Motu proprio Traditionis Custodes : et maintenant ?, par Jean Bouër.
La volonté pontificale de supprimer de facto la forme extraordinaire du rite romain a déclenché des réactions contrastées, qui dessinent sans doute la carte spirituelle et géographique de l'influence de François.
Le motu proprio Traditionis Custodes du 16 juillet 2021 a fait l’effet d’un coup de massue dans le monde catholique traditionnel, et bien au-delà. Il soumet la célébration du missel tridentin, dont Benoît XVI avait libéralisé en 2007 la célébration, à l’autorisation de l’évêque, non sans conditions drastiques : pas de célébration dans les église paroissiales, interdiction de créer des paroisses personnelles et même autorisation de Rome quand le prêtre a été ordonné après la date du motu proprio (!)… D’aucuns dénoncent un système intentionnellement mesquin, qui ne vise qu’à éteindre l’usage du missel traditionnel. Cela semble le cas, car on doute que, suivi à la lettre, le motu proprio permette la survie du rite tridentin, surtout quand son auteur envisage le passage des fidèles de l’ancien rite au nouveau. Les deux versions antérieures au motu proprio étaient, paraît-il, encore plus restrictives… Cette fois-ci, on revient plutôt à un système de concession conformément à ce qui existait avant le motu proprio Summorum Pontificum du 7 juillet 2007. Sa célébration est donc désormais subordonnée à l’autorisation de l’évêque diocésain. C’est le régime qui était en effet pratiqué sous Jean-Paul II avec l’indult Quattuor abhinc annos du 3 octobre 1984 et le motu proprio Ecclesia Dei du 2 juillet 1988, mais à la différence près que ce dernier texte recommandait encore une « application large et généreuse » de l’usage du rite traditionnel, alors que François envisage clairement sa disparition… Au-delà des intentions et des aléas – les papes passent, l’Église demeure –, la « balle » est surtout dans le camp des évêques. Appelés à régir la nouvelle situation liturgique dans leur diocèse, ce sont eux, avec les fidèles, qui contribueront à éteindre ou à maintenir le missel traditionnel. Leur réaction est représentative de la situation de l’Église. Si on examine les différentes attitudes, elles révèlent beaucoup de choses, explicites, mais aussi implicites, dans le jeu ecclésial actuel.
Un maintien sans encombre : le cas des États-Unis d’Amérique
Une réaction assez classique a été le maintien des célébrations tridentines actuelles. Munies de l’autorité que leur reconnaît Traditionis Custodes, un certain nombre d’évêques ont confirmé les célébrations prévues dans les diocèses. Le cas est patent dans plusieurs diocèses des États-Unis. Même le libéral cardinal Cupich, archevêque de Chicago, a clairement affirmé qu’il maintenait les célébrations dans son diocèse. A-t-il perçu le malaise chez des fidèles, mais aussi l’affaiblissement chronique du pontificat de François ? L’archevêque de San Francisco, Mgr Salvatore Cordileone, a montré son ardeur à garantir la pérennité du rite tridentin : il a non seulement maintenu le nombre des célébrations mais, symboliquement, il a confirmé une messe tridentine mensuelle à la cathédrale de l’Assomption. Il s’est surtout exprimé publiquement sans aucune acrimonie pour le rite tridentin qu’il salue positivement, tout en se déclarant désolé des attaques contre François. Une démarche habile qui permet de continuer les célébrations traditionnelles sans mettre de l’huile sur le feu. D’autres évêques sont allés jusqu’à une dispense de l’application du Motu proprio. Mgr Thomas Paprocki, évêque de Springfield (Illinois), a usé d’une faculté prévue par le Code de droit canon qui permet à l’évêque diocésain de « dispenser les fidèles des lois disciplinaires tant universelles que particulières portées par l’autorité suprême de l’Église pour son territoire ou ses sujets » (canon 87, al.1er). Mgr Donald Hying, évêque de Madison (Wisconsin) indique que les prêtres qui souhaitent célébrer la messe traditionnelle « peuvent présumer » son autorisation. Les autres évêques appliquent le texte en autorisant les célébrations mais ne se privent pas de termes élogieux à l’égard de l’usus antiquior. Ainsi, ils affirment « reconnaître les nombreuses et précieuses contributions apportées à la vie de l’Église par ces célébrations » (Mgr Edward Scharfenberger, évêque d’Albany) ou voient dans le rite tridentin « une