Comment le Pentagone a consciemment financé les Taliban via ses contractants, par Maxime Chaix.
Alors que la Russie est accusée d’avoir payé les Taliban pour tuer des soldats américains, nous allons vous rappeler un fait méconnu : des contractants du Pentagone ont massivement payé ces mêmes Taliban pour qu’ils épargnent les lignes de ravitaillement de l’armée américaine en Afghanistan.
En exclusivité pour nos abonnés, nous avons traduit une importante enquête sur ce sujet, qui n’avait pas été reprise dans les médias francophones lorsqu’elle fut publiée en 2009. L’on y apprend dans le détail comment le Pentagone a financé à contrecoeur ses ennemis taliban via ses sous-traitants, n’ayant pas d’autre choix pour ravitailler ses troupes et poursuivre cette interminable guerre d’Afghanistan.
« Comment les États-Unis financent les Taliban »
Texte original par Aram Roston (The Nation, 11 novembre 2009)
Traduction exclusive par Maxime Chaix
Le 29 octobre 2001, alors que le régime des Taliban était attaqué en Afghanistan, leur ambassadeur à Islamabad donna une conférence de presse chaotique devant plusieurs dizaines de journalistes assis dans l’herbe. À la droite du diplomate taliban se tenait son interprète, Ahmad Rateb Popal, un homme à la présence imposante. À l’instar de l’ambassadeur, Popal portait un turban noir et une énorme barbe touffue. Il avait une tache noire sur l’orbite de l’œil droit, un bras gauche prothétique et une main droite déformée, à la suite de blessures causées par des explosifs lors d’une vieille opération contre l’URSS à Kaboul.
Mais Popal était plus qu’un ancien moudjahidine. En 1988, un an avant que les Soviétiques ne fuient l’Afghanistan, il fut accusé aux États-Unis d’avoir planifié l’importation de plus d’un kilo d’héroïne. Son dossier judiciaire montre qu’il a été libéré de prison en 1997.
Sautons alors en 2009 : l’Afghanistan est désormais dirigé par le cousin de Popal, le Président Hamid Karzaï. Popal a coupé et taillé son énorme barbe. Il est devenu un homme d’affaires extrêmement riche avec son frère Rashid. En 1996, dans une affaire distincte, ce dernier avait plaidé coupable d’avoir trafiqué de l’héroïne à Brooklyn. Les frères Popal contrôlent désormais l’immense Watan Group en Afghanistan, un consortium engagé dans les télécommunications, la logistique et, surtout, la sécurité. Watan Risk Management, la branche de mercenariat des Popal, est l’une des quelques dizaines d’entreprises de sécurité privée en Afghanistan. Clé de l’effort de guerre, l’une des firmes du Watan Group est chargée de protéger les convois de camions afghans qui voyagent de Kaboul vers Kandahar, et qui transportent le ravitaillement des forces américaines.
Bienvenue dans le grand bazar des contrats militaires en Afghanistan. Il s’agit d’un véritable carnaval de personnages improbables et de relations louches. Ces derniers incluent des ex-responsables de la CIA et d’anciens officiers de l’armée américaines, qui se joignent aux ex-Taliban et moudjahidines afin de collecter des fonds du gouvernement américain au nom de l’effort de guerre.
Dans ce carnaval grotesque, les sous-traitants de l’armée des États-Unis sont obligés de payer des insurgés présumés afin de protéger les voies d’approvisionnement américaines. Dans le cadre de l’opération de logistique militaire en Afghanistan, il est donc accepté que le gouvernement américain finance les mêmes forces que ses troupes combattent. Cette ironie est mortelle, car ces fonds représentent une énorme source de financement pour les Taliban. « Il s’agit d’une grande partie de leurs revenus », comme nous l’a déclaré l’un des plus hauts responsables de la sécurité du gouvernement afghan. En fait, les hauts gradés américains à Kaboul estiment qu’au moins 10% des contrats logistiques du Pentagone – soit des centaines de millions de dollars –, sont des paiements aux insurgés.
Comprendre comment nous en sommes arrivés là nécessite de démêler deux fils. Le premier est l’ensemble de tractations entre initiés qui détermine les gagnants et les perdants dans les affaires afghanes. Le second est un mécanisme troublant, à travers lequel la « sécurité privée » garantit le fait que les convois de ravitaillement américain parcourant ces anciennes routes commerciales ne soient pas pris en embuscade par les insurgés.
