Mes voisins plein de ressources, par Philippe Kaminski.
En ce temps de confinement, le rapprochement avec nos voisins s’impose. Les voisins de notre chroniqueur sont certes d’un genre un peu particulier, mais ils ne sont pas moins riches d’enseignement… Voici, pour changer, une chronique de confiné.
Actualité de l’économie sociale
Les relations qu’on entretient avec ses voisins, pour le meilleur comme pour le pire, occupent une grande place dans la littérature née du confinement. Il était donc temps que je me mette au diapason et que je vous entretienne, par le menu, de tout le profit que je retire du commerce des locataires de la parcelle qui jouxte la mienne. Certes, mes observations ont commencé il y a environ deux ans, bien avant l’arrivée du coronavirus ; mais l’isolement que nous subissons aujourd’hui les aura amplifiées puisque, les distractions se faisant rares et les sorties contingentées, je leur rends plus souvent visite que par le passé.
Je dois vous expliquer que, ma demeure étant isolée, les alentours en forment comme une extension naturelle et que je n’ai le sentiment de « sortir » que quand je rejoins la grande route, à trois cents mètres de ma porte. Autrement dit, mes voisins sont pratiquement mes pensionnaires. Leur terrain est grand, un peu plus d’un hectare, qu’ils sont seuls à occuper. Ils s’y esbaudissent en toute liberté.
Je ne connais de leur domaine qu’un tiers environ du périmètre grillagé. Sur une longueur d’une grosse centaine de mètres, nous avons trois points de rencontre attitrés. Lorsque je m’y montre, ils ne mettent en général pas bien longtemps avant de me rejoindre, mais de l’autre côté de la clôture. Je ne connais pas leur propriétaire, et je ne sais au juste où ils logent, car des arbres me cachent la vue sur la plus grande partie du terrain. Nos rencontres, bien que fréquentes, conservent donc une grande part de mystère.
La première fois, au tout début, ils étaient deux, formant un jeune couple. Étaient-ils frère et sœur, je l’ignore. Toujours est-il qu’ils eurent des enfants, trois je crois ; je m’y perds déjà, car les choses vont très vite chez mes voisins. J’aurais dû tenir un registre d’état civil, au moins matrimonial. Ne l’ayant pas fait, je ne puis me fier qu’à ma mémoire, qui n’a pas tout retenu. Aujourd’hui, je vois grandir à vue d’œil les petits enfants du ménage d’origine, qui n’en descendent pas tous car il y a eu des pièces rapportées, venues juste le temps de commettre l’acte de chair, comme dans une maison close. L’automne dernier, la grand-mère, redevenue mère pour l’occasion, et l’une de ses filles, ont mis au monde dix adorables marcassins. La moitié ont depuis quitté l’enclos. Ma compagnie se compose donc pour l’instant de cinq jeunes pleins d’avenir, et de leurs deux génitrices qui répondent aux doux noms de Tatie pour la plus jeune et de Carabosse pour la matriarche.
Mon épouse m’accuse de faire auprès d’eux ma campagne électorale. C’est à leur propriétaire de les nourrir, me dit-elle, on leur apporte nos restes, ça suffit bien ! Je la comprends, mais est-ce ma faute si ces cochons à moitié sauvages sont bien plus sympathiques que la majorité des humains ? Est-ce ma faute s’ils préfèrent les croquettes pour chien aux trognons de salade ? Je ne leur apporte que du bonheur, ils l’apprécient et me le font savoir. Et s’ils me rendent le confinement plus doux, c’est du « gagnant-gagnant », qui s’en plaindrait ?
Croisés et recroisés avec des porcs rustiques de toutes provenance, ils sont tous différents, tant par la taille que par la robe, même au sein de la même portée. Il y a des blonds tachés de gris, des roux, des bruns sombre, des noirs tachetés de blanc. Tous les jeunes sont également espiègles, agiles, sauteurs et bagarreurs comme des chatons. Les verrats étant partis, soit comme reproducteurs, soit vers l’étal d’un quelconque charcutier, la charge de faire respecter la loi revient aux matrones ; elles se doutent bien que cela n’aura qu’un temps. Un des ragots se révélera vite dominant et mettra tout le monde sous sa domination, même la Carabosse qui joue de plus en plus à la vieille bête solitaire.
