Feuilleton : Chateaubriand, "l'enchanteur" royaliste... (36)
Anne-Louis Girodet, Portrait de Chateaubriand,
Saint-Malo, musée d’Histoire de la Ville et du Pays Malouin.
(retrouvez l'intégralité des textes et documents de cette visite, sous sa forme de Feuilleton ou bien sous sa forme d'Album)
Aujourd'hui : Mort de Napoléon...
Mort de Napoléon (5 mai 1821)
"Au moment où Bonaparte quitte l'Europe, où il abandonne sa vie pour aller chercher les destinées de sa mort, il convient d'examiner cet homme à deux existences, de peindre le faux et le vrai Napoléon : ils se confondent et forment un tout, du mélange de leur réalité et de leur mensonge...
De la réunion de ces remarques, il résulte que Bonaparte était un poète en action, un génie immense dans la guerre, un esprit infatigable, habile et sensé dans l'administration, un législateur laborieux et raisonnable. C'est pourquoi il a tant de prise sur l'imagination des peuples, et tant d'autorité sur le jugement des hommes positifs.
Mais comme politique ce sera toujours un homme défectueux aux yeux des hommes d'État. Cette observation échappée à la plupart de ses panégyristes, deviendra, j'en suis convaincu, l'opinion définitive qui restera de lui; elle expliquera le contraste de ses actions prodigieuses et de leurs misérable résultats. À Sainte-Hélène, il a condamné lui-même avec sévérité sa conduite politique sur deux points : la guerre d'Espagne et la guerre de Russie; il aurait pu étendre sa confession à d'autres coulpes. Ses enthousiastes ne soutiendront peut-être pas qu'en se blâmant il s'est trompé sur lui-même. Récapitulons :
Bonaparte agit contre toute prudence, sans parler de nouveau de ce qu'il y eut d'odieux dans l'action, en tuant le duc d'Enghien : il attacha un poids à sa vie. Malgré les puérils apologistes, cette mort, ainsi que nous l'avons vu, fut le levain secret des discordes qui éclatèrent par la suite entre Alexandre et Napoléon, comme entre la Prusse et la France.
L'entreprise sur l'Espagne fut complètement abusive : la péninsule était à l'empereur; il en pouvait tirer le parti le plus avantageux : au lieu de cela, il en fit une école pour les soldats anglais, et le principe de sa propre destruction par le soulèvement d'un peuple.
La détention du pape et la réunion des États de l'Eglise à la France n'étaient que le caprice de la tyrannie par laquelle il perdit l'avantage de passer pour le restaurateur de la religion.
Bonaparte ne s'arrêta pas lorsqu'il eut épousé la fille des Césars, ainsi qu'il l'aurait dû faire : la Russie et l'Angleterre lui criaient merci.
Il ne ressuscita pas la Pologne, quand du rétablissement de ce royaume dépendait le salut de l'Europe.
Il se précipita sur la Russie malgré les représentations de ses généraux et de ses conseillers.
La folie commencée, il dépassa Smolensk; tout lui disait qu'il ne devait pas aller plus loin à son premier pas, que sa première campagne du nord était finie, et que la seconde (il le sentait lui même) le rendrait maître de l'empire des czars...
...Mais il perdit l'Europe avec autant de promptitude qu'il l'avait prise; il amena deux fois les alliés à Paris, malgré les miracles de son intelligence militaire. Il avait le monde sous ses pieds et il n'en a tiré qu'une prison pour lui, un exil pour sa famille, la perte de toutes ses conquêtes et d'une portion du vieux sol français.
C'est là l'histoire prouvée par les faits et que personne ne saurait nier. D'où naissaient les fautes que je viens d'indiquer, suivies d'un denoûment si prompt et si funeste ? Elles naissaient de l'imperfection de Bonaparte en politique." (Mémoires d'Outre-tombe, La Pléiade, tome 1, pages 995/996/997)