Jacques Bainville (1879-1936), membre de l'Académie Française et historien. Rue des Archives/Tallandier
À l'occasion du bicentenaire de la mort de Napoléon, il faut lire la biographie que lui consacra Jacques Bainville, conseille Jean-Loup Bonnamy. Dans cette œuvre, l'académicien français revient sur la vie exceptionnelle de l'Empereur.
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« Bonaparte n'est plus le vrai Bonaparte, c'est une figure légendaire. Il appartenait si fort à la domination absolue, qu'après avoir subi le despotisme de sa personne, il nous faut subir le despotisme de sa mémoire. Ce dernier despotisme est plus dominateur que le premier, car si l'on combattit Napoléon alors qu'il était sur le trône, il y a consentement universel à accepter les fers que mort il nous jette. Le soldat et le citoyen, le républicain et le monarchiste, le riche et le pauvre, placent également les bustes et les portraits de Napoléon à leurs foyers, dans leurs palais ou dans leurs chaumières. » Voilà ce qu'écrivait Chateaubriand à propos de la légende napoléonienne.
Pour comprendre le vrai Napoléon, derrière la légende, il faut relire la biographie que lui consacra Jacques Bainville (1879-1936), journaliste, historien et essayiste monarchiste et nationaliste. Paru en 1931, l'ouvrage fut un best-seller.
La biographie de Bainville déroule chronologiquement les grandes étapes de la vie de Napoléon. De ses origines corses jusqu'à sa légende posthume. Bainville exalte cet « incomparable météore (…) imaginatif, puissant créateur d'images, poète », soulignant que « la magie du nom de Napoléon est un des phénomènes les plus étonnants de l'histoire du peuple français ».
Napoléon naît en Corse en 1769. L'île est française depuis un an. Si la Corse n'était pas devenue française, si la France n'avait pas fourni un cadre propice, jamais le génie de Napoléon n'aurait pu s'épanouir. Il est un rescapé : «Encore lui eût-il fallu une éducation militaire. Où Napoléon l'aurait-il reçue ? Sans la France, son génie ne se fut pas révélé. L'annexion a été son premier bonheur.» Aujourd'hui encore, nombreux sont les enfants d'immigrés devenus ingénieurs, cadres, médecins, sportifs, acteurs...et dont l’ascension sociale n'aurait jamais été possible dans leur pays d'origine.
Corse, Bonaparte ne partage pas les passions françaises. Il a regardé les événements révolutionnaires d'un œil extérieur, presque étranger, dénué de tout esprit partisan
Jean-Loup Bonnamy
Alors que la France prérévolutionnaire se polarise autour du fossé qui sépare noblesse et Tiers État, la Corse ignore une telle division : «ni manants, ni bourgeois, ni seigneurs, ignorant ou à peu près la féodalité, les Corses se regardaient comme égaux entre eux, parce qu'ils l'étaient dans la médiocrité des richesses et c'est la raison pour laquelle ils plaisaient tant à Jean-Jacques Rousseau». Ce sont ces origines corses qui expliquent, selon Bainville, que Napoléon ait pu fermer l'abîme de la Révolution et mener une politique de réconciliation nationale, fusionnant les anciennes élites de la Monarchie et les nouvelles élites de la Révolution. En effet, corse, Bonaparte ne partage pas les passions françaises. Il a regardé les événements révolutionnaires d'un œil extérieur, presque étranger, dénué de tout esprit partisan et sans s'enflammer pour une cause ni pour une autre.
Grâce à la protection de M. de Marbeuf, gouverneur de la Corse, Charles Bonaparte peut envoyer son fils Napoléon à l'école militaire de Brienne, en Champagne. L'école de Brienne « lui donna l'impression que la France était un très grand pays. » Aujourd'hui, entre repentance, laxisme et effondrement du niveau, combien d'écoles donnent aux enfants l'impression que la France est un très grand pays ?
Bonaparte n'oubliera jamais Brienne. Il y reviendra en 1805 et en 1814, alors qu'il mène l'une de ses plus incroyables campagnes pour résister à l'invasion du territoire. Empereur, il attribuera honneurs et pensions à ses anciens professeurs. Élevé, il y croisa des personnages qu'il retrouvera plus tard sur son chemin : Bourrienne, dont il fera son secrétaire, le savant Laplace, qui lui fera passer un examen de mathématiques et qui sera son ministre de l'Intérieur, Phélipeaux, officier d'artillerie royaliste et émigré, que Bonaparte affrontera en Syrie, le Général Pichegru, professeur d'arithmétique, futur héros des guerres révolutionnaires avant de devenir comploteur royaliste. Alors que Pichegru hésite entre la carrière militaire et la carrière ecclésiastique, des prêtres peu zélés lui conseillent le métier des armes. Parvenu au pouvoir, Napoléon fera arrêter son ancien professeur Pichegru, que l'on retrouvera étranglé dans sa cellule. Comme le note Bainville avec ironie, Pichegru « eût sans doute mieux fini s'il avait rencontré des religieux moins dépourvus de l'esprit de prosélytisme. » Plus tard, un autre souverain, le roi Hassan II du Maroc, se débarrassera aussi de son ancien professeur de mathématiques devenu opposant : Ben Barka.