Le meilleur moyen de dérouler le premier fil est de nous intéresser à la NCL Holdings. Il s’agit d’une petite firme qui a noué avec les États-Unis un contrat de logistique militaire de plusieurs centaines de millions de dollars. À l’instar de la Watan Risk des Popals, la NCL est une société de sécurité agréée en Afghanistan.
Ce qui fait la notoriété de la NCL Holdings dans les milieux des contractants à Kaboul, c’est l’identité de son principal directeur, Hamed Wardak. Il s’agit du jeune fils américain de [celui qui était alors] ministre de la Défense de l’Afghanistan, le général Abdul Rahim Wardak. Ce dernier fut d’ailleurs l’un des chefs des moudjahidines combattant les Soviétiques [dans les années 1980]. Hamed Wardak s’est immergé dans les affaires et la politique. Il a grandi et a été scolarisé aux États-Unis, où il fut major de promotion de l’Université de Georgetown en 1997. Il a obtenu une bourse Rhodes et a effectué un stage au sein du groupe de réflexion néoconservateur de l’American Enterprise Institute (AEI). Ce stage jouera un rôle clé dans sa vie. En effet, c’est à l’AEI qu’il noua des alliances avec des personnalités majeures des cercles américains de la politique étrangère conservatrice, comme feu l’ambassadrice Jeane Kirkpatrick.
Début 2007, aux États-Unis, Wardak lança la société NCL, bien que cette firme avait probablement déjà opéré en Afghanistan. Il était logique de s’installer à Washington, en raison de ses relations dans la capitale. Parmi elles, nous pouvons citer Milton Bearden, qui est un ancien officier bien connu de la CIA. Bearden est une voix importante sur les questions afghanes ; en octobre [2009], il témoigna devant la Commission sénatoriale des affaires étrangères, où son président – le Sénateur John Kerry –, le présenta comme « un ex-officier traitant légendaire de la CIA et un penseur et auteur lucide ». Toutes les sociétés militaires privées n’ont pas un conseiller aussi influent que lui.
Mais l’accord le plus important obtenu par la NCL fut le Host Nation Trucking [, qui est un ensemble de contrats de sous-traitance routière avec le Pentagone]. Plus tôt cette année, et malgré son inexpérience dans le transport routier, la NCL fut nommée parmi les six sociétés qui allaient gérer la majeure partie du ravitaillement américain en Afghanistan, fournissant du matériel au réseau de bases et d’avant-postes disséminés à travers le pays.
Au début, ce contrat était important mais pas gargantuesque. Or, la donne a soudainement changé, comme un immense jardin qui fleurit. Au cours de l’été [2009], l’armée américaine annonçait une prochaine augmentation de troupes [, le « surge »], ainsi qu’une nouvelle doctrine baptisée « L’argent en tant que système d’arme ». Dès lors, le Pentagone étendit ce contrat de 600% pour la NCL et les cinq autres sociétés. Cet accord mettait en garde ses sous-traitants contre les conséquences désastreuses d’une absence d’augmentation de ces dépenses : « Nos militaires n’obtiendront pas la nourriture, l’eau, l’équipement et les munitions dont ils ont besoin ». Chacun des six contrats de transport routier militaire atteignit les 360 millions de dollars, soit un total de près de 2,2 milliards de dollars. Pour vous donner un ordre de grandeur, cet incroyable effort pour embaucher des chauffeurs afghans et acquérir les camions nécessaires sur une période de deux ans représentait 10% du PIB local. C’est comme si la NCL, qui était dirigée par le fils bien connecté du ministre de la Défense, avait trouvé de l’or pur.
En effet, ce contrat permettait de poursuivre les efforts militaires américains en Afghanistan. « Nous fournissons tout ce dont l’armée a besoin pour survivre ici », m’a expliqué le chef américain d’une entreprise de transport routier. « Nous leur apportons leur papier hygiénique, leur eau, leur carburant, leurs armes, leurs véhicules. » L’épicentre de ce dispositif est la base aérienne de Bagram. Située à seulement une heure au nord de Kaboul, c’est de là que pratiquement tout est transporté par camion jusqu’aux confins de ce que l’armée appelle « la zone de combat », soit l’ensemble du pays. Garés près du point de contrôle d’entrée n°3, les camions s’alignent, changent de vitesse et soulèvent des nuages de poussière alors qu’ils se préparent pour leurs différentes missions à travers le pays.
