Thierry Ardisson : J'ai d'abord été contacté par Aurore Bergé (rapporteuse de la mission d'information sur l'audiovisuel français, NDLR) qui m'a demandé de venir parler du service public devant les députés de La République en marche. J'y suis allé pendant une heure, comme ça, sans notes, et ça s'est très bien passé. Derrière, Adrien Quatennens m'a appelé et m'a proposé de venir à ces universités d'été à Toulouse. Ensuite, il y aura Bruno Retailleau et les sénateurs LR.
Vous avez accepté sans hésiter ?
Sans hésiter ! C'est un peu comme sur mes plateaux, j'ai toujours été pour la diversité des origines comme des opinions. Donc, venir parler à La France insoumise ne m'a posé aucun problème. Le système de gouvernement qu'ils préconisent n'est pas vraiment celui que je souhaite, mais ils ont au moins une qualité, c'est qu'ils veulent le bonheur des autres. Ils sont dans une logique où ils essaient d'améliorer le sort des gens. Ils veulent que les pauvres soient moins pauvres. Tu sais, moi, je suis catholique, c'est peut-être mon catholicisme qui me fait m'intéresser à eux alors que je ne suis pas de gauche. J'ai eu la chance de travailler avec Raquel (Garrido), j'ai souvent invité Alexis (Corbière) et même Quatennens, et j'ai découvert des gens sympas. Et finalement beaucoup moins idéologues et dogmatiques qu'on pourrait le croire.
Et puis, après vingt ans chez France 2, vous vous sentiez légitime…
Moi, je n'ai rien à y gagner. Étant un homme blanc de plus de cinquante ans, je n'ai aucune chance de retravailler sur le service public… J'ai passé vingt ans sur France 2, j'ai fait une émission emblématique de ce que, selon moi, doit faire le service public : spectaculariser la culture. La rendre accessible au plus grand nombre. Si tu mets Les Chorégies d'Orange un 2 août à 21 heures, évidemment, ça ne va pas marcher, ce qui permet aux gens qui ne sont pas pour la culture à la télé de dire : « Vous voyez bien que ça ne marche pas… » Je pense que les producteurs du service public doivent mettre de la culture partout, dans toutes les émissions, les jeux, les variétés, les talk-shows, de manière acceptable et agréable. Et ça, c'est très compliqué. De ce point de vue, Tout le monde en parle me donne une certaine légitimité pour parler du service public, oui.
Lors de cette conférence, pourquoi avoir rendu un vibrant hommage à l'ORTF ?
Je ne suis pas « un enfant de la télé », je suis un enfant de l'ORTF ! J'ai grandi en province, je n'avais pas beaucoup de blé, j'ai été nourri par l'ORTF ! À l'époque, c'était l'école du peuple : on n'était pas dans une stratégie « Que veut le public ? On va lui donner », mais « Qu'est-ce qui pourrait faire évoluer les gens ? » C'était une vraie offre culturelle, parfois assez ardue, compliquée, mais il y avait cette volonté. C'était bien mieux aussi en termes de créativité ! Quand Daisy de Galard faisait Dim, Dam, Dom, c'était incroyablement moderne. D'ailleurs, je lui ai demandé d'être la marraine de ma fille… Jean-Christophe Averty, aussi, était le seul vidéaste français !
Finalement, quand on vous écoute, quand on écoute Corbière ou Garrido, on se rend compte que vous êtes assez en phase contre cette « oligarchie » qui dirige les médias, le pays, non ?
Sur le plan économique, je ne peux pas être d'accord avec eux. Tous les systèmes d'économies dirigées ont échoué, on sait très bien que ça ne marche pas. Moi, je suis plutôt libéral, pas ultralibéral parce que l'ultralibéralisme est très cruel. En revanche, sur l'analyse critique de la société, la pensée de Karl Marx, je la trouve juste ! Il existe évidemment une lutte des classes ! Je fais partie d'une génération qui a eu la chance d'avoir encore un ascenseur social, aujourd'hui, ça n'existe plus : les enfants de pauvres restent pauvres, les enfants de riches restent riches, les élites se reproduisent. Sur la partie critique, je suis d'accord avec eux. Bon, ça coince quand ils construisent leur société, parce que ça peut donner l'URSS ou le Venezuela. Je ne vais pas le dire trop fort, je n'ai pas envie de les énerver… (rires)
Emmanuel Macron aurait dû aimer les Gilets jaunes. Il manque d'humanité.