source de bénédiction et de croissance » (Mgr Thimothy Broglio, évêque aux armées). Des propos positifs tristement absents de la plume de François… Seuls quelques évêques ont mis fin aux célébrations traditionnelles. Mais on notera qu’ils ne sont pas tous progressistes, à l’exception de Mgr Anthony Taylor (Little Rock, Arkansas) – nommé par Benoît XVI – ou de Mgr Steven Biegler (Cheyenne, Wyoming). Le plus intéressant est que les évêques qui ont suspendu les célébrations tridentines ne sont pas nécessairement ceux qui ne voulaient pas, en juin dernier, que l’épiscopat américain demande aux hommes publics de respecter la « cohérence eucharistique », c’est-à-dire l’obligation de ne pas communier quand on défend publiquement l’avortement ou les mesures « sociétales »… Quant au cardinal Wilton Gregory, l’actuel archevêque de Washington, il a interdit la messe du 15 août, prévue de longue date mais a quand même maintenu les célébrations régulières dans son diocèse. Les évêques français n’ont guère montré d’ardeur particulière à remettre sur le tapis une guerre liturgique qui peut fragiliser l’unité de leur diocèse… N’ont-ils pas préféré indiquer que tout continuerait ? En Allemagne, le cardinal Marx n’a pas non plus marqué le désir de supprimer les célébrations traditionnelles. Malgré sa participation au « chemin synodal », n’était-il pas en froid avec François ?
Des restrictions qui peuvent confiner au grotesque…
Il y a bien sûr des évêques qui ont supprimé les célébrations dans leurs diocèses. Mais encore faut-il reconnaître que le « mouvement » tridentin y était moins étendu ou que les célébrations avaient un caractère moins stable. Ou tout simplement qu’elles étaient plus récentes. D’où un ancrage plus précaire qui permet de mettre fin à une célébration. En Biélorussie, l’administrateur apostolique du diocèse de Moguilev a supprimé la messe traditionnelle mensuelle, mais celle-ci n’existait que depuis un an. Dans certains cas, les évêques ont tout simplement interdit la célébration des messes traditionnelles alors qu’elles n’avaient jamais été autorisées. Tout en prohibant des ornements, comme la chasuble « boite à violon », utilisés dans la liturgie tridentine (au passage, la chasuble gothique est aussi préconciliaire et avait, semble-t-il, les préférences de Pie XII…). C’est par exemple le cas au Costa Rica. Un évêque est même allé encore plus loin dans la surenchère : Mgr Bartolomé Buigues Oller, évêque d’Alujela, a non seulement interdit le missel tridentin, mais proscrit toute célébration du missel de Paul VI en latin, quitte à suspendre un prêtre qui suivait cette option « modérée »… Un évêque chilien est même allé jusqu’à interdire la retransmission sur internet (!) des célébrations tridentines. La régulation épiscopale devient un véritable concours dans la mesure la plus cocasse…
Cartographie d’une explication
La pratique des autorisations/interdictions est surtout une cartographie des attitudes épiscopales et ecclésiales actuelles à l’égard de la messe traditionnelle. Là où les célébrations avaient eu lieu sans trop de difficultés, quelquefois après de longs combats, les évêques n’ont pas jugé utile de les remettre en cause. Là où elles étaient précaires ou inexistantes, elles sont tout simplement interdites ou appelées à disparaître. Pour résumer, là où cela se passait bien, cela n’ira pas trop mal ; là où cela n’allait pas, cela ira encore plus mal… On pourra dire que les solutions apparues ces dernières semaines manifestent une cartographie de la situation liturgique tridentine. L’autre cartographie que ces attitudes révèlent, c’est la différence de formation religieuse, mais aussi de pratique dans la « gestion » ecclésiale, selon les pays et les continents. Les évêques d’Europe ou des États-Unis sont dans des pays où les conflits sont plus ancrés : ils connaissent les querelles liturgiques du passé et ne veulent plus les revivre. D’où leur étonnement face à un texte, qui semble même avoir gêné Mgr Olivier Leborgne, évêque d’Arras et vice-président de la Conférence des évêques de France (CEF), interrogé sur KTO. Les évêques français avaient trainé les pieds pour Summorum Pontificum mais, curieusement, la massue de Traditionis Custodes les a surpris, à part peut-être Mgr Roland Minnerath, l’archevêque bientôt émérite de Dijon, qui n’a pas hésité à déloger la Fraternité