections est élu sur un programme ultra-minoritaire. Et c'est pourquoi depuis 15 ans, ceux qui sont élus à la tête du pays sont immédiatement minoritaires dans l’opinion. La défiance politique que l’on a pu voir dans l’anti-sarkozysme, l’anti-hollandisme, ou l’anti-macronisme atteint des niveaux extrêmes et inquiétants. Quand je parle du temps des gens ordinaires, c’est une invitation à s’inscrire dans une logique démocratique, donc majoritaire. Ce qui rend possible la cancel culture par exemple, c’est l’inexistence d’une majorité. Sans majorité culturelle, la nature ayant horreur du vide, toutes les minorités deviennent légitimes à faire exister leur vision culturelle du monde…
Ne craignez-vous pas d’accentuer les fractures avec des discours de ce type sur l’immigration ?
Depuis 40 ans, alors même qu’on leur dit qu’elles se plantent, les classes populaires ont fait le bon diagnostic sur l’économie, sur les territoires, sur l’immigration. Quand je dis classes populaires, certains pensent « petits blancs »… je précise donc que cette vision n’est pas ethnique, car la question de la sécurité culturelle est posée à tout le monde. Si nous voulons apaiser les choses, le seul levier républicain est l’arrêt des flux migratoires, notamment dans les « quartiers » – je déteste ce mot – où l’objectif devrait être de mieux faire « vieillir » la population pour apaiser les tensions. C’est que c’est un moyen rationnel, efficace et peu coûteux d’apaiser les choses. Je suis frappé aujourd’hui par la manière dont on présente les problèmes. L’exemple du salafisme est parlant. C’est un problème totalement mondialisé sur lequel aucune politique publique ne peut avoir de prise… raison pour laquelle il ne se passera rien. Jouer les gros durs devant les caméras sur ces sujets ne permet en rien d’apaiser les choses.
Sous le mandat d’Emmanuel Macron, les obsessions identitaires ont littéralement explosé, de manière plus rapide et plus puissante que les pays voisins européens. Comment expliquez-vous ce phénomène, et accessoirement, comment le résoudre ?
Soit la majorité existe, soit elle n’existe pas. Je vous renvoie aux travaux de Robert Putnam, l’historien américain qui avait démontré que plus une ville américaine était multi-culturelle, plus la défiance augmentait et plus le bien commun était réduit, car chacun était alors tenté de défendre le bien de sa communauté. Quel que soit le modèle, républicain-français, communautariste anglo-saxon, ou lié à l’État providence comme en Suède, on aboutit aux mêmes tensions. Le religieux monte partout et la question ethnique se généralise… Ce processus est d’autant plus rapide que l’on nie l’existence d’un mode de v
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GRAND ENTRETIEN - Dans une charge contre le multiculturalisme et le politiquement correct, le sociologue québécois puise dans l'actualité récente des exemples éloquents : suppression du mot « race » de la Constitution, passages piétons aux couleurs de la gay pride à Paris... Bien d'autres sujets essentiels sont évoqués dans cet entretien foisonnant et sans concession réalisé par Alexandre Devecchio pour Figarovox [29.06]. Serons-nous d'accord sur tout ? Pas forcément. Sur le fond, sur la pensée si riche de Mathieu Bock-Côté, nous le serons, à l'évidence. LFAR
Sur fond de moralisation de la question migratoire et de radicalisation féministe, les députés ont voté en commission le retrait du terme «race» de l'article 1er de la Constitution et y ont également introduit l'interdiction de « distinction de sexe ». Que cela vous inspire-t-il ?
Cela faisait un bon moment que la proposition d'un retrait du terme « race » de la Constitution traînait dans le paysage politique. On rappelle avec raison que François Hollande en avait fait la promesse lors de l'élection présidentielle de 2012. Le raisonnement est le suivant : si les races n'existent pas, comme on le dit aujourd'hui, pourquoi les mentionner ? Ils y voient l'aboutissement constitutionnel d'un antiracisme authentique. Pourquoi pas ?
