Service public et idéologie française, par Michel Onfray.
Samedi 8 mai, Marie Drucker présente, dans une émission intitulée «Au bout de l’enquête. La fin du crime parfait?», un film de Virginie Selvetti. Il s’agit d’une enquête en deux volets sur l’affaire de Bruay-en-Artois.
Virginie Selvetti, à qui l’on doit ces deux heures de télévision de propagande, est connue pour avoir publié un ouvrage intitulé Une année de crimes en France avec, en lieu et place habituelle du nom de l’auteur, ma mention «Jacques Pradel présente». On peut lire ceci sur le bandeau: «Les 625 meurtres commis en France en 2009 du 1° janvier au 31 décembre» - il me semble que «2009» aurait suffi, mais bon... Au pied de la couverture on apprend qu’elle a écrit ce livre avec deux autres personnes.
Deux mots pour qui ignorerait cette affaire: le 6 avril 1972, à Bruay-en-Artois, une ville du nord minier, une jeune fille de presque seize ans, Brigitte Dewaere, est retrouvée morte, abandonnée dans un terrain vague, nue, le visage et le corps mutilés, non loin de la maison d’une commerçante divorcée, Monique Mayeur. Cette dernière avait pour amant un notaire catholique, Pierre Leroy, qui vivait seul chez sa mère et fréquentait parfois des prostituées dont le film nous dit qu’elles témoignaient qu’il avait un certain goût pour le sadomasochisme sans préciser qu’elles ont ensuite avoué avoir menti.
Henri Pascal, le juge d’instruction parle beaucoup aux journalistes et communique à partir de rien de bien solide. Il invoque son intime conviction et parle d’un «faisceau de présomptions graves et concordante» sans jamais être capable de prouver quoi que ce soit. Avant même que le procès n’ait eu lieu ou que l’instruction soit terminée, ce juge de gauche nourrit copieusement la meute des journalistes avec un discours idéologique : ce bavard qui ne sait plus s’arrêter dès qu’il commence à parler, dixit sa petite-fille ici invitée à témoigner, bafoue le secret de l’instruction, communique sur ses convictions sans preuve et tient un discours militant en forme de compagnonnage avec le tout nouveau Syndicat de la magistrature (SM). L’enquête montre que ni le notaire ni sa maitresse ne sont en cause. Après avoir été trainés dans la boue, ils bénéficieront d’ailleurs d’un non-lieu. Mais «l’extrême gauche française», comme il est dit dans le film sans plus de précision, politise l’affaire.
La réalisatrice ne dit pas que le juge Pascal invente la collusion entre les magistrats de gauche et les journalistes, qu’il bafoue le secret de l’instruction, qu’il efface la justice au profit du militantisme - autrement dit: qu’il invente la situation dans laquelle nous nous trouvons.
On aurait pu attendre de cette enquête de deux heures fiancées avec l’argent du contribuable autre chose qu’un récit inspiré par Détective. Par exemple on aurait pu y découvrir la généalogie de cet État dans l’État qui caractérise une partie de la justice française contemporaine. L’attelage du juge de gauche et des journalistes de la même couleur politique vit dans cette affaire ses premières heures.
Le silence de la réalisatrice qui épargne cette collusion des juges et des journalistes qui détruisent la réputation de leurs ennemis politiques transformés en monstres lâchés à la foule et lynchés par elle, concerne également ceux des journalistes qui, à cette époque, ont attisé la haine d’un peuple miséreux contre les notables de la bourgade. On voit quelques images glaçantes de ces pauvres gens qui appellent à la mort du notaire et de la commerçante, qui jettent des pierres sur leurs maisons, à qui l’on prête des slogans de haine bombés sur le mur de Monique Mayeur avec le talent d’un militant politique aguerri, qui coursent la voiture dans laquelle la police embarque les notables. Mais ce ne sont ici que bribes d’images sans analyse. Le peuple transformé en populace par les gauchistes: voilà une pratique courante qui méritait elle aussi analyse, qu’on se souvienne récemment de la permanence de cette méthode avec les gilets jaunes.