Napoléon fut lui-même l'incarnation la plus achevée de cette instabilité, de cette incapacité à rester en place, de cette ambition que la diffusion de l'alphabétisation fit naître dans tant d'esprits. Il est le père de tous les Julien Sorel et de tous les Rastignac
Jean-Loup Bonnamy
L'un des points les plus importants et les plus originaux du livre de Bainville est l'analyse de la place de la lecture dans la vie de Napoléon : «Il lisait avidement (…) on peut dire que sa jeunesse a été une longue lecture. Il en avait gardé une abondance extraordinaire de notions et d'idées.» Napoléon lit. Et il prend des notes, car « la lecture sans la plume n'est qu'une rêverie». Comme Napoléon le dira lui-même, «je trouve toujours apprendre ». Cette incroyable aptitude à apprendre, retenir et tirer parti de ses lectures sera l'une des clefs de ses succès. Grâce à Bainville, on comprend mieux la psychologie de Napoléon et l'origine de certaines de ses idées. D'ailleurs lorsque Bainville évoque le soulèvement de l'Espagne et la guérilla terrible menée par les paysans espagnols contre la Grande armée, il souligne qu'on ne trouve aucun livre sur l'Espagne dans la liste des lectures de Napoléon et que cette lacune fut probablement à l'origine de ses erreurs. Mais surtout, on peut faire une analyse sociologique plus large. En effet, on sait depuis les travaux de Lawrence Stone et d'Emmanuel Todd que le processus d'alphabétisation produit des effets extrêmement déstabilisateurs pour les individus et les sociétés. C'est l'alphabétisation de la population qui a provoqué les révolutions anglaise, française et russe. Tout le 19ème siècle sera hanté par cette question. Dans Le Rouge et le Noir de Stendhal (1830), l'ambitieux Julien Sorel (admirateur éperdu de Napoléon) passe son temps à dévorer Le Mémorial de Sainte-Hélène. Son père, charpentier illettré, le qualifie de « chien de lisard ». Dans Madame Bovary de Flaubert (1857), Emma souffrira au plus profond d'elle de ne pas retrouver dans la monotonie de sa plate vie de province les élans qu'elle trouve dans les livres. Les psychiatres ont même nommé « bovarysme » la maladie qui consiste à confondre fiction et réalité. Dans À rebours de Huysmans (1884), la description de la bibliothèque de Des Esseintes, esthète névrosé, occupe plusieurs dizaines de pages. L'alphabétisation détruit la calme stabilité des sociétés traditionnelles, confinées dans la douce quiétude de l'éternel retour du même et où chacun se satisfait de sa place dans la société. Ouvrant de nouveaux horizons, elle fait naître l'ambition. Creusant un fossé entre des parents illettrés et des enfants alphabétisés, elle sape l'autorité.
La lecture produit en masse des insatisfaits qui seront soit des fous, soit des révolutionnaires et des fanatiques, soit des ambitieux qui ne pensent qu'à s'élever socialement. Napoléon fut lui-même l'incarnation la plus achevée de cette instabilité, de cette incapacité à rester en place, de cette ambition que la diffusion de l'alphabétisation fit naître dans tant d'esprits. Il est le père de tous les Julien Sorel et de tous les Rastignac, réels ou fictifs. Il put s'élever grâce à la Révolution, qui était elle-même une conséquence de l'alphabétisation. Grâce à ses lectures, il put accomplir bien des prouesses et bouleversa la carte de l'Europe, détruisant l'ordre diplomatique ancien, au moment même où l'alphabétisation, bouleversant les consciences, détruisait parallèlement l'ancien ordre social et psychique.
