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Liberté d'expression à l'école : "Pour mes élèves, Charlie Hebdo, c'est l'extrême droite", par Anthony Cortes et Célia Cuordifede.

Illustration : une manifestante brandit la une de Charlie Hebdo à la manifestation en hommage à Samuel Paty, à Paris, le 18 octobre 2020.
Estelle Ruiz / Hans Lucas / Hans Lucas via AFP

L’assassinat du professeur Samuel Paty bouleverse le corps enseignant. Après le sentiment de révolte, il y a cette peur de se frotter aux sujets interdits : religion, caricatures et liberté d’expression.

Gaël J., s’excuse, il ne « devrai[t] pas ». Il ne devrait pas utiliser ce vocabulaire martial. C’est évident, un enseignant ne devrait pas dire ça, surtout pas en début de carrière. Professeur d’histoire et géographie dans un collège de l’académie d’Amiens (Somme), ce trentenaire en reconversion s’excuse. Une, deux, trois fois. Puis lâche ces mots offensifs : « La mort de Samuel Paty, collègue de 47 ans, c’est une perte en première ligne, au front. Subitement, on comprend qu’on fait un métier dangereux. Avant-hier, je n’y pensais pas, et aujourd’hui, ça me saute à la figure : nous sommes des cibles potentielles. »

Au fond de lui, il le savait sans vraiment le formaliser. Simplement, ce drame le ramène brusquement à sa mission, à son quotidien, et à ces cours parfois piégeux, pollués bien souvent par les outrances. Le terrain le plus miné ? Les heures d’éducation morale et civique dont les professeurs d’histoire et géographie ont la charge, celles-ci mêmes qui ont valu à Samuel Paty une condamnation à mort.

Un élève : "Si on dépasse les limites, il y aura des attentats"

Parmi les thèmes à aborder par les professeurs avec les classes de quatrième : la liberté d’expression. Il raconte : « Naïvement, l’année dernière, pour mon tout premier cours sur ce sujet, j’ai décidé de mettre les pieds dans le plat et abordé le sujet des caricatures de Mahomet. Malheureusement, ça ne s’est pas vraiment passé comme je l’imaginais. » Lui espérait les voir débattre, discuter, échanger, s’ouvrir à d’autres opinions, « penser les libertés au pluriel ». Avant de tomber de très haut. « Quel que soit le profil des élèves, il y a tout de suite eu un consensus pour dire qu’on ne peut pas toucher aux religions. Ça m’a frappé. À partir de là, on se dit qu’il y a du boulot… »

Le professeur décide alors de constituer différents petits groupes qui devront, au terme de cette séquence de quatre heures, proposer un exposé oral sur un sujet de leur choix. L’un d’eux choisit les attentats de 2015. « Ils se sont portés là-dessus parce que ça les a marqués, ils étaient de très jeunes adolescents au moment des faits. »

Lorsqu’ils se présentent au tableau, le professeur ne connaît pas le contenu de l’exposé. Il sait simplement que les discussions ont été riches et le travail plutôt studieux. Une élève prend la parole, autour le silence se fait : « Depuis plusieurs années, la liberté d’expression est menacée parce que certains journalistes manquent de respect aux religions et ne prennent pas en compte les lois… Si on dépasse les limites, il y aura des attentats. » Dans la salle, tous acquiescent. Au milieu, le professeur est dépité. « On avait pourtant fait un large rappel de ce que permettait la loi, jure-t-il. Pour eux, la loi, c’est quelque chose d’abstrait. Ils ne se basent pas sur des textes, mais sur leur distinction personnelle du bien et du mal. »

"Face à une vidéo de drapeaux français brûlés au Pakistan, la plupart des élèves ont applaudi."