Dommage que l’analyse ait manqué, car l’expression pudique d’«extrême gauche française» utilisée par Virginie Selvetti méritait développements . De la même manière qu’il ne fut jamais dit, pendant ces deux longues heures sans substance, que le juge Henri Pascal était plus un militant de gauche qu’un serviteur de la justice, il fut passé sous silence que cette extrême gauche française méritait plus qu’une rapide évocation.
Faire de l’histoire plutôt que de la propagande et du militantisme eut été facile, il aurait suffi de rappeler le rôle tenu dans cette affaire par les maoïstes en général et par Serge July en particulier, dans l’excitation du petit peuple à faire justice lui-même du notaire et de la commerçante en les massacrant comme au bon vieux temps de la Révolution française avec piques et couteaux, faux et serpes, fourches et hachoirs - en attendant le retour de la guillotine…
Virginie Selvetti reprend quelques informations: les miséreux, déjà instrumentalisés par l’extrême-gauche, voulaient dépecer ces cochons de bourgeois. Mais pourquoi rien sur La Cause du peuple, ce journal qui invite à faire couler le sang? Pourquoi rien sur le rôle tenu par Serge July dans cette affaire? Son nom n’est même pas prononcé en cent vingt minutes. Pourquoi n’avoir pas dit que Jean-Paul Sartre était venu soutenir ces intellectuels en se vautrant dans la démagogie ouvriériste la plus abjecte? Pourquoi ne pas porter à la connaissance du téléspectateur que Beauvoir se rendit à Bruay elle aussi et qu’elle avait le projet d’un film sur cette affaire avec Marin Karmitz? Ou qu’elle écrivit un texte sur ce sujet pour la télévision allemande, La Haie , un texte qui, étrangement, ne figure pas dans Les écrits de Simone de Beauvoir que Claude Francis et Fernand Gontier ont publié depuis lors chez Gallimard? Pourquoi ne pas mentionner le soutien de Michel Foucault qui fit lui aussi le voyage? Pourquoi ne pas dire que Sartre et July créent sur place un bureau de La Cause du peuple qui prend fait et cause, on s’en doute, pour le juge Henri Pascal?
Le journal fabriqué sur place s’appelle Pirate. On y trouve ce genre de propos concernant les accusés du tribunal révolutionnaire: «Il faut les faire souffrir petit à petit», « Qu’ils nous les donnent et nous les découperons morceau par morceau au rasoir!», « Je le lierai derrière ma voiture et je roulerai à 100 à l’heure dans Bruay», «Il faut lui couper les couilles». On reproche à Monique Mayeur d’acheter de la langouste à 300, 400 francs chaque semaine. Il est dit que Leroy a mangé une pièce de viande de 800 grammes à lui tout seul le soir du drame. July fait partie des rédacteurs de ce journal - voir le livre de Pascal Cauchy: « Il n’y a qu’un bourgeois pour avoir fait ça ». L’affaire de Bruay-en-Artois, (éd. Larousse, p. 129). Ce beefsteak bien sanglant réapparait sous la plume de la journaliste Katia Kaupp dans Le Nouvel Observateur dans son édition du 24 avril 1972. Le numéro de La Cause du peuple du 1er mai recycle ce bobard et titre: «Et maintenant ils massacrent nos enfants!» En page intérieure, le sous-titre en rajoute dans l’abjection: «Le crime de Bruay: il n’y a qu’un bourgeois pour avoir fait ça.» Dans ce même journal on lira aussi ce texte de Pierre Victor, plus tard Benny Lévy, le secrétaire de Sartre: «Pour renverser l’autorité de la classe bourgeoise, la population humiliée aura raison d’installer une brève période de terreur et d’attenter à la personne d’une poignée d’individus méprisables, haïs. Il est difficile de s’attaquer à l’autorité d’une classe sans que quelques têtes des membres de cette classe se promènent au bout d’une pique.»