Mais il y a néanmoins un paradoxe étonnant sur lequel on doit se pencher : c'est au moment où on veut bannir le mot race que la question raciale resurgit au cœur de la vie politique, à travers l'action des groupuscules identitaires d'extrême-gauche, dont les Indigènes de la République sont emblématiques. La mouvance indigéniste entend achever la décolonisation en dénationalisant la France, ce qui implique à la fois sa soumission et sa conversion à un multiculturalisme qui veut non seulement réintroduire la race dans le débat public, mais qui veut en faire la catégorie fondatrice de la citoyenneté et de la représentation. Elle pousse à une racialisation des appartenances qui accule ensuite au séparatisme racial revendiqué, comme on le voit avec la multiplication des « rencontres non-mixtes pour personnes racisées » dans le milieu universitaire, pour emprunter les termes de la novlangue diversitaire. En fait, si on se penche un peu sur les textes de référence de cette mouvance, on constate qu'elle cultive un racisme antiblanc décomplexé. S'il y a une tentation raciste en France, elle vient de là. La mouvance indigéniste excite le repli communautariste et cherche à fissurer le noyau intime de la nation. Mais cela ne semble pas troubler exagérément les grands médias, qui accueillent les représentants de cette mouvance à la manière de grands démocrates. La haine raciale est officiellement proscrite, sauf lorsqu'elle vise ceux qu'on nous invite à appeler les « Blancs » parce qu'il s'agirait simplement d'une critique des « dominants » par les « racisés ». La mauvaise conscience occidentale a de l'avenir.
Qu'on me permette un mot sur cette sociologie racialiste qui s'impose de plus en plus dans l'université. Faut-il mettre le Français, l'Allemand, l'Écossais, l'Anglais, le Russe, le Letton, le Québécois et le Néerlandais dans la même catégorie parce qu'ils sont « Blancs » ? Faut-il faire de même avec le Malien, l'Haïtien, le Kenyan et l'Afro-Américain parce qu'ils sont « Noirs » ? Cette racialisation débile des appartenances est incroyablement régressive : elle pousse à l'abolition de l'histoire et de la culture pour naturaliser les groupes humains en grandes catégories zoologiques. Mais puisque cette proposition vient de la gauche, ou du moins, d'une certaine frange de la gauche radicale, on l'accueille favorablement, ou du moins, sans trop la condamner.
Alors devant cela, je me demande quel est le sens de ce vote des députés, qui me semblent incroyablement détachés du réel politique, auquel ils devraient pourtant porter attention. Que pensent les députés qui se sont ralliés à cet amendement de cette effrayante racialisation des appartenances ?
Ce progressisme langagier peut-il vraiment réduire ou corriger les injustices et les inégalités ?
Allons-y d'une évidence : le langage évolue, et d'une époque à une autre, il y a une forme de tri naturel qui n'est rien d'autre qu'un mouvement de civilisation des mœurs. Dans notre monde, on ne dit plus nègre, on ne dit plus rital, on ne dit plus youpin, et globalement, c'est très bien. L'histoire de la politesse nous rappelle que ce qui peut se dire ou ne pas se dire d'une époque à l'autre varie et on peut se réjouir que certaines insultes hier prisées méritent aujourd'hui à ceux qui les emploient une très mauvaise réputation. Il arrive aussi que ce souci de « politesse » bascule dans l'euphémisation du réel, lorsque le sourd devient le malentendant ou l'aveugle, le non-voyant. On ne sait pas trop ce qu'on gagne à parler ainsi, sinon à déréaliser le langage et à l'enfermer dans un univers autoréférentiel.