Saint-Pierre… Il aurait été au courant du fait que quelque chose se tramait à Rome. Mais en tout cas, la brutalité sans détour du motu proprio a peut-être dérouté des évêques habitués à des affrontements plus feutrés… On peut aussi subodorer une connaissance de la liturgie et de ses développements bien meilleure dans le monde occidental – mieux documenté – qu’ailleurs. Comment expliquer l’étonnement de Mgr Robert Mutsaerts, évêque auxiliaire de Bois-le-Duc (Pays-Bas), qui déplore « de nombreuses inexactitudes factuelles » dans le motu proprio ? L’évêque soulève l’existence d’un contresens flagrant dans la comparaison entre l’œuvre liturgique du concile de Trente et celle de Vatican II. Lisons ce qu’il écrit au sujet de ces « inexactitudes factuelles » : « L’une est l’affirmation que ce que Paul VI a fait après Vatican II serait la même chose que ce que Pie V a fait après Trente. C’est complètement loin de la vérité. N’oublions pas qu’avant cette époque divers manuscrits circulaient et que des liturgies locales avaient vu le jour ici et là […]. Trente voulait restaurer les liturgies, éliminer les inexactitudes et vérifier l’orthodoxie. Le Concile de Trente n’a pas demandé de réécrire la liturgie, ni de nouveaux ajouts, de nouvelles prières eucharistiques, un nouveau lectionnaire ni un nouveau calendrier. Il s’agissait de garantir une continuité organique ininterrompue. » On ne saurait mieux dire ! Or il semble que dans certains pays d’Amérique du Sud, l’épiscopat pâtisse de mauvaise formations liturgiques et théologiques : la messe, c’est ce que demande de faire le Pape, et obéissons-lui ! Et, à l’instar des caudillos sud-américains, il faut montrer que l’on obéit et surtout que l’on sait se faire obéir. D’où ces interdictions pittoresques et caricaturales.
Quelles perspectives pour le rite tridentin ?
Bien sûr, des questions restent posées, surtout quand le texte émane d’une fin de pontificat. Les conditions restrictives seront-elles suivies à la lettre ? Les évêques souhaiteront-ils être bridés ? Traditionis Custodes interdit les églises paroissiales. Mais la diminution de la pratique religieuse et la suppression de paroisses qui lui est corrélative aboutiront logiquement à augmenter les églises qui n’ont plus de caractère paroissial… On se demande aussi comment le système bureaucratique mis en place par le motu proprio pourrait ne pas être assoupli par le jeu empirique de la pratique… Des évêques auront-ils envie de saisir continuellement le pouvoir romain et les services de la curie ? Il se murmure à Rome que certains dicastères sont sérieusement à l’arrêt… Auront-ils envie de se pencher sur des dossiers à examiner pour savoir s’il faut autoriser un prêtre à célébrer selon le rite traditionnel ? On pourrait vaguement esquisser l’apparition de coutumes atténuantes. Enfin, Traditionis Custodes ne dit rien sur l’usage privé du rite traditionnel. Les prêtres pourront la célébrer en catimini et diffuser le missel traditionnel parmi leurs confrères. Ils pourront également dire la messe tridentine en privé, tout en étant, par exemple, à proximité de leurs fidèles… On peut aussi imaginer qu’elles n’apparaîtront plus dans les ordos diocésains tout en étant célébrées. Des sortes de messes publiques, mais clandestines ? On peut supposer que les astuces ne manqueront pas ! Car la question du motu proprio soulève surtout la dynamique de la diffusion du missel traditionnel. Si cette dynamique commencée en 1988 est ancrée depuis un moment, il sera difficile de l’arrêter et on peut prévoir une multiplication des contorsions au bon droit du Pape, si évêques et fidèles font preuve d’intelligence et de bon sens. Au pire, l’autorité suprême peut entraver – très momentanément – le développement du rite tridentin avant qu’il ne rebondisse davantage. Et les persécutions, si brutales soient-elles, n’empêcheront pas des réactions dans une Église bien moins disposée envers François qu’on ne le croit. En attendant le prochain pontificat ?
Illustration : Mgr Thomas Paprocki, évêque de Springfield et marathonien confirmé, a publié un décret autorisant la célébration de la messe sous la forme extraordinaire. En 2019, il avait interdit d’eucharistie John Cullerton, le président Démocrate du sénat d’Illinois, à cause des lois pro-avortement qu’il avait fait voter.
Source : https://www.politiquemagazine.fr/