Quand même, un monarchiste chez les Insoumis, ce n'est pas banal…
Moi, je pense que, dans tous les pays, de tout temps, il y a eu des progressistes et des conservateurs, les premiers sont optimistes, les seconds sont pessimistes. Macron a essayé de changer ça, mais on voit bien que c'est bidon. Il y a toujours la gauche et la droite. Comme deux équipes de foot. Nous, dans le système actuel, on élit arbitre le capitaine de l'une des deux équipes, et ça ne marche pas. Moi, je me fous de la monarchie des princes, des princesses, à la Stéphane Bern, mais j'y réfléchis sur un plan théorique, ce qui n'est plus jamais fait. Le principe monarchique a été séquestré par Maurras et l'extrême droite. Il y a six monarchies en Europe, on ne peut pas dire qu'elles soient plus dictatoriales ou tyranniques que la France. Souvent moins… Bref, faire d'un capitaine un arbitre (comme Macron qui a été élu avec 18 % des inscrits), ça ne marche pas. En plus, il est passé par le lycée Henri-IV, Sciences Po, l'ENA, il a travaillé chez Rothschild, il ne connaît pas le peuple, il n'a aucun contact avec lui. En Angleterre, au-delà du Premier ministre qui représente le parti majoritaire, le boulot de la reine, c'est d'incarner le pays et d'aimer son peuple. Pour ce qui est des Insoumis, je pense que, de ce point de vue, on a en commun le même souci du peuple.
Qu'est-ce qui rapproche le monarchiste que vous êtes avec les hérauts de la VIe République ? un Parlement plus fort ? une critique de l'ultra-présidentialisme ?
Bien sûr. Sarkozy Premier ministre, pas de problème. Macron Premier ministre, pas de problème. Même Hollande Premier ministre, pas de problème. Si leur parti a gagné les élections... Mais que ces gens-là aient le pouvoir suprême, ça ne marche pas. Quand Macron est arrivé au Louvre, je me suis dit : « Ça y est, il a compris le corps sacré du roi, et qu'il n'était pas seulement le représentant de La République en marche, mais celui de tous les Français… ». Mais bon, une semaine après, il supprimait l'ISF, donc, on voit bien pour qui il travaille… pour les gens qui l'ont mis là !
Qu'est-ce que vous reprochez à Emmanuel Macron depuis le début du quinquennat ?
Je pense que Macron a été très arrogant, notamment avec les Gilets jaunes. Il aurait dû les aimer, les aimer d'amour. Il manque d'humanité. D'ailleurs, dans l'une de ses dernières communications, il a dit qu'il ferait davantage preuve d'humanité… J'imagine qu'il a fait faire des sondages, et il est ressorti que les gens ont dit ça. Sauf que ça ne se décrète pas, l'humanité.
Vous préférez l'ORTF à France Télévisions, est-ce que vous préférez aussi les responsables politiques d'il y a quarante ou cinquante ans à ceux d'aujourd'hui ?
Je vais passer pour un réactionnaire, mais tant pis. Tout le monde écrit des livres, mais il n'y a plus d'écrivains. Tout le monde fait des films, mais il n'y a plus de cinéastes. Tout le monde fait des chansons, mais il n'y a plus de chanteurs… Il y a un affaissement qualitatif du monde artistique. Où sont les Yves Robert, les Claude Sautet, les Jean-Luc Godard, les Michel Berger, les Francis Cabrel, les Serge Gainsbourg ? ! Aujourd'hui, on a Christophe Maé… Et en politique, c'est pareil. Il y a de moins en moins d'hommes politiques d'envergure. Il y a un vrai appauvrissement. Pourquoi ? Parce que c'est un métier de merde. La politique, il n'y a que des coups à prendre, tu ne gagnes pas d'argent contrairement à ce qu'on peut raconter, et les gens n'ont plus envie d'y aller. La politique a perdu son aura. Aujourd'hui, en plus, l'idéal qu'on donne aux Français, c'est d'être dans les 3 % de Bruxelles ! Quel idéal donne-t-on à un pays comme la France quand on dit : « On a une grande idée, les gars, on va tous se donner du mal pour faire plaisir à Juncker », qui était le patron du plus grand paradis fiscal d'Europe, avant d'être patron de l'UE ? L'idéal est économique, et c'est ça, la grande faute de l'Europe, d'avoir été économique avant d'être culturelle et politique.
Ce système où 40 % des votants sont représentés par 4 % des députés, je n'appelle pas ça la démocratie.