Mais ce n'est plus de cela dont il s'agit ici dans cette orwellisation du langage qui caractérise aujourd'hui la langue médiatique. Souvent, il s'agit de masquer le réel, tout simplement, comme c'est le cas avec la référence obsédante au vivre-ensemble, au moment même où la société se décompose et s'effiloche. Il peut aussi inverser le sens du réel. Il faudrait se souvenir de Jacqui Smith, l'ancienne ministre de l'intérieur britannique, qui en 2008, avait affirmé qu'il fallait parler non plus d'attentats islamistes, mais anti-islamiques, parce qu'ils seraient contraires à la vocation naturellement pacifique de l'islam. De la même manière, quand un homme comme Jacques Toubon joue avec les chiffres et les définitions pour laisser croire que l'immigration massive n'a pas eu lieu en France depuis 40 ans, comme on l'a vu récemment, il s'engage dans un travail de falsification de la réalité qui pousse le commun des mortels à croire que les autorités cherchent moins aujourd'hui à agir sur le réel qu'à le dissimuler. Cette idéologisation du langage devrait nous pousser à relire Milosz et Koestler, qui ont consacré des pages lumineuses à l'aveuglement idéologique.
La guerre culturelle, qui s'est substituée à la lutte des classes, est d'abord une bataille pour déterminer la signification de notre univers symbolique et pour transformer les codes et repères qui constituent le monde commun. On veut déterminer les paramètres de la perception commune et décider quels phénomènes sociaux ou aura le droit de voir ou non. Comment se représente-t-on la société ? Comment a-t-on le droit de la représenter ? En fait, le politiquement correct est un dispositif inhibiteur installé au cœur de l'espace public qui a pour fonction de refouler dans ses marges ceux qui affichent leur dissidence avec l'orthodoxie diversitaire. Et le politiquement correct se radicalise au rythme où la société diversitaire se décompose, comme s'il fallait à tout prix empêcher qu'on en tienne compte. De ce point de vue, le multiculturalisme est un régime idéocratique et autoritaire.
Je vous donne un exemple : on parle beaucoup, depuis quelques années, d'une « libération de la parole xénophobe » et il est bien vu de s'en inquiéter. Il y aurait même une montée de l'intolérance en Europe, et la démocratie serait mise en péril par la tentation du repli identitaire - on connaît ce lexique. Mais on peut voir les choses autrement : depuis une quarantaine d'années, on a assisté à la criminalisation progressive du sentiment national, au point où même la forme la plus bénigne de patriotisme a été assimilée à une inquiétante dérive nationaliste. À travers cela, c'est le besoin d'enracinement qu'on a moralement disqualifié. Il n'est plus légitime, pour un peuple, de vouloir assurer sa continuité historique ou de défendre ses frontières devant l'immigration massive sans qu'on présente de telles aspirations comme autant de symptômes de la progression de l'extrême-droite dans la vie publique.
Alors s'agit-il vraiment d'une libération de la parole xénophobe, ou du simple éclatement d'une digue idéologique et médiatique qui censurait le sentiment national ? S'agit-il d'un retour du racisme 70 ans après la deuxième guerre mondiale ou d'un refus enfin affirmé de xénophobiser tout ce qui relève de près ou de loin de la nation ? À tout le moins, on comprend que toute bataille politique suppose une bataille pour définir la réalité, mais celle-ci n'est pas infiniment malléable et elle finit par regagner ses droits, que nous la regardions en face ou non.
Plus anecdotique, Anne Hidalgo a décidé d'installer de manière permanente des passages piétons LGBT après qu'un passage piéton « arc-en-ciel » a été recouvert d'insultes homophobes. Dans le même temps, l'Assemblée nationale sera pour la première fois pavoisée aux couleurs LGBT. Cette politique en direction des minorités, sous prétexte de lutte contre les discriminations, ne trahit-elle pas finalement l'idéal égalitaire et anti-communautaire républicain ?
Je ne suis pas certain que cela soit si anecdotique. Ces insultes contre les homosexuels sont inadmissibles, évidemment, et il est bien qu'on le dise, qu'on le répète, même. Ils relèvent d'une bêtise crasse, abjecte et militante qui devrait avoir honte d'elle-même.
Mais on voit ici comment le politiquement correct récupère ces insultes pour les instrumentaliser : on cherche ainsi à faire croire qu'elles seraient symptomatiques d'une renaissance du démon de l'homophobie qui hanterait la France. Il faudrait urgemment se mobiliser contre lui pour le chasser de la cité. Cela correspond à la sociologie diversitaire qui soutient que les sociétés occidentales se définiraient aujourd'hui essentiellement par une structure patriarcale, homophobe, raciste et sexiste qu'il faudrait faire tomber urgemment. Pouvons-nous raison garder ? On constate ici que le système médiatique est prêt à récupérer n'importe quel événement pour maintenir en vie ce grand récit de l'hostilité occidentale à la différence.