Le véritable secret du transport routier en Afghanistan est d’assurer la sécurité sur les routes périlleuses, contrôlées par les chefs de guerre, les milices tribales, les insurgés et les commandants taliban. Le chef d’entreprise américain à qui j’ai parlé me déclara sans ambages : « L’armée des État-Unis paie essentiellement les Taliban pour ne pas avoir à leur tirer dessus. C’est de l’argent du Département de la Défense. » Manifestement, tout le monde s’accorde sur cette question.
Mike Hanna est le chef de projet d’une entreprise de transport routier appelée Afghan American Army Services. Cette firme, qui opère toujours en Afghanistan, assurait ces missions pour les États-Unis depuis des années, mais elle a perdu le Host Nation Trucking que la NCL a remporté. Hanna nous expliqua les réalités sécuritaires locales avec clarté : « Pour déplacer vos camions, vous payez des gens dans différentes zones – certains étant des chefs de guerre, d’autres étant des politiciens au sein des forces de police. »
Il ajouta que les prix varient en fonction de l’itinéraire : « En clair, on nous extorque. Là où vous ne payez pas, vous allez être attaqué. Nous avons juste nos gars de terrain qui vont là-bas, et ils rémunèrent qui ils ont besoin de payer. » Selon lui, les frais d’extorsion peuvent être élevés ou non. « Déplacer dix camions, c’est probablement 800 dollars par véhicule pour traverser une zone. Cela dépend du nombre de camions et de ce que vous transportez. Si vous avez des camions de carburant, ils vont vous facturer plus cher. Si vous avez des camions de marchandises, ils ne vous factureront pas autant. Si vous transportez des véhicules MRAP ou des Humvees, ils vous demanderont plus d’argent. » Hanna souligne que c’est juste un mal nécessaire : « Si vous me dites de ne pas payer ces insurgés dans telle ou telle zone, les chances que mes camions soient attaqués augmentent de façon exponentielle. »
En Irak, l’industrie de la sécurité privée a été dominée par des entreprises américaines et mondiales comme Blackwater, opérant de facto comme des extensions du gouvernement des États-Unis. En Afghanistan, sachant qu’il y a beaucoup d’acteurs locaux, le milieu des contractants de Kaboul est nettement plus concurrentiel : « Chaque chef de guerre possède sa société de sécurité », m’a expliqué un dirigeant du secteur.
En théorie, les sociétés de sécurité privée à Kaboul sont fortement réglementées, bien que la réalité soit différente. Trente-neuf sociétés ont obtenu des licences jusqu’en septembre [2009], date à laquelle ce nombre fut réduit à une dizaine. De nombreuses firmes agréées ont des liens avec la politique locale : tout comme la NCL appartient au fils du ministre de la Défense et la Watan Risk Management est dirigée par les cousins d’Hamid Karzaï, l’Asia Security Group est contrôlé par Hashmat Karzaï, un autre parent du Président. Cette société a monopolisé une rue entière dans le quartier de Sherpur, où les prix sont élevés. Une autre entreprise de sécurité est contrôlée par le fils du président du Parlement, selon plusieurs sources. Et ainsi de suite.
De la même manière, l’industrie locale du transport routier, qui est la clé des opérations logistiques, est souvent liée à des personnalités importantes et à des chefs tribaux. L’Afghan International Trucking (AIT), qui est un transporteur majeur en Afghanistan, a versé 20 000 dollars mensuels en pots-de-vin à un responsable des appels d’offre du Pentagone, d’après son accord de plaidoyer devant un tribunal américain en août [2009]. L’AIT est une entreprise très bien connectée : elle est dirigée par le jeune neveu du général Baba Jan, l’ancien commandant de l’Alliance du Nord désormais chef de la police de Kaboul. Dans une interview, Baba Jan, un leader jovial et charismatique, a insisté sur le fait qu’il n’avait rien à voir avec l’entreprise de son neveu.
Mais le cœur du problème est que les insurgés sont payés pour qu’ils n’attaquent pas les convois routiers. En effet, il existe peu d’autres moyens d’acheminer des marchandises vers les avant-postes de combat et les bases avancées où les soldats en ont besoin. Par définition, de nombreux avant-postes sont situés en terrain hostile, dans le Sud de l’Afghanistan. Les entreprises de sécurité ne protègent pas vraiment les convois de matériels militaires américains dans ce pays, tout simplement car elles ne le peuvent pas ; elles ont besoin de la coopération des Taliban.