Encore un point commun avec les Insoumis…
L'Europe, on l'a ratée. Quand j'étais jeune, j'étais très européen, il n'y avait pas plus européen que moi. Je suis né en 49, j'ai été élevé dans une France où de Gaulle allait serrer la main d'Adenauer, où on se réconciliait. C'était beau, l'idéal européen. Seulement, aujourd'hui, il a été dévoyé. Aujourd'hui, c'est signer le Ceta qui ruine les agriculteurs. Les députés de La République en marche gueulent quand ils se font emmerder dans leurs provinces, mais les mecs ont voté un accord qui va à l'encontre des gens qui habitent chez eux. Je comprends… J'ai compris les Gilets jaunes, pas les casseurs, les papis et les mamies qui faisaient des tartes aux pommes sur les ronds-points les samedis après-midi. Là où je suis d'accord encore avec Mélenchon (rires), c'est qu'on ne prend pas l'argent où il est. Les 10 milliards (débloqués pour financer les mesures destinées à calmer la colère des Gilets jaunes, NDLR), c'est sur le budget de l'État. Ce n'est pas pour ça que je vais voter pour les Insoumis, mais le système actuel n'est vraiment pas très équitable. Ça me choque, il y a une immoralité flagrante et je trouve normal que les gens se révoltent. J'ai beaucoup soutenu les Gilets jaunes, ça m'a ailleurs peut-être en partie coûté mon job.
À la fin de votre conférence, quand vous étiez encore sur scène, Jean-Luc Mélenchon vous a appelé…
(Il coupe) Oui ! J'étais très content. On était un peu fâchés pour tout dire. La dernière fois qu'il devait venir dans mon émission, j'avais publié un livre, Le Fantôme des Tuileries, dans lequel je raconte justement que les Tuileries ont été brûlées par les communards. J'avais dit : « C'est un peu comme les talibans qui détruisent les bouddhas de Bamiyan en Afghanistan. » Oh, put***, ce que je n'avais pas dit là… Mélenchon m'a répondu : « Tu ne connais pas la souffrance des communards, je te ferai lire les lettres de ceux qui ont été exilés en Nouvelle-Calédonie ! » Personne ne dit le contraire. Mais ça n'empêche que les communards ont brûlé les Tuileries et leur chef, du Louvre, regardait ça comme Néron regardait l'incendie de Rome. Bon, voilà, ça l'a beaucoup énervé et il n'est pas venu dans mon émission. Donc, aujourd'hui, c'est la réconciliation !
Mélenchon ne fait-il pas partie des derniers hommes politiques pour lesquels vous avez de l'attrait ?
Tout à fait. C'est le dernier des Mohicans. Il a une conception du monde, de l'humanité, une vision des choses. Il faut juste qu'il prenne de la hauteur.
Vous, vous ne votez pas. Est-ce à cause du système, du mode de scrutin, de la Constitution ou parce qu'aucune famille politique ou aucun personnage n'a trouvé grâce à vos yeux ?
Quand j'ai vu arriver Sarkozy, j'ai pensé qu'il changerait les choses après l'immobilisme chiraquien. Et puis, finalement, quinze jours après, Cécilia le quitte et il part en sucette. Il n'était pas taillé pour l'aventure… Macron, c'est pareil. Les hommes politiques me fascinent peu de manière générale. Et puis, ce système où 40 % des votants sont représentés par 4 % des députés, je n'appelle pas ça la démocratie. S'il y avait eu plus de députés RN et LFI à l'Assemblée nationale, peut-être qu'on aurait évité les Gilets jaunes !
Preniez-vous du plaisir à interviewer des politiques malgré tous leurs stratagèmes de communication ?
Quand j'invitais un politique, je commençais par lui dire : « Votre attaché de presse m'a demandé de ne pas vous parler de ça, pourquoi ? » Là, il s'étranglait. Ça ne vaut pas le coup de faire ce métier si on ne garde pas sa liberté de parole et de pensée. Quand j'ai eu des remontrances de C8 sur mon attitude envers les Gilets jaunes, ça n'a fait que renforcer ma détermination. Je ne suis pas docile.
Vous n'écoutez pas les patrons de chaîne, vous n'écoutez pas les attachés de presse, vous n'êtes pas satisfait de notre Constitution, de nos règles électorales. Bref, vous êtes un Insoumis, vous aussi ?
Exactement. C'est ce que j'ai dit à Quatennens tout à l'heure : « Je ne suis pas à La France insoumise, mais je suis insoumis ! »