Dette publique : ce que l’on voit, ce que l’on ne voit pas, par Olivier Pichon.
Toute dette publique est d'abord et au final une décision politique, et donc une décision de violence politique : violence de l'impôt, surtout quand il est justifié par des considérations extra-nationales et moralisantes. Une violence qui s'exerce surtout à l'encontre des classes pauvres.
Il est entendu comme une évidence que la dette n’est pas un problème tant le déferlement de monnaie de singe (le quantitative easing, assouplissement monétaire) devrait continuer par la grâce de la BCE. Il est vrai que le coût du service de la dette, en France, a baissé logiquement en raison de taux nuls ou négatifs : en 2018 les intérêts représentaient 3 % de la dépense publique contre plus de 6 % dans les années 90 pour une dette plus modeste. Mais le service de la dette, avant Covid, était quand même de plus de 40 milliards par an, qui seraient les bienvenus pour les ministères régaliens. C’est ainsi que la classe politique se pense à l’abri de la contrainte de la dette et peut se montrer dispendieuse des deniers publics qui lui permettent encore, dans un contexte de pandémie et d’effervescence sociale et politique, d’acheter à bon compte la paix sociale. Mais jusqu’à quand ?
Le ratio dette publique sur PIB (115 % du PIB, déficit budgétaire à 9,2 %) ne semble pas inquiéter les créanciers qui ne paraissent pas vouloir s’assurer du risque par des taux plus élevés. En revanche, elle pénalise les épargnants quand les obligations de l’État ont un rendement des plus médiocres. Cette étrangeté quasiment sans précédent dans l’histoire économique ne s’explique pas exclusivement par la générosité de la BCE, tandis que les agences de notation ne déclassent pas non plus la France à raison de ses dettes.
Le monopole de la violence
L’explication tient au monopole de la violence que possède l’État et à sa capacité à obtenir par la contrainte des ressources fiscales sans cesse croissantes, souvent dissimulées, avec l’aide de la Commission européenne, sous le couvert de la norme et de l’écologiquement ou sanitairement correct, voire de morales à deux sous, telles “sauver la planète”, “aider au développement”, “promouvoir des comportements inclusifs”. C’est pourquoi on peut considérer la dette comme le moyen d’une forme de tyrannie. Ainsi, l’État est solvable non pour des raisons économiques (équilibres financiers) mais pour des raison politiques. Il faut donc s’interroger sur les conséquences de cette dette. Elles sont de deux ordres : monétaires et sociologiques.
Conséquences monétaires
En bonne logique, sur le plan monétaire, la France débitrice devrait connaître un taux de change défavorable et sa monnaie, si elle en avait une en propre, se déprécierait à raison de ce taux défavorable. On sait que l’euro, réputé monnaie unique en théorie, la protège de ce risque mais, là aussi, le risque n’est pas totalement écarté, car les Target [1] pourraient faire apparaître que l’euro français est plus faible que l’euro allemand (c’est encore plus vrai pour l’euro italien) : nous serions alors dans un régime de monnaie commune.
La dette favorise l’expansion d’une classe de rentiers.
Par ailleurs, cette dette est détenue à 60 % au moins par l’étranger, ce qui produit de l’évasion de richesses et est un gage d’affaiblissement de la puissance. Et, d’un autre côté, les impôts que lève cet État tout puissant enchérissent les coûts de la main d’œuvre en France. Plus encore, les taux d’intérêt négatifs pour l’État incitent ce dernier à ne pas se réformer, autrement dit à ne jamais réduire les dépenses improductives, généralement idéologiques (remarquons que l’ordre et la sécurité sont mal assurées en France, les fonctions régaliennes étant réduites à la portion congrue). L’État est moins fécond dans la dépense et sa captation de richesses produit un effet bien connu d’éviction par les investissements publics – surtout lorsqu’ils s’encombrent des contraintes politiciennes du discours à la mode (écologie, antiracisme, et maintenant l’arsenal woke) –, moins productifs qu’un investissement privé.
Une classe de rentiers de l’État par la dette publique
Sur le plan sociologique, la dette favorise l’expansion d’une classe de rentiers au détriment de l’activité réellement productive. Cette classe s’accommode facilement de la financiarisation mondiale de l’économie aux antipodes d’une nation adonnée à l’industrie : là gît la désindustrialisation française. Une classe d’oisifs qui ne travaillent guère et une classe d’actifs sur lesquels pèse le poids de cette dette. La République qui affiche l’égalité partout, dans ces conditions fiscales, s‘accommode d’une inégalité entre ceux qui peuvent bénéficier des revenus de la dette et ceux qui paient via l’impôt les intérêts de cette dette.
Plus grave encore : par la contrainte réglementaire, l’État a obligé les établissements financiers (établissements majoritairement dirigés par d’anciens hauts fonctionnaires), banques, compagnies d’assurances et caisses de retraite, à être détenteurs de la dette française. Ce qui revient à assurer la protection d’un régime financier favorable aux élites financières et administratives du pays, car la porosité est grande entre le secteur financier et la haute administration.
Inflation, faillite, croissance nulle, un bilan
Enfin, on ne peut exclure que cette cascade monétaire induise une forte inflation comme cela a commencé aux États-Unis. Dans ce cas aussi l’inflation va creuser les inégalités selon que vous serez en revenus fixes ou en revenus indexables sur les prix ; retraités, salariés, épargnants en seront aussi victimes, tandis que vendeurs et acheteurs à taux bas verront croitre leurs revenus, au moins nominalement. Au surplus, si les États évitent les faillites, ils ne font que reporter le risque sur la banque centrale qui, en monétisant leur dette, « encaisserait » à tous les sens du terme le risque de faillite, sans compter que, avant même cette échéance fatale, la politique d’assouplissement monétaire n’a pas été capable de favoriser la croissance en Europe qui connaît les taux les plus bas du monde. Enterrement de première classe de la thèse de Keynes selon lequel laquelle la « cheap money » produit de la croissance.
Pour l’heure, le système semble tenir, mais il contredit l’affirmation d’indépendance de la BCE voulue par les traités puisque celle-ci doit sa survie à la force et à la contrainte, celle du monopole, celle d’accepter sa monnaie, celle des États qui composent le système de l’euro et qui utilisent la violence légale – la France étant ce coup-ci au premier rang. C’est pourquoi l’euro est bien un enfant bâtard du jacobinisme français et c’est ainsi que s’explique l’attraction des monnaies numériques alternatives, que la BCE veut contrer par son projet de monnaie numérique monopolistique.
Illustration : L’Euro est une traite permanente tirée sur les revenus des européens les plus pauvres.
[1] . Le système Target 2 est un organe du SEBC entré en vigueur en 2007, grosso modo ; les soldes Target 2 tracent le passage des frontières (eh oui, elles existent) par les euros. En cas de déficit de la balance des paiements entre la France et l’Allemagne, par exemple, si les banques commerciales allemandes, par manque de confiance, ne font plus crédit à leurs homologues françaises, le seul recours est la BCE. Comme il y a davantage d’euros français qui passent de la France à l’Allemagne, ce pays se retrouve avec plus d’euros que ceux créés par ses propres banques (soldes Target). On imagine aisément ce qui se passerait si les monnaies n’étaient pas intégrées au SBCE : une dépréciation conduisant à la dévaluation, Target 2 étant là pour sauver l’euro.
Source : https://www.politiquemagazine.fr/