Et cela peut aller plus loin. Si la France suit la pente nord-américaine, c'est au nom de la lutte contre l'homophobie, et demain, contre la transphobie, qu'on voudra de nouveau la convertir à la théorie du genre ou qu'on militera pour la reconnaissance d'un troisième sexe normalisé dans les formulaires administratifs, et cela, pour en finir avec la représentation binaire de la différence sexuelle. Et comme on doit s'y attendre, à ce moment, ceux qui ne participeront pas aux applaudissements obligatoires seront rangés dans le camp des réactionnaires. Cela devrait nous amener à réfléchir à la « lutte contre les discriminations », à laquelle en appellent tous les politiques, sans prendre la peine de réfléchir au cadre théorique dans lequel elle s'inscrit et qui la justifie. La moindre différence est désormais pensée comme une discrimination illégitime à combattre.
Autre chose. Il faudrait se questionner sur ce qui, dans le logiciel médiatique, permet de transformer un fait divers en fait politique. Ces insultes sont comprises comme un événement politique exigeant une réponse politique. Mais quelle est la matrice idéologique qui transforme les faits divers en faits politiques, et comment fonctionne-t-elle ? Pourquoi, par exemple, le scandale de Telford est-il traité comme un fait divers n'ayant aucune signification particulière ? Pourquoi avons-nous parlé avec tant de pudeur des agressions sexuelles à grande échelle de Cologne ? Pourquoi la hausse de l'insécurité causée par l'immigration massive est-elle tue, ou même niée, au point même où ceux qui en font mention passent pour des agitateurs racistes et des prêcheurs de haine ?
En fait, tout ce qui remet en question la grandeur de la société diversitaire est abordé avec une gêne extrême : on craint que si l'information se rend au peuple, ce dernier n'en tire des conclusions indésirables. Alors on ira même jusqu'à criminaliser les porteurs de mauvaises nouvelles, comme on le voit avec les procès idéologiques à répétition, qu'ont subi bien des intellectuels et journalistes français ces dernières années.
De manière plus large, est-on en train d'assister en France à un nouveau tournant politiquement correct? Régis Debray a-t-il raison de parler d'américanisation de l'Europe ?
Je ne suis pas particulièrement porté à l'anti-américanisme mais je constate qu'il est aujourd'hui nécessaire de critiquer une nouvelle forme d'impérialisme idéologique qui vient d'Amérique et qui pousse chaque nation à la déculturation. Ce n'est pas être anti-américain que de ne pas vouloir devenir américain et de ne pas vouloir plaquer sur la France des catégories historiques et sociologiques qui n'ont rien à voir avec elle. Pour parler du politiquement correct, on pourrait peut-être même parler, pour s'inscrire dans l'histoire culturelle américaine, d'une forme de puritanisme idéologique, qui consiste à vouloir purger une société de toutes ses aspérités culturelles et symboliques, pour les rendre conformes au dogme diversitaire. Il faut refouler les mauvais sentiments que nous inspire la postmodernité et envoyer sans cesse à ses contemporains des signes ostentatoires de vertu, pour emprunter la formule de Vincent Trémolet de Villers. On le fera en dénonçant rituellement, et sur une base quotidienne, s'il le faut, les phobies qui polluent notre monde, quitte à en inventer des nouvelles, comme la grossophobie ! Ceux qui prendront la peine de s'intéresser à ce que devient aujourd'hui l'université américaine et aux types de controverses qui l'animent seront sincèrement horrifiés.
