La propagande culturelle turque, par Rainer Leonhardt.
La Turquie connaît une vague de séries et de films historiques. Ceux-ci développent une vision épique de l’histoire mais assument aussi un discours civilisationnel islamiste et identitaire. Décryptage.
La série sur le sultan Abdülhamid II, Payitaht : Abdulhamid, qui en est à sa cinquième saison, est typique du discours panislamique spécialisé dans la réécriture historique et la réécriture des massacres hamidiens. Elle le présente comme un simili Erdogan devant lutter contre les pays européens, les chrétiens, les juifs et les francs-maçons ainsi que contre les « traîtres » internes. Les Arméniens ayant protesté contre les massacres de masse hamidiens, dont des dénonciations vibrantes ont été faite aussi bien par Jaurès que par le royaliste et catholique social Albert de Mun, sont présentés comme des méchants « islamophobes », dans une inversion typique des rôles bourreaux/victimes. Cela nie la réalité, qui a été une série de massacres des populations chrétiennes précédant leur extermination vingt ans plus tard. Puis le discours assume un suprématisme islamique expliquant que l’Empire ottoman repose sur l’islam, la suprématie turque et la conquête de Constantinople, assignant donc une place inférieure aux non-turcs et aux non-musulmans. On a donc un discours à la fois victimaire et violemment suprématistes. Si les Anglais sont présentés comme cupides, les Français, eux, sont présentés comme le modèle des colonialistes oppresseurs. Un autre passage, où Abdülhamid (ce héros !) menace de guerre l’ambassadeur français si celui-ci n’interdit pas les caricatures « blasphématoires et islamophobe »), est une référence claire aux caricatures de Charlie Hebdo. Seul le rapport de force (menacer la France d’une guerre pour une caricature publiée dans un journal) est vu comme légitime là où les mêmes réseaux, en Turquie, crieraient au néocolonialisme si la France ou n’importe quel pays de culture chrétienne adoptait la même attitude pour les souillures et profanations permanentes des lieux de culte chrétiens en Turquie.
Le film Fetih 1453 (La Conquête 1453 – 2012) exalte la conquête de Constantinople en présentant Constantin Paléologue comme un sauvage fanatique et en gommant le pillage de la ville et le massacre des habitants. La série Diriliş: Ertuğrul (5 saisons de 2014 à 2019), diffusée dans 71 pays, a été un grand succès au Pakistan. Elle raconte la vie (légendaire) d’Ertuğrul Gâzi, fondateur de l’empire ottoman, au XIIe siècle ; elle développe un discours de haine antichrétien, belliciste et expansionniste. Là où Payitaht : Abdulhamid, a un discours panislamique, Diriliş: Ertuğrul correspond plus à un éloge de la synthèse turco-islamique exaltant la turcité phare de l’islam et la turcité “authentique” à coups de yourtes et de tribus. Cela peut même aller jusqu’à un éloge de rites issus de pratiques chamaniques.
Enfin, la série Vatanim Sensin (Ma patrie, c’est toi) exalte le kémalisme et la modernisation autoritaire de la Turquie qu’il a effectuée en gommant l’épuration ethnique des grecs d’Asie Mineure (et le fait que les kémalistes aient parachevé les génocides des Arméniens, Grecs pontiques et Assyrochaldéens, effectués par les Jeunes Turcs unionistes en 1915 tout en récupérant bon nombre des cadres unionistes). Toutes ces séries sont diffusées par le Netflix turc, les chaînes locales mais aussi des chaînes pakistanaises, arabes et même latino-américaines.
Une volonté belliqueuse évidente
Ces séries proclament un message guerrier. Celui d’une Turquie pays symbole d’une civilisation islamique devant s’unifier sous sa férule et menant une politique expansionniste face à un Occident chrétien présenté comme décadent, fourbe et fanatique. Cela va avec l’expansionnisme actuel de la Turquie génocidaire et négationniste contre le Rojava, à l’intérieur de la Syrie, contre la Grèce, le Kurdistan irakien et l‘Arménie dont nous avons vu un tragique exemple avec l’invasion de l’Artsakh. Et le discours de la pop culture infuse dans la communication officielle de la présidence turque à propos de l’armée turque. Une de ses vidéos “démontre” la continuité sur le temps long entre les armées de cavaliers turcs du début des invasions turques, les troupes de janissaires et l’armée turque actuelle, qui se bat au nom d’Allah. Le titre de la chanson qui l’accompagne, Kizil Elma, fait référence à la « pomme rouge » qui est un vieux mythe ottoman évoquant d’abord la conquête de Constantinople puis la conquête d’autres villes chrétiennes européennes importantes variant, selon les campagnes, entre Vienne et Rome.
Les paroles expliquent que le monde entier attend le retour des conquêtes turques dans un discours mélangeant vision de la turcité sur le temps long et référentiel islamique avec d’ailleurs la transformation de Sainte-Sophie en mosquée assumée comme étant un signe de conquête. De même cette vidéo fait l’éloge de la victoire turque de la Prevesa remportée par Barberousse contre la Sainte Ligue en 1538 (et présente donc les tensions actuelles en Méditerranée comme résultant d’une guerre entre la Turquie pays phare de la civilisation musulmane et les pays européens vus comme un bloc chrétien). La vidéo est relayée par Farhuttin Altun, qui dirige la communication de la Présidence turque. On pourrait demander à la Turquie son opinion sur les raids esclavagistes menés par les pirates barbaresques, qu’elle semble exalter.
Un discours d’influence
Cela va avec le déploiement d’un soft power turc à l’étranger, premièrement envers une diaspora très contrôlée par Ankara mais aussi envers des parties de la gauche communautariste, voire des individus dans la droite nationale.
La Turquie développe une stratégie d’influence métapolitique via le déploiement du discours turco-islamique mélangeant victimisation et discours identitaire expansionniste. Mais elle développe aussi un discours géopolitique civilisationnel pointant les pays chrétiens européens s’opposant à elle et les chrétiens du Proche et du Moyen-Orient parce qu’ils existent comme des ennemis ontologiques. Ce discours va avec une volonté expansionniste dans le Croissant fertile, le Caucase et les Balkans. Mediapart reprochait à l’« extrême droite française » de lire le conflit au Haut Karabakh comme une guerre de civilisation. La réponse pourrait être qu’il suffit que l’un des deux acteurs de la guerre la voie comme telle pour qu’elle le soit et cette guerre est clairement perçue comme une guerre de civilisation sur des critères ethnoreligieux par la synthèse turco-islamique. Leur haine s’appliquant en Artsakh aux Arméniens considérés comme chrétiens quelles que soient par ailleurs leurs croyances (la synthèse turco-islamique ayant une conception purement identitaire et sans spiritualité de la religion).
Comme le disait Malcolm X, si vous ne faites pas attention, les médias vous feront détester les opprimés et aimer les oppresseurs. C’est ce que fait l’appareil de propagande turco-islamique. Sa propagande finit par infuser en Europe aussi, où Netflix propose une série espagnole sur le Cid qui ne manque pas de vanter le charme d’El Andalus, cette terre de paix et de tolérance. Comment combattre ce discours en créant un contre-discours dénonçant l’impérialisme et la colonisation turque ? On imagine mal l’Union européenne ou la France, qui renient leurs racines, prendre la tête de ce combat.
Source : https://www.politiquemagazine.fr/