C’est très exactement ce que pense Sartre: «il existe deux justices: l’une, bureaucratique, qui sert à attacher le prolétariat à sa condition, l’autre, sauvage, qui est le moment profond par lequel le prolétariat et la plèbe affirment leur liberté contre la prolétarisation… La source de toute justice est le peuple… J’ai choisi la justice populaire comme la plus profonde et la seule véritable.» Simone de Beauvoir le cite dansLa Cérémonie des adieux (éd. Gallimard, coll. Pléiade, t. II, p.1053-1054)
Sartre rédige un texte sur Leroy. La haine? Oui, mais pas pour le notaire, précise-t-i, mais seulement «pour ses activités sociales comme ennemi de la classe ouvrière» - comprenne qui pourra ce qui sépare un notaire de ses activités sociales… Sartre invite à la prudence, le procès n’a pas encore eu lieu, mais il «croit» quand même à la culpabilité du notable. Chacun appréciera la qualité de la dialectique! Foucault visite Bruay et décide lui aussi de croire à la culpabilité du notaire… En privé, Foucault estime que les maos disent n’importe quoi; en public, il défend leur position. Lire James Miller qui en donne le détail dans La Passion Foucault (éd. Plon, p.266)
Des maoïstes parisiens descendent à Bruay. Ils apposent une plaque sur laquelle on peut lire ceci: «A cet endroit, Brigitte Dewèvre fille de mineur a été assassinée par la bourgeoisie (sic) de Bruay.» Une estrade est installée. Un meeting a lieu. Les maoïstes quêtent pour soutenir l’action du juge! Un Comité Justice et Vérité voit le jour, déjà ces deux mots associés pour défendre l’injustice et l’erreur… Il prend soin, sans rire, de placarder une affiche sur laquelle il est écrit: «Le comité s’interdit toute politique.» Bien sûr, aucune de ces informations ne se trouve dans les deux films de Virginie Selvetti.
Cessons-là…
Ce documentaire sur Bruay-en-Artois aurait pu, par le luxe de sa longueur, aborder des problèmes majeurs: le moment historique de la construction d’une collusion entre les juges et le pouvoir médiatique, une alliance toute puissante aujourd’hui qui s’effectue au détriment de la justice; l’impossibilité de toute justice dans ces cas-là - ce crime n’a jamais été élucidé, Brigitte Dewèvre est morte massacrée sans que justice ait pu lui être rendue; la généalogie du journal Libération avec cette équipe qui appelait a couper des têtes de bourgeois; l’errance des intellectuels parisiens qui, une fois de plus, instrumentalisent le peuple pour mieux assouvir leurs envies de sang révolutionnaire; les sources ici visibles d’une pensée déconstructionniste de la justice, de la punition, de la peine qui met en scène les soixante-huitards dans leurs œuvres - des œuvres aujourd’hui métastasées...
Au lieu de ça, la réalisatrice, la présentatrice, la production, la chaine évitent soigneusement l’Histoire et l’intelligence au profit d’une narration dans l’esprit des pages faits divers des journaux les plus bas de plafond. Ne pas penser, évincer la réflexion, vendre de la bouillie pour chats, éviter de toucher aux juges, aux journalistes, aux patrons de presse, non sans prendre plaisir à montrer en même temps le peuple conduit par la haine, bave aux lèvres: est-ce vraiment la mission du service public? Il faut bien conclure: oui…
Mention particulière pour Jean Ker, un journaliste de Paris-Match qui, par sa truculence et son énergie, son savoir et sa détermination, sauve ces deux films par ses interventions. Il révèle en fin de documentaire la piste d’un homme qui avait tout du coupable. On ne l’a bien sûr jamais retrouvé puisque l’enquête avait été dirigée contre les notables de la bourgade. Cette politisation de la justice ne permit pas que justice fût rendue à la jeune fille. L’extrême gauche n’a de toute façon que faire de la justice; elle se moque également que sa furie en ait privé une fille de mineur, sa famille ouvrière et les compagnons de travail et de dignité de Léon Dewèvre et Marie-Thérèse son épouse. Une plaque posée sur la tombe de la petite victime disait qu’on ne l’oublierait pas et que justice lui serait rendue. Son frère l’a un jour ôtée. Il savait que jamais justice ne lui serait rendue et qu’on l’oublierait. Tel ou tel qui a privé ces gens modestes de justice pérore aujourd’hui sans honte sur ce qu’il faut penser du monde comme il va…
Brigitte Dewèvre aurait soixante-six ans, elle est morte il y a quarante ans ; Serge July en a soixante-dix-huit, il a publié un Dictionnaire amoureux du journalisme en 2005.
Michel Onfray
Source : https://michelonfray.com/