L’un des gros problèmes pour les firmes qui expédient ces ravitaillements américains à travers le pays est qu’il leur est interdit de s’équiper avec une arme plus lourde qu’un fusil d’assaut. Cela les rend inefficaces pour lutter contre les attaques des Taliban contre les convois. « Ils tirent sur les chauffeurs à 900 mètres avec des PKM », m’a expliqué un dirigeant d’une entreprise de transport routier basé à Kaboul. « Ils utilisent des [lance-grenades] RPG qui peuvent détruire un véhicule blindé. Les sociétés de sécurité sont donc pieds et points liés. À cause des règlementations, elles ne peuvent transporter que des AK-47, et c’est tout simplement ridicule. Je peux porter un AK – mais c’est juste pour me tirer dessus si je dois le faire ! »
Ces règles existent pour une bonne raison, soit pour se prémunir contre les dommages collatéraux dévastateurs causés par les forces de sécurité privée. Pourtant, comme le souligne Hanna, qui dirige l’Afghan American Army Services, « un AK-47 contre une roquette – vous allez perdre ! » Cela dit, au moins une des sociétés bénéficiant du contrat Host Nation Trucking tenta de combattre les insurgés et les seigneurs de la guerre au lieu de les payer. Il s’agit d’une entreprise américaine appelée Four Horsemen International (FHI). Refusant toute transaction financière, elle tenta de repousser les attaquants. Hélas, elle en paya le prix fort en vies humaines, essuyant de terribles pertes. FHI, comme de nombreuses autres firmes, a refusé de s’exprimer publiquement sur cette question. Or, des initiés du secteur de la sécurité m’ont fait savoir que les convois de FHI sont attaqués dans presque toutes leurs missions.
Pour la plupart, les entreprises de sécurité font ce qu’elles peuvent pour survivre. Un ancien gestionnaire américain en Afghanistan qui a travaillé à la fois comme soldat et comme sous-traitant de sécurité privée sur le terrain m’a résumé la situation : « Ce que nous faisons, c’est de payer des chefs de guerre associés aux Taliban, car aucun de nos éléments sécuritaires n’est en mesure d’affronter cette menace. » Cet homme est un vétéran ayant des années d’expérience dans les Forces spéciales, et il n’est pas content de ce processus. Il estime qu’au minimum, l’armée américaine devrait tenter d’en savoir plus sur qui reçoit cet argent [, ce que fit le Congrès des États-Unis l’année suivante].
« La plupart des escortes sont effectuées par les Taliban », selon un responsable afghan des milieux sécuritaires. Il s’agit d’un pachtoune et d’un ex-commandant moudjahidine qui connait bien la situation militaire et les milieux de la sécurité. Et il s’avère qu’il travaille avec l’une des sociétés de transport routier sous contrat avec les États-Unis. « Aujourd’hui, le gouvernement est si faible que tout le monde paie les Taliban ».
Pour les responsables afghans de ce secteur, ce n’est qu’une préoccupation parmi tant d’autres. J’ai rencontré une femme qui était une entrepreneure extraordinaire. Cette dernière avait créé une firme de transport routier, alors que ce milieu est dominé par les hommes. Elle m’a fait savoir que la société de sécurité qu’elle avait embauchée traitait directement avec les dirigeants taliban du Sud. Payer ces derniers signifiait qu’ils enverraient une escorte pour s’assurer qu’aucun autre insurgé n’attaquerait. En fait, ils avaient juste besoin de deux véhicules avec des Talibans armés : « Deux [d’entre eux] suffisent », m’a-t-elle dit. « Un à l’avant et un à l’arrière. » Elle haussa les épaules. « Vous ne pouvez pas travailler autrement. Sinon, ce n’est pas possible. »
Ce qui nous ramène au cas de la Watan Risk Management, la firme dirigée par les ex-trafiquants de drogue Ahmad Rateb Popal et son frère Rashid, qui sont des membres de la famille Karzaï. Cette firme contrôle notoirement un tronçon clé que tous les camionneurs utilisent : la route stratégique vers Kandahar, appelée l’Autoroute 1. Elle doit donc être considérée comme la route de la guerre dans le Sud et l’Ouest de l’Afghanistan. Par exemple, si l’armée américaine souhaite acheminer des fournitures vers la province du Helmand, les camions de ravitaillement doivent traverser Kandahar.
