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Droit du travail : les armées européennes bientôt aux 35 heures ?, par Natacha Polony.

"Dans cette histoire un peu grotesque de militaires au repos, il est question de démocratie, d’indépendance, de liberté et du sens de la vie."
© Hannah Assouline.

Ce jeudi 15 juillet, la Cour de Justice de l'Union européenne (CJUE) a rendu un arrêt affirmant que le temps de travail des militaires serait désormais soumis au droit européen, une décision contraire à la doctrine française, selon laquelle les forces armées sont censées être « disponibles en tout temps et tous lieux ». Pour Natacha Polony, directrice de la rédaction de « Marianne », on comprend là que l’Europe a renoncé à toute vision non comptable de l’existence humaine.

On imagine assez bien la scène, surréaliste à souhait : une offensive, sur un territoire quelconque ; des soldats français protégeant les populations, partant à l’assaut de l’ennemi. Il faut des renforts. Ah ! non, désolé, pas ces hommes-là : ils sont en récup ! Oui, ils étaient sur l’assaut d’hier, ils ont enquillé les heures. Comprenez, mon colonel, on va se faire taper sur les doigts, on n’est pas dans les clous sur le temps de travail. Déjà, la dernière fois, l’attaque de notre ambassade a duré quinze heures, du coup, il y en a deux qui se sont fait une semaine à cinquante-cinq heures, ce n’est pas possible…

On se doute qu’on force le trait. Tout ceci est une fiction. On se doute même que les fonctionnaires de Bruxelles et les juges de la Cour de Justice de l’Union européenne qui veulent à toute force soumettre l’armée française à la directive sur le temps de travail n’ont pas l’intention de faire advenir ce délire. D’ailleurs, l’application de ladite directive exclut le temps des opérations. Notre colonel ne se fera taper sur les doigts que lors des exercices. Histoire d’être certain que les soldats, en opération, découvrent les joies du manque de sommeil et du dépassement de soi.

Magnifique condensé de notre époque

Car la CJUE vient de rendre, le 15 juillet, un arrêt stipulant qu’il « ne saurait être considéré que l’intégralité des activités exercées par les militaires présentent des particularités telles que celles-ci s’opposent à toute planification du temps de travail respectueuse des exigences imposées par la directive 2003/88 ». Elle répondait ainsi à l’opposition de la France, de l’Espagne et de la Slovénie à l’application de cette directive à leur armée. Résumons : au départ, un litige opposant un sous-officier slovène à sa hiérarchie concernant une activité de garde qu’il estimait devoir lui être rémunérée en supplément de sa solde. Le litige remonte jusqu’à la CJUE, dont l’avocat général décide de s’aligner sur la position allemande : il existerait dans l’armée une différence entre les activités « normales », durant lesquelles les militaires seraient des travailleurs comme les autres, et les « opérations », durant lesquelles ils devraient être disponibles sans compter leurs heures.

« On comprend que l’Europe a renoncé à toute vision non comptable de l’existence humaine. »

Magnifique condensé de notre époque. Quelques-uns, dans ce pays, choisissent de vouer leur vie à la défense de la patrie. Dans une société qui organise l’amoindrissement de tout en réduisant chaque millimètre de l’activité humaine à l’échelle du spectacle et de la consommation, quelques réfractaires considèrent encore que la vie ne prend un sens que lorsqu’on la consacre à plus grand que soi, et, parmi ces réfractaires, certains pensent que ce « plus grand » peut être leur pays et sa perpétuation, et une poignée de technocrates et de juristes zélés viennent leur expliquer que le dernier bastion qui résiste à la normalisation doit absolument tomber.

Obsession administrative pour la comptabilisation du temps de travail

Entendons-nous bien. Il ne s’agit pas de prétendre que, sous prétexte qu’un soldat s’est engagé, il doit être exploitable à merci. Il ne s’agit pas de croire qu’il n’y a pas, parfois, des abus. On peut même considérer que le temps de repos obligatoire de onze heures par vingt-quatre heures permet de préserver la lucidité et l’efficacité des hommes. C’est le cas en médecine, où certaines gardes ressemblent davantage à du funambulisme qu’à de la haute précision.

Mais l’obsession administrative pour la comptabilisation du temps de travail dans des domaines qui relèvent de la vocation et non de l’exploitation d’un travailleur en position de faiblesse traduit une réduction de la vie humaine à sa plus petite dimension et le refus de cette liberté fondamentale que constitue l’engagement. L’engagement pour la patrie, l’engagement au service des autres, ou tout simplement au service d’une passion. Le message que l’Europe envoie désormais à la jeunesse est on ne peut plus terre à terre : le travail, quel qu’il soit, est une torture, et les pouvoirs publics, dans leur bienveillance, préservent ce qui doit être votre unique épanouissement, le loisir, le divertissement, c’est-à-dire ce moment béni où vous consommez.

Accessoirement, on comprend que l’Europe a renoncé à toute vision non comptable de l’existence humaine. On n’ose ajouter à toute idée de puissance. Non pas au sens où l’entendraient les contempteurs de la civilisation européenne réduite à sa dimension de domination, mais la puissance comme capacité de peser sur l’histoire humaine. Donc comme capacité de maîtriser son destin. En Europe, désormais, on ne vit pas. On compte.

« Dans cette histoire un peu grotesque de militaires au repos, il est question de démocratie, d’indépendance, de liberté et du sens de la vie. »

Emmanuel Macron, à la veille du 14 juillet, avait annoncé l’opposition de la France à cette banalisation de son armée. Mais a-t-on la force de refuser tout à coup ce qu’on a applaudi des années durant ? Ce qu’on appelle gouvernement des juges n’est pas la mise en examen de tel homme politique par un magistrat adepte des opérations « Mains propres », c’est la soumission du politique, et plus globalement de la volonté du peuple, à des jurisprudences relevant d’interprétations, par des juges non élus, de textes qui n’ont pas, contrairement à une Constitution, été délibérés et votés par le peuple. De sorte que, dans cette histoire un peu grotesque de militaires au repos, il est question de démocratie, d’indépendance, de liberté et du sens de la vie.

Source : https://www.marianne.net/

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