Ma chérie, par Aristide Renou.

Nous sommes en train de vivre des jours difficiles.
Sache-le, je comprends ta fatigue, ta lassitude, ton angoisse, ta peur même.

Le moment, soyons honnêtes, a révélé des failles, des insuffisances. Comme tous les hommes j’ai parfois manqué de patience avec toi, de compréhension.

Sans doute, je n’aurais pas dû t’envoyer la casserole au visage lorsque j’ai trouvé les pommes de terre trop cuites à mon goût.
Lorsque tu as protesté, il se peut que j’ai frappé un peu trop fort.

Sans doute la matraque que j’ai utilisée était-elle un peu trop dure puisque ton œil gauche est sorti de son orbite.

C’était un incident malheureux, sur lequel il faudra faire toute la lumière, et je comprends que la perte de ton œil te chagrine, même si, reconnais-le, tu n’es pas la plus à plaindre étant donné qu’il t’en reste encore un.

Certes, je t’ai confiné dans notre appartement, et je chronomètre avec une vigilance soupçonneuse les quelques sorties que je t’autorise pour remplir notre garde-manger. Mais c’est parce que je t’aime infiniment et que je ne voudrais pas qu’il t’arrive malheur.

Le vaste monde est rempli de dangers dont tu n’as même pas idée et il est de mon devoir de t’en protéger. Et c’est pour cela que je suis obligé de te punir lorsque tu me désobéis. Pour ton propre bien. Je le fais chaque fois avec beaucoup de tristesse, tu le sais bien.

Certes, il m’arrive souvent de te couper la parole, j’écoute attentivement la moindre de tes conversations et je lis tes emails, mais c’est pour te préserver de la laideur de toutes les passions tristes qui trouvent, hélas, trop de porte-paroles.

Tu te plains que j’ai dépensé toutes nos économies, que je t’ai contrainte à abandonner ton travail, que nous soyons couverts de dettes, que la maison soit hypothéquée, que les placards soient vides et que même le papier-toilette vienne à manquer.

Je comprends que notre situation financière te cause du souci. Comme toi, j'ai vu des ratés, encore trop de lenteur, de procédures inutiles, des faiblesses aussi dans notre logistique. Nous en tirerons toutes les conséquences, en temps voulu, quand il s'agira de nous réorganiser.

Le moment que nous vivons est un ébranlement intime. Sachons le vivre comme tel. Il nous rappelle que notre couple est vulnérable, nous l'avions sans doute oublié. Ne cherchons pas tout de suite à y trouver la confirmation de ce en quoi nous avions toujours cru.
Sachons, dans ce moment, sortir des sentiers battus, nous réinventer – et moi le premier.

Car oui, je peux me réinventer. Oublie l’homme que j’ai été. Oublie les coups. Oublie les mensonges. Oublie les humiliations. Oublie la ruine. Oublie l’oppression. Demain je serai quelqu’un d’autre.

Il y a dans cette crise une chance : nous ressouder et prouver notre amour mutuel, bâtir un autre projet dans la concorde. Un projet commun, une raison de vivre ensemble profonde.
Que cela soit NOTRE projet.

Ce ne sont pas des carabistouilles, tu sais ?

Dans les prochaines semaines, avec toutes les composantes de notre maisonnée, je tâcherai de dessiner ce chemin qui rend cela possible.

Ma chérie, nous aurons des jours meilleurs et nous retrouverons les Jours Heureux. J'en ai la conviction.

Nous tiendrons. De toute façon, je ne te laisserai pas partir.