D’après sept responsables de différentes sociétés militaires privées et de transport, la Watan Risk est la seule qui puisse garantir la sécurité sur cet itinéraire. La raison est simple : cette entreprise est alliée au chef de guerre local qui contrôle cette route. Le site Web de la Watan est assez impressionnant. Il prétend que son personnel « est soigneusement filtré pour éliminer tous les ex-miliciens, les partisans des Taliban ou les individus fidèles aux seigneurs de guerre, aux barons de la drogue ou à tout autre groupe opposé au soutien international en faveur du processus démocratique. » Quelles que soient les méthodes de filtrage utilisées, l’arme secrète de la Watan pour protéger les fournitures américaines passant par Kandahar est un homme nommé le commandant Ruhullah. Réputé être un séduisant quarantenaire, sa voix est étrangement aiguë. Il porte une salwar kameez traditionnelle et une montre Rolex. Il s’associe rarement, pour ne pas dire jamais, avec les Occidentaux. Il commande un vaste groupe de combattants irréguliers sans affiliation gouvernementale connue et son nom, me disent les responsables des firmes de sécurité, inspire l’obéissance ou la peur dans les villages qui bordent ce trajet.
Évidemment, c’est un dangereux business : jusqu’au printemps dernier, Ruhullah avait de la concurrence – un seigneur de guerre unijambiste nommé le commandant Abdul Khaliq. Ce dernier est mort dans une embuscade. Donc Ruhullah est l’unique survivant de cette guerre des routes.
Selon des témoins, il fonctionne comme suit : il attend qu’il y ait des centaines de camions prêts à convoyer vers le sud via cette autoroute. Puis il rassemble ses hommes, les installe dans des 4×4 et des pickups. Nos sources affirment qu’il ne limite pas son arsenal aux AK-47, mais qu’il utilise tous les armements qu’il puisse obtenir. Or, sa principale arme est sa réputation. Et c’est pourquoi la Watan est royalement payée, percevant des frais pour chaque camion qui traverse ce couloir. Le chef américain de la société de transport cité précédemment m’a informé que Ruhullah « facture 1 500 dollars par camion pour se rendre à Kandahar, soit seulement 300 kilomètres. »
Il est difficile de déterminer de quoi il s’agit, exactement : de sécurité, d’extorsion ou d’une forme d’« assurance » ? Puis vient la question suivante : Ruhullah est-il lié aux Taliban ? C’est impossible à déterminer. Comme l’a souligné un vétéran américain de la sécurité privée connaissant cet itinéraire : « Il travaille avec les deux camps… tout ce qui est le plus rentable. Il est le principal commandant. Il doit être impliqué avec les Taliban. Dans quelle mesure ? Personne ne le sait. »
Même NCL, la société d’Hamed Wardak, doit payer. Deux sources bien informées m’ont fait savoir que cette firme envoie sa part des marchandises logistiques américaines dans les convois de la Watan et de Ruhullah. Des sources affirment que la NCL est facturée 500 000 dollars par mois pour les services de la Watan. En résumé, la NCL opère dans le cadre d’un contrat de 360 millions de dollars noué avec l’armée américaine, et cette firme appartient au fils du ministre afghan de la Défense. Or, chaque année, elle verse des millions de dollars à une entreprise appartenant aux cousins du Président Karzaï, et ce pour assurer la protection de ses marchandises.
Hamed Wardak n’a pas donné suite à mes appels téléphoniques. Milt Bearden, l’ancien officier de la CIA lié à cette société, n’a pas non plus souhaité me répondre. Il n’y a rien de mal à ce que Bearden se lance dans les affaires en Afghanistan, mais la divulgation de ses intérêts commerciaux aurait pu être attendue lors d’un témoignage sur la politique américaine en Afghanistan et au Pakistan. Après tout, la NCL pourrait engranger ou perdre des centaines de millions de dollars selon les caprices des décideurs américains.
