Sur Figaro Vox, Éric Zemmour : «Todd le chercheur et Emmanuel le militant»
CHRONIQUE - Une histoire des trente dernières années vue à travers le retour de la lutte des classes, provoqué par l’euro. La thèse est d’Emmanuel Todd. Brillante et discutable.
La lutte des classes est à la mode. On la craint ou on l’encourage. Les livres de sondeurs ou d’intellectuels s’amoncellent. On redécouvre le jeune et brillant Marx du 18 Brumaire de Louis Bonaparte avec ferveur. Les «gilets jaunes» sont les Gavroche de notre temps. Emmanuel Todd ne pouvait pas passer à côté. Avec son habituel ton péremptoire, il nous assène dès le début de son nouvel ouvrage: «Les luttes de classes, c’est la France (…) Beaucoup plus que la chasse aux Arabes ou aux homosexuels, la lutte des classes est notre identité.»
On ignore quelle «chasse aux Arabes ou aux homosexuels» est organisée en France aujourd’hui. En revanche, on sait très bien qui interdit par la violence les exposés de Sylviane Agacinski contre la PMA et la GPA et qui a chassé les «Français de souche» des banlieues où règnent la terreur des caïds et le dogme envahissant du halal.
Mais c’est toujours ainsi avec un livre d’Emmanuel Todd où se côtoient sans cesse le pire et le meilleur, le stupide et le brillant, les chiffres rigoureux du chercheur et les lettres délirantes du militant, la fulgurance de l’historien et la rusticité de café du commerce. Todd parle sans cesse de lui, se cite complaisamment, mais reconnaît aussi ses erreurs et ses défaites. Pendant des décennies, il nous a expliqué que l’identité française était dans la variété de ces modèles familiaux, et particulièrement dans l’opposition entre un centre (Bassin parisien) de familles nucléaires, libérales et égalitaires, et d’une périphérie (Bretagne, Alsace, Sud-Ouest) composée de familles souche, inégalitaires et autoritaires. Reprenant l’intuition géniale du grand Frédéric Le Play, Todd analysait avec un brio convaincant l’histoire des guerres civiles françaises par l’opposition séculaire de ces deux types familiaux. Et voilà que dans ce livre où il célèbre le grand retour de la lutte des classes à la française, il annonce urbi et orbi que toute la France est désormais dominée par un modèle familial unique, le libéral et l’égalitaire!
De même, Todd nous a longtemps vanté la montée des catégories diplômées et tançait les «déclinistes» qui se lamentaient sur la baisse du niveau scolaire. Désormais, lui aussi estime que le bac n’est plus le bac depuis 1995 (pourquoi 1995?) et que «certains diplômes ne valent plus grand-chose, certains diplômes “s’achètent”». Il faut reconnaître que le chercheur Todd ne manque pas de pertinence quand il conteste les chiffres de l’Insee qui affirme que le niveau de vie des Français n’a pas baissé: «Les chiffres ne sont jamais truqués. Mais ces statisticiens de haut vol vivent sous contrainte politique et idéologique (…) Ce mélange d’interdits d’Etat explicites et de préjugés de classe peut ainsi, sans que les données soient à proprement falsifiées, mener à des contre-vérités, d’ampleur soviétique.»
Ou quand le chercheur assume humblement la défaite du militant qu’il fut depuis le référendum sur Maastricht: «L’échec économique de l’Euro s’est accompagné d’un succès politique.» Son analyse d’une France désindustrialisée et appauvrie par l’Euro (mais pas seulement) est convaincante: «La France est une société en voie de re-sous-développement. (…) Les services sans l’industrie, c’est le tiers-monde d’avant.» La soumission des élites politiques et économiques françaises à l’Allemagne ne l’est pas moins. Son regard sur les électeurs du RN est stupéfiant d’empathie: «Si on oublie un instant la xénophobie du RN, cette opposition de type quiétiste au pseudo-capitalisme pseudo-néolibéral français peut apparaître, en un sens, admirable.» Il n’hésite pas à donner des chiffres qui prouvent que l’électorat ouvrier plébiscite plus massivement le Rassemblement national que le Parti communiste, même à son heure de gloire.
Mais, heureusement pour sa stature d’homme de gauche, il y a l’immigration. Non pas que Todd soit un de ces activistes associatifs du refus des frontières. Mais sur ce thème-là, le chercheur repasse le relais au militant. Il nous chante la joie hugolienne d’être grand-père: «Trois de mes petits-enfants ont un père d’origine algérienne (…) je trouve mon propre “remplacement” par ces petits Français-là merveilleux.»
Il met son talent (indéniable!) de sophiste à occulter le dédain des habitants des banlieues pour le mouvement des «gilets jaunes». Todd, du haut de son Olympe, a décrété que ce mouvement avait sonné la réconciliation de tous les Français dans un grand élan qu’il juge même christique: la réalité est donc sommée de se plier aux injonctions du maître! De même, il a décrété que donner un prénom arabo-musulman à ses enfants, ce n’est pas du tout rejeter l’assimilation à la civilisation française, mais, au contraire, c’est inscrire sa progéniture dans cette nouvelle France, où les attachements sont plus flexibles. Les prénoms bretons et américains sont appelés à la rescousse, sans que Todd ne voie qu’il donne justement des verges pour se faire battre: si les classes populaires ont appelé leurs fils Kevin ou Jordan, dans les années 1990, c’est justement parce que, baignées par les séries hollywoodiennes, elles rêvaient d’Amérique, et non de France.
On est donc contraint de faire du Todd à la place de Todd. De lui rappeler que l’immigration maghrébine a apporté dans ses bagages un modèle familial endogamique (mariage entre cousins), autoritaire et inégalitaire (entre frères et entre garçons et filles). L’exact opposé de ce modèle libertaire-égalitaire qui a fini par gagner toute la France. Todd le chercheur est bien obligé de noter que «l’écart de fécondité qu’on constate actuellement entre la population immigrée la plus récente en France et la population française d’origine plus lointaine est comparable à celle qui pouvait exister au XIXe siècle entre la Vendée et la Seine-et-Marne.» Mais Todd le militant se rassure sans tarder: «Le risque d’une fragmentation ethno-religieuse reste très en dessous de ce qu’il a pu être avant 1914, puisque, à l’époque, les provinces représentaient au moins le tiers de la population nationale. Évidemment au siècle dernier, nous avons eu la chance de faire la Grande Guerre qui, en envoyant les Vendéens massacrer les Allemands, et se faire massacrer par eux, les a réconciliés avec la nation. Je n’ose proposer une solution équivalente pour un problème à l’évidence moins important.»
Grande Guerre ou guerre civile, on comprend que Todd soit optimiste. ■
Les luttes de classes en France au XXIe siècle, d’Emmanuel Todd, Seuil, 367 p., 22 €.