Chantal Delsol : Le génie européen et le destin (aujourd’hui malheureux) de la culture européenne
Intervention de Chantal Delsol, professeur des Universités, écrivain et membre de l’Institut, à l'occasion de la Table Ronde d'hommage à Jean-François Mattéi, le 20 Mars dernier, à Marseille.
Ici je voudrais insister sur un point qui me paraît important dans l’œuvre de Jean-François : le génie européen et le destin (aujourd’hui malheureux) de la culture européenne.
J’ai choisi cette question parce qu’elle est le seul point sur lequel nous étions en désaccord (amical !) : la question de la supériorité de la culture européenne, la question du destin du nihilisme européen.
On se souvient du fameux Avant-Propos de Max Weber pour L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, dans laquelle il s’interroge sur les raisons du développement de l’Europe, au détriment notamment de la Chine qui se trouvait pourtant tellement en avance. Needham, et Whitehead, ont abordé cette question avec talent. Et aussi Husserl et Patocka. Jean-François en était hanté. Il voyait dans l’auto-destruction actuelle de cette culture la démonstration même de sa supériorité. Comment cela ?
Tout commence avec le soin de l’âme : depuis Platon et jusqu’à Patocka. Les autres humains, non-européens, n’ont-ils donc pas d’âme ? Certainement si ! Seulement ils n’inventent pas le logos, ou si l’on préfère, ils ne développent pas l’esprit critique. Les sociétés européennes inventent les sciences modernes et la démocratie parce que cette culture a « un mode d’expression spéculaire », autrement dit, une capacité à prendre distance par rapport à soi, et donc à se critiquer soi-même.
Tout vient de là. Une idée de la conscience personnelle qui juge l’extérieur et ne s’y noie pas. J’ai appelé cela l’irrévérence. La critique.
Jean-François va plus loin. Il pense que la culture se caractérise précisément par cette capacité à prendre distance. Il en ressort que seuls les Européens ont une culture au sens précis du terme : les autres sociétés ont des mythes, des religions, des pratiques.
La capacité critique de l’Europe a été bien décrite comme une supériorité par des auteurs aussi différents que Leszek Kolakowski ou Cornelius Castoriadis. Savoir se remettre en cause est un signe de hauteur et de développement plus grand. J’ai développé cela en disant que si toutes les civilisations colonisent en période de puissance et décolonisent en période d’impuissance, l’Occident est la seule civilisation capable de décoloniser par mauvaise conscience…
Ce qui permet de comprendre la vocation initiatrice de l’Europe, mais aussi pose d’autres questions.
La capacité critique enclenche une culture de questionnement, de doute, de sortie de l’enfermement et de la particularité : une culture d’ouverture. Elle engendre le prométhéisme, et jusqu’à cette volonté d’échapper à la condition humaine, à sa finitude, volonté qui peut aller jusqu’aux pires excès. Déjà la devise de Charles Quint était : Plus Ultra.
C’est cela qui engage l’Europe dans l’histoire, fait de ses sociétés des sociétés ouvertes.
Cependant il se produit quelque chose d’étrange : quand la société européenne d’ouverture et de critique rencontre les autres sociétés, elle exerce sur elles une fascination. Toutes les sociétés mondiales se posent la question de savoir si elles doivent ou non s’occidentaliser – nous sommes les seuls à pouvoir nous contenter d’être nous-mêmes…
Ainsi, grâce à l’Occident chrétien, les autres cultures commencent à prendre distance par rapport au particularisme, et entrent dans l’histoire universelle. Le mouvement d’émancipation qui répond à l’esprit critique dans le temps fléché, se répand partout. Si aujourd’hui en Chine ou ailleurs, l’esclavage est aboli, si les femmes peuvent faire des études supérieures, c’est uniquement à l’influence de l’Occident que cela est du.
Comment expliquer ce pouvoir de fascination exercé par la culture européenne ? Il faut croire que le désir d’universel représente un appel tout humain, réveillé d’abord chez nous, mais promis à toutes les sociétés mondiales.
Il serait d’ailleurs lucide de préciser que ce pouvoir de fascination s’estompe depuis la fin du XX° siècle, au moment où nous voyons se développer pas moins de trois centres civilisateurs fermement anti-européens : les zones de l’islam fondamentaliste, la Russie de Poutine et la Chine. Il importerait, à ce stade, de se demander si la culture critique et émancipatrice ne va pas trop loin dans ses desseins universalistes;
Mais surtout, il est clair que l’esprit critique européen se retourne contre soi tel un apprenti sorcier, et Jean-François a beaucoup travaillé là-dessus. La haine de soi, depuis la décolonisation et les deux guerres mondiales, entraine l’Occident par le fond. Une société qui ne veut plus se défendre elle-même ne se condamne-t-elle pas à mort, comme lorsque par exemple l’Union européenne refuse d’inscrire les racines chrétiennes dans sa constitution ? Quand elle dénigre constamment la conscience personnelle, dont le développement a permis à la critique d’exister (institutionnalisation d’Antigone dans la justice internationale) ? Quand elle récuse ce que justement Platon et Patocka appellent l’âme (Zamiatine) ?
D’autant qu’il se produit quelque chose de nouveau et d’inquiétant : pour critiquer, ou pour se mettre soi-même en cause, il faut un point d’appui : à partir de quoi juge-t-on ? Jusque là quand les Occidentaux se mettaient en cause c’était au nom des principes de l’Evangile, qu’ils estimaient avoir trahis (par exemple Marsile de Padoue ou Bartholomé de Las Casas). Mais aujourd’hui, n’étant plus en chrétienté, au nom de quoi les Occidentaux se jugent-ils ? Au nom d’une utopie abstraite, une perfection non-humaine et inhumaine – ou du point de vue de Sirius. Les conséquences sont incalculables. Le désespoir et le nihilisme résultent facilement de cette quête sans point fixe.
Il est probable que la critique se pouvait grâce à la transcendance, qui établissait un point fixe archimédien d’où l’on pouvait juger. Une fois la transcendance abolie (« Dieu est mort »), la critique se poursuit comme forme de la pensée, mais privée de point archimédien elle tourne dans le vide.
Jean-François était très marqué par le nihilisme contemporain, dont son dernier livre, L’homme dévasté, est l’expression. Il pensait qu’emportée par le torrent de l’auto-critique, la culture européenne était en passe de se détruire elle-même. Pour ma part je suis persuadée que ce nihilisme, bien réel, représente un épiphénomène, le délire de quelques élites germano-pratines aussi fêlées et aussi minoritaires qu’autrefois Diogène dans son tonneau. Je crois plutôt que nous sommes en train de renier notre culture pour rejoindre des pensées plus archaïques et plus simples : Husserl à mon avis avait tort quand il disait que les autres peuples s’occidentalisent mais que nous ne nous indianiserons jamais (dans La crise de l’humanité européenne et la philosophie) – je crois que nous sommes en train de nous indianiser sur beaucoup de plans.
Comme vous tous je sais, hélas, que dans la discussion entre les vivants et les morts, les premiers ont forcément le dernier mot, et c’est pourquoi je lui donne le dernier mot :
« L’attitude critique de l’Europe envers ses propres échecs témoigne précisément de ses succès.(…) Ce n’est pas parce que la culture de l’Europe a failli, en transgressant ses principes, qu’elle doit être condamnée ; c’est au contraire parce qu’elle a failli, mais en prenant conscience de ses fautes, qu’elle doit être reconnue comme supérieure. Aucune autre culture n’a jamais effectué cette rédemption ». •