Feuilleton : Chateaubriand, "l'enchanteur" royaliste... (35)
Anne-Louis Girodet, Portrait de Chateaubriand,
Saint-Malo, musée d’Histoire de la Ville et du Pays Malouin.
(retrouvez l'intégralité des textes et documents de cette visite, sous sa forme de Feuilleton ou bien sous sa forme d'Album)
Aujourd'hui : éloge de Louis XVIII...
"...Louis XVIII ne perdit jamais le souvenir de la prééminence de son berceau; il était roi partout, comme Dieu est Dieu partout, dans une crèche ou dans un temple, sur un autel d'or ou d'argile.
Jamais son infortune ne lui arracha la plus petite concession; sa hauteur croissait en raison de son abaissement; son diadème était son nom; il avait l'air de dire : "Tuez-moi, vous ne tuerez pas les siècles écrits sur mon front."
Si l'on avait ratissé ses armes au Louvre, peu lui importait : n'étaient-elles pas gravées sur le globe ? Avait-on envoyé des émissaires les gratter dans tous les coins de l'univers ? Les avait-on effacées aux Indes, à Pondichéry, en Amérique, à Lima et à Mexico; dans l'Orient, à Antioche, à Jérusalem, à Saint-Jean d'Acre, au Caire, à Constantinople, à Rhodes en Morée; dans l'Occident, sur les murailles de Rome, aux plafonds de Caserte et de l'Escurial, aux voûtes des salles de Ratisbonne et de Westminster, dans l'écusson de tous les rois ? Les avait-on arrachées à l'aiguille de la boussole, où elles semblent annoncer le règne des lys aux diverses régions de la terre ?
L'idée fixe de la grandeur, de l'antiquité, de la dignité, de la majesté de sa race, donnait à Louis XVIII un véritable empire.
On en sentait la domination; les généraux même de Bonaparte le confessaient : ils étaient plus intimidés devant ce vieillard impotent que devant le maître terrible qui les avait commandés dans cent batailles.
À Paris, quand Louis XVIII accordait aux monarques triomphants l'honneur de dîner à sa table, il passait sans façon le premier devant ces princes dont les soldats campaient dans la cour du Louvre; il les traitait comme des vassaux qui n'avaient fait que leur devoir en amenant des hommes d'armes à leur seigneur suzerain.
En Europe, il n'est qu'une monarchie, celle de la France; le destin des autres monarchies est lié au sort de celle-là. Toutes les races royales sont d'hier auprès de la race de Hugues Capet, et presque toutes en sont filles. Notre ancien pouvoir royal était l'ancienne royauté du monde : du bannissement des Capet datera l'ère de l'expulsion des rois.
Plus cette superbe du descendant de saint Louis était impolitique (elle est devenue funeste à ses héritiers), plus elle plaisait à l'orgueil national : les Français jouissaient de voir des souverains qui, vaincus, avaient porté les chaînes d'un homme, porter, vainqueurs, le joug d'une race.
La foi inébranlable de Louis XVIII dans son rang est la puissance réelle qui lui rendit le sceptre; c'est cette foi qui, à deux reprises, fit tomber sur sa tête une couronne pour laquelle l'Europe ne croyait pas, ne prétendait pas épuiser ses populations et ses trésors.
Le banni sans soldats se trouvait au bout de toutes les batailles qu'il n'avait pas livrées.
Louis XVIII était la légitimité incarnée; elle a cessé d'être visible quand il a disparu..."
(Mémoires d'Outre-Tombe, La Pléiade, Tome I, pages 940/941)