Mais on peut aussi voir dans l'idéologie diversitaire qui a fait du politiquement correct son régime de censure médiatique une poursuite de la tentation totalitaire qui hante la modernité et qui se présente aujourd'hui sous un nouveau visage. De nouveau, on rêve à un monde réconcilié, réunifié et absolument transparent à lui-même. Un monde sans identités, mais aussi sans carnivores, sans fumeurs, sans buveurs, sans dragueurs, sans aventuriers et sans relations particulières, c'est-à-dire un monde sans amitié, absolument programmé, lisse, amidonné - un monde qui aurait fait mourir d'ennui un Joseph Kessel et qui donnerait des envies d'exil à un Sylvain Tesson. Nous recommençons à rêver de l'homme nouveau, mais il s'agit cette fois de l'homme sans préjugés, délivré de ses appartenances, de sa culture, de ses désirs et du vieux monde auquel il était encore lié. Le politiquement correct a pour vocation d'étouffer la part du vieux monde encore vivante en lui pour lui permettre d'enfin renaître après son passage dans la matrice diversitaire, purifié et prêt à embrasser une nouvelle figure de l'humanité, délivrée de cette préhistoire morbide qu'aura été l'histoire de l'Occident. Car pour que l'humanité nouvelle advienne, on doit d'abord en finir avec l'Occident en général et l'Europe en particulier. Si on ne comprend pas cela, on ne comprend fondamentalement rien au progressisme d'aujourd'hui.
Ce politiquement correct a été embrassé depuis longtemps en Amérique du Nord. Quand est-il né exactement? Comment a-t-il imposé son hégémonie culturelle ?
En un mot, il naît sur les campus américains, à partir de la fin des années 1960, et se développe jusqu'aux années 1980, où il commence à s'institutionnaliser dans l'université, avant de devenir médiatiquement hégémonique avec les années 2000. C'est le fruit des Radical Sixties et d'un croisement bien particulier entre le néomarxisme et les formes les plus toxiques de la contre-culture. Très schématiquement, il repose sur une critique radicale de la civilisation occidentale, accusée d'avoir construit une figure aliénante de l'homme, qu'il faudrait déconstruire en s'appuyant sur les différentes minorités qui auraient subi son hégémonie. Il faut dès lors attaquer ou censurer ce qui était encore hier la norme majoritaire de nos civilisations, et valoriser ce qui était marginalis
Alors que la Russie est accusée d’avoir payé les Taliban pour tuer des soldats américains, nous allons vous rappeler un fait méconnu : des contractants du Pentagone ont massivement payé ces mêmes Taliban pour qu’ils épargnent les lignes de ravitaillement de l’armée américaine en Afghanistan.
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En exclusivité pour nos abonnés, nous avons traduit une importante enquête sur ce sujet, qui n’avait pas été reprise dans les médias francophones lorsqu’elle fut publiée en 2009. L’on y apprend dans le détail comment le Pentagone a financé à contrecoeur ses ennemis taliban via ses sous-traitants, n’ayant pas d’autre choix pour ravitailler ses troupes et poursuivre cette interminable guerre d’Afghanistan.
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« Comment les États-Unis financent les Taliban »
Texte original par Aram Roston (The Nation, 11 novembre 2009)
Traduction exclusive par Maxime Chaix
Le 29 octobre 2001, alors que le régime des Taliban était attaqué en Afghanistan, leur ambassadeur à Islamabad donna une conférence de presse chaotique devant plusieurs dizaines de journalistes assis dans l’herbe. À la droite du diplomate taliban se tenait son interprète, Ahmad Rateb Popal, un homme à la présence imposante. À l’instar de l’ambassadeur, Popal portait un turban noir et une énorme barbe touffue. Il avait une tache noire sur l’orbite de l’œil droit, un bras gauche prothétique et une main droite déformée, à la suite de blessures causées par des explosifs lors d’une vieille opération contre l’URSS à Kaboul.
Mais Popal était plus qu’un ancien moudjahidine. En 1988, un an avant que les Soviétiques ne fuient l’Afghanistan, il fut accusé aux États-Unis d’avoir planifié l’importation de plus d’un kilo d’héroïne. Son dossier judiciaire montre qu’il a été libéré de prison en 1997.