J’avais lu que les suidés peuvent être très intelligents. J’en ai désormais la preuve tous les jours. Ce que je n’avais jamais lu nulle part, c’est qu’ils peuvent aussi être propres. Certes, après un orage, ils sont couverts de boue, et quand ils fouillent le sol pour être certains de ne perdre aucune croquette, leur groin est couvert de terre jusqu’aux yeux. Mais cela ne dure pas et, s’il fait chaud et sec, ils ont vite fait de secouer leur poussière et ils sont aussi nets qu’au sortir du bain. Et ils adorent faire leur sieste au soleil, il ne leur manque alors qu’un drap de plage pour nous ressembler tout à fait.
C’est certainement le fait de vivre dans un vaste espace qui les rend ainsi épanouis. Nous avons en tête l’image de la porcherie industrielle, de sa surpopulation et de sa puanteur, de l’immobilité forcée de chaque animal, et pour les plus anciens d’entre nous, de la soue traditionnelle, où le confinement était à peine moins sévère mais où l’absence de lavage systématique et d’écoulement du lisier amenait une prolifération d’insectes et de vermine contre laquelle les porcs se protégeaient en se roulant dans la fange pour couvrir leur peau d’une carapace protectrice. Mais quand le suidé est libre de gambader dans la nature, le voilà tout différent. Il a toujours autant d’appétit, mais il se révèle également mobile, propre et pensant. Je fais ma campagne électorale ? Mais donnons-leur, avec cette liberté bienvenue, le droit de vote ! Ils feront d’excellents citoyens, aussi vrai que dans le cochon, tout est bon.
Le compagnon de Carabosse n’avait pas tardé à devenir plus gros et plus fort qu’elle. Il la jetait de côté d’un violent coup de tête pour se garder toute la nourriture pour lui. Elle avait compris la leçon et, quand un petit s’approchait de trop près de sa pitance, elle le faisait valser au loin d’un magistral direct du groin, donnant ainsi sa pleine signification au slogan féministe « balance ton porc ».
Comme je suis un grand démocrate pacifiste réprouvant toute agressivité, je balance mes poignées de croquettes d’assez loin pour qu’elles retombent en pluie, couvrant assez d’espace au sol afin que chacun puisse disposer d’une zone de restauration privative. Et c’est alors que commencent mes études sociologiques appliquées. Car la meilleure croquette n’est pas celle qui tombe juste devant soi, c’est celle que l’on pourra voler à son voisin. Des coalitions se nouent et se dénouent alors ; le plus fort impose un moment sa loi, mais vite c’est le plus rusé qui l’emporte. D’où viennent les gênes de l’astuce, de la feinte, du théâtre ? Du sanglier des forêts ou du petit porc noir apprivoisé depuis des siècles ? En tous cas ils sont là, et bien là.
Décidément mes voisins sont adorables, et ils m’en apprennent tous les jours. D’ailleurs, faites une expérience. Prenez une assiette de lentilles au jus, ou de petits pois si vous préférez. Renversez-là sur du sable, et tentez d’en manger, sans le secours des doigts ni de quelque instrument que ce soit. Dès le premier essai, vous comprenez que vous ne ramassez dans votre bouche que du sable ! Eh bien les marcassins, dès avant d’être sevrés, savent rien qu’avec leur groin trier les lentilles et ne pas avaler le moindre grain de sable. Comment font-ils, je n’ai pas encore compris, mais je ne me lasse pas de les voir faire. Autre chose : le terrain est infesté de plants de ricin. C’est très toxique ; aucun n’y touche. Comment le savent-ils, dès le plus jeune âge ? Vous le voyez, il me suffit de peu pour m’émerveiller.