L’Afrique souffre surtout d’une décolonisation précipitée. (3), par Christian Vanneste.
En 1945, alors qu’il vivait aux Etats-Unis, Thomas Mann reçut une lettre d’un soldat américain des Philippines lui disant envier sa “maturité d’esprit” et un “héritage culturel” “que la civilisation européenne a conquises… et qui sont presque inexistantes en Amérique”. Ce texte paradoxal alors que la démocratie d’Outre-Atlantique terrassait un régime européen, qui avait renoué avec les formes les plus répugnantes de la barbarie, illustre le basculement qui va s’opérer au profit d’une puissance politique à l’histoire courte.
Si la mondialisation a été contenue par la fracture du monde en deux blocs rivaux, elle était déjà inscrite dans la victoire américaine. C’était celle d’un Etat construit par des “déracinés”, d’abord très majoritairement anglo-saxons mais que sa dynamique conduirait à élargir à de nouvelles communautés au risque de les voir devenir majoritaires. Au-delà du folklore qui entretient la diversité des traditions, le renversement est fondamental : l’espace de la conquête l’emporte sur le temps de la transmission, le nivellement des comportements consuméristes écrase les identités profondes. Cela va se traduire politiquement par la volonté d’imposer partout le même modèle fondé sur l’économie de marché, le règne du droit avec son couronnement par les “droits de l’homme”, et la démocratie libérale. Ce modèle a été accepté avec une reconnaissance bien légitime dans l’Europe libérée qui s’est plu à le reproduire en édifiant les Etats-Unis d’Europe, appelés aujourd’hui à devenir eux-aussi une terre d’accueil universelle. L’Europe vit sous l’emprise de ce mimétisme culturel de même qu’elle est soumise à un alignement politique.
La décolonisation puis l’effondrement de l’Empire soviétique ont permis de tenter d’étendre le processus au monde entier : un marché le plus ouvert possible, une convergence juridique, et une généralisation de la politique. Il ne faut pas s’illusionner sur sa réussite. Partout, les résistances identitaires se sont manifestées. Le modèle formel s’est affronté à une matière rétive, celle des mentalités et des traditions de peuples qui avaient des racines. La résistance a pris des visages différents en fonction des pays. En Europe, le faux couple franco-allemand en témoigne. L’Allemagne a été tellement meurtrie par son rôle dans la seconde guerre et par son écrasement qu’elle s’est soumise totalement sur le plan politique tout en résistant davantage sur le plan culturel. La France a fait exactement l’inverse. Les pays libérés du carcan soviétique avaient une frustration identitaire à réparer : la Pologne et la Hongrie le font avec conviction. L’islam fort du nombre de ses fidèles, de la richesse de certains de ses Etats, et d’une opposition fondamentale aux principes de la démocratie libérale est demeuré fermé. On chercherait en vain un pays musulman qui serait une démocratie libérale respectant la séparation des pouvoirs, la hiérarchie des normes pratiquée en Occident, et l’alternance politique même si les apparences sont parfois sauvées en Malaisie ou en Indonésie.
L’Afrique post-coloniale s’est trouvée confrontée au choc entre son dynamisme démographique issu des indéniables progrès réalisés durant la période précédente et son absence de maturité politique. Conçus comme des Etats-Nations, les nouveaux pays avaient des contours souvent arbitraires, des compositions ethniques disparates, une organisation administrative insuffisante, et surtout une absence d’histoire commune au long cours. Peu de ces nouveaux Etats ont échappé aux luttes ethniques internes, aux conflits religieux, au séparatisme régional, aux coups d’Etat, aux dictatures. Les interventions étrangères pour des motifs idéologiques ou économiques n’ont pas manqué. La France a été impliquée et l’est toujours dans cette gestation politique du continent, non seulement dans ses anciennes colonies, mais aussi dans d’autres pays comme le Nigéria à l’époque du Biafra ou plus récemment la Libye. Aujourd’hui même revient à la surface son engagement au Rwanda à travers le rapport “Duclert” présenté à M. Macron, obsédé par une repentance particulièrement nocive pour la cohésion de la nation française. « Responsabilités lourdes et accablantes » ; « aveuglement continu des responsables politiques » ; participation des choix français « à la désintégration du champ politique rwandais »… sont autant d’accusations qui dressent un réquisitoire quand il serait plus juste de placer ces faits dans le cadre d’une histoire plus large. La France a tenté de tenir le premier rang dans les ex-colonies belges, donc francophones, et notamment dans le “Zaïre” de Mobutu, aussi riche que composite et mal administré, et dans les deux Etats jumeaux du Rwanda et du Burundi, à la population dense. C’est peu dire que cette aventure fut un fiasco. Certes, la France avait mal choisi ses alliés, mais elle a surtout subi la rivalité des Anglo-saxons. L’Ouganda de Museveni a servi de base à la conquête du Rwanda où s’est installé Kagamé avant que celui-ci ne fasse pénétrer ses troupes au Zaïre (redevenu Congo, depuis) pour renverser le pouvoir. Si la France de M. Mitterrand avait été cohérente, elle devait empêcher le FPR de s’emparer du Rwanda, et contrôler davantage ses amis. Le “génocide” n’aurait pas eu lieu. C’est une ethnie frustrée de sa domination passée, les Tutsis, qui a été le fer de lance de cette opération victorieuse de l’Ouganda au Congo, avec le soutien des Anglo-saxons et au détriment des Français. Ce croisement entre des rivalités ethniques et des intérêts étrangers est représentatif des malheurs de l’Afrique.
L’accession accélérée à l’indépendance d’Etats artificiels composés d’ethnies diverses, souvent rivales, et abandonnés à une oligarchie peu enracinée dans l’ensemble de la “nation” est la cause essentielle des violences africaines où s’entremêlent les intérêts économiques, les conflits de puissances, les haines religieuses. La domination impériale n’est pas la parenthèse du péché colonial, c’est l’histoire du monde. C’est un phénomène aussi peu coupable que les crues d’un fleuve. Les peuples plus développés dominent les autres avec plus ou moins de force, mêlant le profit et le développement, et quand vient la décadence, ils sont envahis à leur tour par des peuples assoiffés de revanche ou d’envie. Le “dérèglement du monde”, selon le titre d’un essai d’Amin Maalouf, est moins dû à la colonisation qui avait instauré un ordre mondial au tournant des XIXe et XXe siècles, première “mondialisation”, qu’à la décolonisation trop rapide sous la pression, conjuguée et concurrente, des deux derniers colonisateurs soviétique et américain. (fin)
Source : https://www.christianvanneste.fr/