Sautons alors en 2009 : l’Afghanistan est désormais dirigé par le cousin de Popal, le Président Hamid Karzaï. Popal a coupé et taillé son énorme barbe. Il est devenu un homme d’affaires extrêmement riche avec son frère Rashid. En 1996, dans une affaire distincte, ce dernier avait plaidé coupable d’avoir trafiqué de l’héroïne à Brooklyn. Les frères Popal contrôlent désormais l’immense Watan Group en Afghanistan, un consortium engagé dans les télécommunications, la logistique et, surtout, la sécurité. Watan Risk Management, la branche de mercenariat des Popal, est l’une des quelques dizaines d’entreprises de sécurité privée en Afghanistan. Clé de l’effort de guerre, l’une des firmes du Watan Group est chargée de protéger les convois de camions afghans qui voyagent de Kaboul vers Kandahar, et qui transportent le ravitaillement des forces américaines.
Bienvenue dans le grand bazar des contrats militaires en Afghanistan. Il s’agit d’un véritable carnaval de personnages improbables et de relations louches. Ces derniers incluent des ex-responsables de la CIA et d’anciens officiers de l’armée américaines, qui se joignent aux ex-Taliban et moudjahidines afin de collecter des fonds du gouvernement américain au nom de l’effort de guerre.
Dans ce carnaval grotesque, les sous-traitants de l’armée des États-Unis sont obligés de payer des insurgés présumés afin de protéger les voies d’approvisionnement américaines. Dans le cadre de l’opération de logistique militaire en Afghanistan, il est donc accepté que le gouvernement américain finance les mêmes forces que ses troupes combattent. Cette ironie est mortelle, car ces fonds représentent une énorme source de financement pour les Taliban. « Il s’agit d’une grande partie de leurs revenus », comme nous l’a déclaré l’un des plus hauts responsables de la sécurité du gouvernement afghan. En fait, les hauts gradés américains à Kaboul estiment qu’au moins 10% des contrats logistiques du Pentagone – soit des centaines de millions de dollars –, sont des paiements aux insurgés.
Comprendre comment nous en sommes arrivés là nécessite de démêler deux fils. Le premier est l’ensemble de tractations entre initiés qui détermine les gagnants et les perdants dans les affaires afghanes. Le second est un mécanisme troublant, à travers lequel la « sécurité privée » garantit le fait que les convois de ravitaillement américain parcourant ces anciennes routes commerciales ne soient pas pris en embuscade par les insurgés.
Le meilleur moyen de dérouler le premier fil est de nous intéresser à la NCL Holdings. Il s’agit d’une petite firme qui a noué avec les États-Unis un contrat de logistique militaire de plusieurs centaines de millions de dollars. À l’instar de la Watan Risk des Popals, la NCL est une société de sécurité agréée en Afghanistan.
Ce qui fait la notoriété de la NCL Holdings dans les milieux des contractants à Kaboul, c’est l’identité de son principal directeur, Hamed Wardak. Il s’agit du jeune fils américain de [celui qui était alors] ministre de la Défense de l’Afghanistan, le général Abdul Rahim Wardak. Ce dernier fut d’ailleurs l’un des chefs des moudjahidines combattant les Soviétiques [dans les années 1980]. Hamed Wardak s’est immergé dans les affaires et la politique. Il a grandi et a été scolarisé aux États-Unis, où il fut major de promotion de l’Université de Georgetown en 1997. Il a obtenu une bourse Rhodes et a effectué un stage au sein du groupe de réflexion néoconservateur de l’American Enterprise Institute (AEI). Ce stage jouera un rôle clé dans sa vie. En effet, c’est à l’AEI qu’il noua des alliances avec des personnalités majeures des cercles américains de la politique étrangère conservatrice, comme feu l’ambassadrice Jeane Kirkpatrick.
Début 2007, aux États-Unis, Wardak lança la société NCL, bien que cette firme avait probablement déjà opéré en Afghanistan. Il était logique de s’installer à Washington, en raison de ses relations dans la capitale. Parmi elles, nous pouvons citer Milton Bearden, qui est un ancien officier bien connu de la CIA. Bearden est une voix importante sur les questions afghanes ; en octobre [2009], il témoigna devant la Commission sénatoriale des affaires étrangères, où son président – le Sénateur John Kerry –, le présenta comme « un ex-officier traitant légendaire de la CIA et un penseur et auteur lucide ». Toutes les sociétés militaires privées n’ont pas un conseiller aussi influent que lui.