Il est certainement utile de se demander pourquoi la NCL, une entreprise étrangère au transport routier et peu expérimentée dans le domaine de la sécurité, gagnerait un contrat de 360 millions de dollars. De nombreux initiés afghans se posent des questions. « Pourquoi le gouvernement américain lui donnerait-il un contrat s’il est le fils du ministre de la Défense ? » C’est ce que Mahmoud Karzaï m’a demandé. Frère du Président afghan, il a lui-même été dépeint dans la presse comme un intermédiaire pour accéder à des responsables gouvernementaux. Le New York Times l’a même vertement critiqué. Pour se défendre, Karzaï souligna qu’il s’était abstenu de signer des contrats avec les gouvernements américain et afghan. Comme d’autres l’ont fait, il remarqua qu’Hamed Wardak avait peu d’expérience en matière de sécurité ou de transport routier avant que son entreprise ne reçoive des contrats du Pentagone dans ces secteurs. « C’est une pratique commerciale douteuse », a-t-il déclaré. « Ils ne devraient pas lui offrir ce contrat. Comment se fait-il que cela ne soit pas remis en cause ? »
J’ai eu l’occasion de poser des questions à ce sujet au général Wardak, le père d’Hamed. Il est assez élégant, bien qu’il ne soit plus le « commandant Gucci » débonnaire que Bearden a décrit. J’ai donc interrogé Wardak sur son fils et sur la NCL. « Toute ma vie, j’ai essayé d’être simple et correct, et de lutter contre la corruption », a déclaré le ministre de la Défense. « C’est quelque chose que les gens ont essayé d’utiliser contre moi, donc ce fut douloureux. »
Wardak se contenta d’évoquer brièvement la NCL. Ce problème semble avoir déclenché une rupture avec son fils. « J’étais contre cela depuis le début, et c’est pourquoi nous n’avons pas parlé depuis longtemps. Je n’ai jamais essayé de le soutenir ou d’utiliser mon pouvoir ou mon influence dont il devrait bénéficier. » Lorsque je lui fis savoir que la société de son fils avait noué un contrat de 360 millions de dollars avec le Pentagone, il s’offusqua : « C’est impossible, je n’y crois pas. »
J’ai cru ce général quand il m’a dit ne pas savoir précisément ce que faisait son fils. Or, stopper ce qui ressemble à des ententes illégales peut être plus facile que la prochaine étape à envisager : interrompre les flux d’argent qui vont des contrats du Pentagone vers les potentiels insurgés.
[En 2007], un haut responsable sécuritaire afghan m’informa que les renseignements intérieurs de son pays avaient alerté l’armée américaine sur cette problématique. La Direction de la Sécurité Nationale (DSN) a donc remis aux Américains ce que l’on me dit être des rapports « très détaillés », qui expliquaient comment les Taliban profitaient de la protection des convois de ravitaillement destinés aux Américains.
Le DSN a même proposé une solution : que se passerait-il si les États-Unis prenaient les dizaines de millions versés à des prestataires de sécurité privée et mettaient en place une unité dédiée et professionnelle de soutien des convois pour protéger ses lignes d’approvisionnement ? Cette suggestion est allée nulle part.
Il est d’ailleurs étrange que cette pratique d’acheter la protection des Taliban ne soit pas un secret. J’en ai parlé au colonel David Haight, qui commande la troisième brigade de la dixième division de montagne. Après tout, une partie de l’Autoroute 1 traverse sa zone d’opérations. Que pensait-il des sociétés de sécurité qui payaient les insurgés ? « Le soldat américain qui est en moi en est scandalisé », m’a-t-il déclaré lors d’un entretien dans son bureau de l’avant-poste de Shank, dans la province de Logar. « Mais j’ai conscience que l’on ne peut rien y faire : on paye essentiellement nos ennemis pour leur dire “Hé, ne nous embêtez pas !” Je n’aime pas ça, mais ainsi va la vie. »
Comme l’a expliqué un haut gradé [américain] basé à Kaboul, dans l’ensemble des contrat de sous-traitance en Afghanistan, « nous estimons que 10 à 20% de ces sommes vont aux insurgés. Mon responsable du renseignement dirait que c’est plus proche de 10%. En général, ces transactions se font dans le secteur de la logistique ».
Dans une déclaration à The Nation au sujet des contrats Host Nation Trucking, le colonel Wayne Shanks – qui dirige les affaires publiques des forces internationales en Afghanistan –, a déclaré que les responsables militaires « sont au courant des allégations selon lesquelles des fonds dédiés au ravitaillement pourraient se retrouver entre les mains de groupes insurgés. Or, nous ne soutenons ni ne tolérons directement cette activité, si elle se produit. » Il ajouta que, malgré la surveillance, « les relations entre les contractants et leurs sous-traitants, ainsi qu’entre ces derniers et les autres membres de leurs communautés opérationnelles ne sont pas totalement transparentes ».
Quoi qu’il en soit, le principal problème n’est pas le fait que l’armée américaine ferme les yeux sur cette question. De nombreux responsables reconnaissent ce qui se passe tout en exprimant une profonde inquiétude face à cette situation. Le vrai problème est que – comme pour tant d’autres choses en Afghanistan –, les États-Unis ne semblent pas savoir comment y remédier. [On a pu l’observer en août 2011, lorsque le Pentagone a noué des contrats avec la majorité des sous-traitants accusés de payer les Taliban].
Texte original par Aram Roston
Traduction exclusive par Maxime Chaix
Source : https://deep-news.media/