Jordi Sutra, enseignant de la même matière dans un collège du Val-de-Marne qu’il décrit comme « sensible », fait lui aussi un récit particulièrement terrifiant de ces cours où certains élèves vont jusqu’à « défendre les terroristes », parfois même dès la classe de sixième. Depuis qu’il est en poste, il utilise les caricatures de Mahomet comme support pour illustrer la question de la liberté de la presse. « Au fil des années, j’ai vu la situation se dégrader », confie-t-il. Jusqu’à entendre des élèves lui promettre de possibles « problèmes » à venir s’il s’obstine à brandir certains dessins. « Il y a parfois des débats stimulants, mais la déconstruction des représentations est un travail de plus en plus difficile à mener. »

Ce constat, Jean-Baptiste Jorda le fait également. Professeur de français en lycée professionnel dans le département de la Seine-Saint-Denis, il est tenu de construire des séquences autour de l’information. Libre à lui de choisir l’objet d’étude de son choix. Cette année, il a proposé à ses élèves de seconde de se pencher sur les journaux satiriques et leur liberté éditoriale. Pour éviter que les séances dérapent, le professeur a fait le choix de ne pas montrer les caricatures mais plutôt de les décrire avec des mots. Dont cette fameuse une de Charlie Hebdo montrant Mahomet en pleurs, dépité d’être « aimé par des cons ». « Ils ont explosé, se souvient-il. Ils ont immédiatement insulté le journal, certains ont même expliqué vouloir que le blasphème soit interdit par la loi… Et quand je tentais de leur opposer des arguments, ils essayaient de me faire dire certaines choses pour me piéger. Je ne maîtrisais plus rien. » Pour les ramener à la raison et engager une autre discussion, le professeur Jorda dégaine une vidéo de drapeaux français brûlés au Pakistan en septembre 2020 en réaction à la republication des caricatures par l’hebdomadaire, pour leur montrer « où l’intolérance peut mener ». « Je pensais les faire réfléchir, mais la plupart des élèves se sont levés et ont applaudi. » Stupeur.

"Pour eux, Charlie, c’est l’extrême droite"

Après cette séance, le professeur s’est longtemps interrogé sur l’utilité de sa démarche sans vraiment trouver de réponses. Parler de liberté d’expression à des élèves sûrs de leur position et parfois menaçants, c’est « une perte de temps » en plus de présenter un « danger » pour sa personne ? « Après ce qui est arrivé à Conflans-Sainte-Honorine, je n’ai pas dormi de la nuit, explique-t-il. Ça a réveillé certaines inquiétudes. »

Quoi qu’il en soit, il ne parvient toujours pas à expliquer ce dialogue fermé. Il identifie simplement quelques symptômes. « Leur grand argument, c’est le prétendu double standard qu’ils présentent en comparant des choses incomparables, détaille-t-il. Par exemple, ils ne comprennent pas que la critique du prophète des musulmans puisse être autorisée alors que douter de la Shoah ne l’est pas… Pour beaucoup, Charlie est le symbole de ce qu’ils voient comme une persécution des musulmans et qu’ils nomment “islamophobie”. » Il précise : « Ils ont une vision politique très confuse. Pour eux, Charlie, c’est l’extrême droite. Alors, pour lutter contre eux, tous les moyens sont légitimes. L’insulte comme la violence. Les reprendre sur cette question-là, c’est se ranger du côté des “racistes”. »

"À croire que nous sommes en poste davantage pour préserver les élèves du discours républicain plutôt que pour leur exposer."

Agnès, 42 ans, professeur d’histoire et géographie dans la région de Toulouse, abonde : « Tous les combats de Charlie sont assimilés à l’extrême droite… Dont un en particulier : la laïcité. » La faute, selon elle, à certains discours médiatiques, notamment à gauche, et qui circulent sur les réseaux sociaux par fragments. « La laïcité, comme l’ensemble des principes républicains, devrait être exposée et définie clairement par l’ensemble du personnel enseignant. Nous devrions déclarer une mobilisation générale avec du temps et des moyens dédiés. Mais aujourd’hui, sur cette question, nous sommes clairement désarmés. Nous partons au combat à poil ! » En cause, le manque de préparation à ces sujets au moment de leur formation à l’Institut national supérieur du professorat et de l’éducation (Inspe). Gaël reprend : « On nous dit seulement que ce sont des questions “socialement vives” et à aborder avec précaution. Moi, j’attendais plutôt qu’on nous donne concrètement des clés pour répondre aux questions d’élèves sur des sujets inflammables avec des publics potentiellement éruptifs. »