Mais l’accord le plus important obtenu par la NCL fut le Host Nation Trucking [, qui est un ensemble de contrats de sous-traitance routière avec le Pentagone]. Plus tôt cette année, et malgré son inexpérience dans le transport routier, la NCL fut nommée parmi les six sociétés qui allaient gérer la majeure partie du ravitaillement américain en Afghanistan, fournissant du matériel au réseau de bases et d’avant-postes disséminés à travers le pays.
Au début, ce contrat était important mais pas gargantuesque. Or, la donne a soudainement changé, comme un immense jardin qui fleurit. Au cours de l’été [2009], l’armée américaine annonçait une prochaine augmentation de troupes [, le « surge »], ainsi qu’une nouvelle doctrine baptisée « L’argent en tant que système d’arme ». Dès lors, le Pentagone étendit ce contrat de 600% pour la NCL et les cinq autres sociétés. Cet accord mettait en garde ses sous-traitants contre les conséquences désastreuses d’une absence d’augmentation de ces dépenses : « Nos militaires n’obtiendront pas la nourriture, l’eau, l’équipement et les munitions dont ils ont besoin ». Chacun des six contrats de transport routier militaire atteignit les 360 millions de dollars, soit un total de près de 2,2 milliards de dollars. Pour vous donner un ordre de grandeur, cet incroyable effort pour embaucher des chauffeurs afghans et acquérir les camions nécessaires sur une période de deux ans représentait 10% du PIB local. C’est comme si la NCL, qui était dirigée par le fils bien connecté du ministre de la Défense, avait trouvé de l’or pur.
En effet, ce contrat permettait de poursuivre les efforts militaires américains en Afghanistan. « Nous fournissons tout ce dont l’armée a besoin pour survivre ici », m’a expliqué le chef américain d’une entreprise de transport routier. « Nous leur apportons leur papier hygiénique, leur eau, leur carburant, leurs armes, leurs véhicules. » L’épicentre de ce dispositif est la base aérienne de Bagram. Située à seulement une heure au nord de Kaboul, c’est de là que pratiquement tout est transporté par camion jusqu’aux confins de ce que l’armée appelle « la zone de combat », soit l’ensemble du pays. Garés près du point de contrôle d’entrée n°3, les camions s’alignent, changent de vitesse et soulèvent des nuages de poussière alors qu’ils se préparent pour leurs différentes missions à travers le pays.
Le véritable secret du transport routier en Afghanistan est d’assurer la sécurité sur les routes périlleuses, contrôlées par les chefs de guerre, les milices tribales, les insurgés et les commandants taliban. Le chef d’entreprise américain à qui j’ai parlé me déclara sans ambages : « L’armée des État-Unis paie essentiellement les Taliban pour ne pas avoir à leur tirer dessus. C’est de l’argent du Département de la Défense. » Manifestement, tout le monde s’accorde sur cette question.