Une attente que partage sa collègue Agnès : « C’est à croire que nous sommes en poste davantage pour préserver les élèves du discours républicain plutôt que pour leur exposer. » Le rapport rédigé par l’inspection générale de l’Éducation nationale et publié ce mardi 13 octobre faisant le point sur « l’application du principe de laïcité dans les établissements scolaires publics » pointe justement cet aspect-là. Conséquence logique, selon le document, « le principe de laïcité, la connaissance de ses racines historiques et juridiques et de sa signification, ainsi que ses règles d’application et sa portée restaient très lacunaires chez beaucoup d’enseignants ». Les quatre inspecteurs d’académie qui tiennent la plume ajoutent : « Pour un certain nombre d’enseignants, la conception de la laïcité et de son sens [est] davantage affaire de positionnement personnel, idéologique et politique, que de droit. »

Entre insultes à la République et propos homophobes

Une vision des choses partagées par Jean-Baptiste Jorda : « Beaucoup de collègues tentent de nous dissuader d’aborder ces questions. Quelques fois par frilosité, d’autres fois par idéologie. C’est le cas notamment chez certains syndicalistes, auprès desquels nous sommes censés trouver un soutien, un appui… Quand vous rapportez à votre syndicat que votre classe était au bord de l’émeute, entre insultes à la République et propos homophobes, et qu’on vous répond que vous n’auriez pas dû offenser leur croyance, que voulez-vous faire ? Nous ne sommes pas tous des héros. Alors, on abandonne. » Tous n’abandonnent pas.

D’autres, comme Samuel Paty, tentent de jouer leur rôle malgré le manque de soutien et les pressions. Ils organisent des conférences, des débats, des expositions autour des valeurs républicaines et de la modeste place que doit occuper la religion dans l’espace public. « La mort de l’un des nôtres nous prouve bien que nous sommes toujours des hussards, note Ahmed, professeur d’histoire dans le Val-d’Oise. Sous la IIIe République, les instituteurs avaient pour mission de protéger l’école de la superstition, de l’Église. Nous en sommes toujours là aujourd’hui ! »

"Nous ne sommes pas rassurés par notre hiérarchie si prompte à nous sanctionner."

Emmanuelle de Riberolles, professeure de français dans un collège de Picardie, souscrit à cette vision. « Ce rôle, on ne le tient plus, cela fait beaucoup trop d’années que l’on se soumet à toutes les croyances, déplore-t-elle. Pendant le ramadan, on ne fait plus l’appel, le vendredi, c’est du poisson à la cantine… Comment ne pas croire, ensuite, que la religion est au-dessus de tout et que la loi, c’est elle qui la fait ? »

Ce drame a réveillé une révolte, une rage pure à l’encontre de toutes les lâchetés portées par « ceux qui ne veulent pas voir » et qui poussent l’école à reculer, au quotidien, face aux croyances. Cette fièvre les pousse dans le dos. Tous ou presque nous le disent : à la rentrée, ils se saisiront des caricatures de Mahomet en classe pour les brandir et « résister ». Ils sont nombreux à vouloir nous l’affirmer haut et fort, à visage découvert, comme un acte militant. C’est oublier que, parfois, la fièvre redescend bien vite.

« La peur est très forte depuis vendredi, et nous ne sommes pas rassurés, que ce soit par l’atmosphère ambiante ou par notre hiérarchie si prompte à nous sanctionner. Si vous pouvez ne pas citer mon nom, finalement… », nous intime une professeure interrogée quelques heures auparavant. « Si l’ensemble de la communauté éducative s’engage, nous pouvons combattre sans crainte, souligne Gaël J. Mais aujourd’hui, quand on s’inscrit dans cette démarche, on est seuls. On pose nous-mêmes une cible sur notre dos. » Il souffle, harassé : « On ne devrait pas partir au combat nu et avec un couteau suisse. Les bonnes intentions ne peuvent pas tout. » Gaël ne devrait pas dire ça, mais il le dit. Pour quelle réaction collective ?

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