Mike Hanna est le chef de projet d’une entreprise de transport routier appelée Afghan American Army Services. Cette firme, qui opère toujours en Afghanistan, assurait ces missions pour les États-Unis depuis des années, mais elle a perdu le Host Nation Trucking que la NCL a remporté. Hanna nous expliqua les réalités sécuritaires locales avec clarté : « Pour déplacer vos camions, vous payez des gens dans différentes zones – certains étant des chefs de guerre, d’autres étant des politiciens au sein des forces de police. »
Il ajouta que les prix varient en fonction de l’itinéraire : « En clair, on nous extorque. Là où vous ne payez pas, vous allez être attaqué. Nous avons juste nos gars de terrain qui vont là-bas, et ils rémunèrent qui ils ont besoin de payer. » Selon lui, les frais d’extorsion peuvent être élevés ou non. « Déplacer dix camions, c’est probablement 800 dollars par véhicule pour traverser une zone. Cela dépend du nombre de camions et de ce que vous transportez. Si vous avez des camions de carburant, ils vont vous facturer plus cher. Si vous avez des camions de marchandises, ils ne vous factureront pas autant. Si vous transportez des véhicules MRAP ou des Humvees, ils vous demanderont plus d’argent. » Hanna souligne que c’est juste un mal nécessaire : « Si vous me dites de ne pas payer ces insurgés dans telle ou telle zone, les chances que mes camions soient attaqués augmentent de façon exponentielle. »
En Irak, l’industrie de la sécurité privée a été dominée par des entreprises américaines et mondiales comme Blackwater, opérant de facto comme des extensions du gouvernement des États-Unis. En Afghanistan, sachant qu’il y a beaucoup d’acteurs locaux, le milieu des contractants de Kaboul est nettement plus concurrentiel : « Chaque chef de guerre possède sa société de sécurité », m’a expliqué un dirigeant du secteur.
En théorie, les sociétés de sécurité privée à Kaboul sont fortement réglementées, bien que la réalité soit différente. Trente-neuf sociétés ont obtenu des licences jusqu’en septembre [2009], date à laquelle ce nombre fut réduit à une dizaine. De nombreuses firmes agréées ont des liens avec la politique locale : tout comme la NCL appartient au fils du ministre de la Défense et la Watan Risk Management est dirigée par les cousins d’Hamid Karzaï, l’Asia Security Group est contrôlé par Hashmat Karzaï, un autre parent du Président. Cette société a monopolisé une rue entière dans le quartier de Sherpur, où les prix sont élevés. Une autre entreprise de sécurité est contrôlée par le fils du président du Parlement, selon plusieurs sources. Et ainsi de suite.
De la même manière, l’industrie locale du transport routier, qui est la clé des opérations logistiques, est souvent liée à des personnalités importantes et à des chefs tribaux. L’Afghan International Trucking (AIT), qui est un transporteur majeur en Afghanistan, a versé 20 000 dollars mensuels en pots-de-vin à un responsable des appels d’offre du Pentagone, d’après son accord de plaidoyer devant un tribunal américain en août [2009]. L’AIT est une entreprise très bien connectée : elle est dirigée par le jeune neveu du général Baba Jan, l’ancien commandant de l’Alliance du Nord désormais chef de la police de Kaboul. Dans une interview, Baba Jan, un leader jovial et charismatique, a insisté sur le fait qu’il n’avait rien à voir avec l’entreprise de son neveu.
Mais le cœur du problème est que les insurgés sont payés pour qu’ils n’attaquent pas les convois routiers. En effet, il existe peu d’autres moyens d’acheminer des marchandises vers les avant-postes de combat et les bases avancées où les soldats en ont besoin. Par définition, de nombreux avant-postes sont situés en terrain hostile, dans le Sud de l’Afghanistan. Les entreprises de sécurité ne protègent pas vraiment les convois de matériels militaires américains dans ce pays, tout simplement car elles ne le peuvent pas ; elles ont besoin de la coopération des Taliban.
L’un des gros problèmes pour les firmes qui expédient ces ravitaillements américains à travers le pays est qu’il leur est interdit de s’équiper avec une arme plus lourde qu’un fusil d’assaut. Cela les rend inefficaces pour lutter contre les attaques des Taliban contre les convois. « Ils tirent sur les chauffeurs à 900 mètres avec des PKM », m’a expliqué un dirigeant d’une entreprise de transport routier basé à Kaboul. « Ils utilisent des [lance-grenades] RPG qui peuvent détruire un véhicule blindé. Les sociétés de sécurité sont donc pieds et points liés. À cause des règlementations, elles ne peuvent transporter que des AK-47, et c’est tout simplement ridicule. Je peux porter un AK – mais c’est juste pour me tirer dessus si je dois le faire ! »
Ces règles existent pour une bonne raison, soit pour se prémunir contre les dommages collatéraux dévastateurs causés par les forces de sécurité privée. Pourtant, comme le souligne Hanna, qui dirige l’Afghan American Army S