Napoléon choisit l'artillerie où il effectue un stage dans le rang, au contact des simples soldats. À notre époque où les élites sont si déconnectées du terrain, un tel stage au contact de la base serait salutaire
Jean-Loup Bonnamy
De même, Bainville nous montre également que Napoléon, dont la figure hantera tout le XIXe siècle, est avant tout un homme du XVIIIe siècle. Son style littéraire, ses conceptions et ses préjugés, ses goûts esthétiques néoclassiques, son admiration sans bornes pour Frédéric II de Prusse (il tiendra d'ailleurs à emmener à Sainte-Hélène le réveil de Frédéric)...tout chez Napoléon est le produit du XVIIIe siècle. Jusqu'à sa manière de faire la guerre. En effet, après sa défaite contre la Prusse (1757), l'armée française connaît un profond bouleversement intellectuel et stratégique. Elle se réforme de fond en comble, imitant le modèle prussien, le dépassant même. Napoléon, pur produit de cette ébullition et de cette nouvelle armée mise en place dans les dernières années du règne de Louis XV, est le disciple de ces grands réformateurs, inventeurs d'une façon neuve de faire la guerre : Guibert, Bourcet, du Teil, le ministre de la Guerre Saint-Germain. Tous les grands principes napoléoniens sont nés dans cette mouvance : concentration afin d'avoir la supériorité numérique sur un point donné, surprise, rapidité, célérité et précision des déplacements pour surprendre l'ennemi (« gagner la guerre avec ses jambes »). Cet « idéal de guerre offensive et vigoureuse » (capitaine Colin) sera repris par la Révolution, qui y ajoutera l'enthousiasme des armées démocratiques, et atteindra son sommet avec Napoléon. Une fois au pouvoir, il recevra à déjeuner Saint-Germain et lui fera rendre les hommages de la Garde consulaire : « c'était comme un salut à la vieille armée. »
Napoléon choisit l'artillerie. Grâce à la réforme de Gribeauval, c'est la meilleure d'Europe. C'est elle qui remporte la victoire de Valmy (1792), qui est avant tout une canonnade. Il effectue un stage dans le rang, au contact des simples soldats : « Encore une excellente école. Bonaparte, pour toute sa vie, saura ce que c'est que l'homme de troupe. Il saura ce qu'il pense et ce qu'il aime, ce qu'il faut lui dire et comment lui parler. » À notre époque où les élites sont si déconnectées du terrain, un tel stage au contact de la base serait salutaire.
Bonaparte n'oubliera jamais Brienne. Il y reviendra en 1805 et en 1814, alors qu'il mène l'une de ses plus incroyables campagnes pour résister à l'invasion du territoire. Empereur, il attribuera honneurs et pensions à ses anciens professeurs. Élevé, il y croisa des personnages qu'il retrouvera plus tard sur son chemin : Bourrienne, dont il fera son secrétaire, le savant Laplace, qui lui fera passer un examen de mathématiques et qui sera son ministre de l'Intérieur, Phélipeaux, officier d'artillerie royaliste et émigré, que Bonaparte affrontera en Syrie, le Général Pichegru, professeur d'arithmétique, futur héros des guerres révolutionnaires avant de devenir comploteur royaliste. Alors que Pichegru hésite entre la carrière militaire et la carrière ecclésiastique, des prêtres peu zélés lui conseillent le métier des armes. Parvenu au pouvoir, Napoléon fera arrêter son ancien professeur Pichegru, que l'on retrouvera étranglé dans sa cellule. Comme le note Bainville avec ironie, Pichegru « eût sans doute mieux fini s'il avait rencontré des religieux moins dépourvus de l'esprit de prosélytisme. » Plus tard, un autre souverain, le roi Hassan II du Maroc, se débarrassera aussi de son ancien professeur de mathématiques devenu opposant : Ben Barka.
Survient la Révolution. Les choses s'enchaînent : garnison à Auxonne (Côte-d'Or), siège de Toulon, qui lui permet de devenir général à vingt-quatre ans, amitié avec le frère de Robespierre et Barras, répression d'une insurrection royaliste à Paris (1795), mariage avec la belle Joséphine, commandement de l'Armée d'Italie (1796-1797). En Italie, Bonaparte vole de succès en succès. À la bataille de Lodi, il voit son étoile et la révélation de son destin : «Je voyais déjà le monde fuir sous moi comme si j'étais emporté dans les airs. Je ne me regardais plus comme un simple général, mais comme un homme appelé à influer sur le sort d'un peuple.» Il s'émancipe de la tutelle politique du Directoire, administre lui-même les territoires conquis, désobéit aux ordres, négocie la paix de sa propre initiative. Le Directoire ne peut rien dire : le butin envoyé par Bonaparte lui permet de boucler ses fins de mois.
Au moment où Bonaparte débarque en France, le pays est ravagé par l'insécurité, les agressions, les vols. Cette insécurité endémique va être l'une des causes de l'adhésion populaire au coup d'État de Bonaparte
Jean-Loup Bonnamy
Après l'Italie, Napoléon se lance à la conquête de l'Égypte (1798-1799) afin de couper la route des Indes aux Britanniques, plan qui avait déjà été suggéré par le philosophe Leibniz à Louis XIV. Le jeune Bonaparte est fasciné par l'Orient, ce qui, une fois encore, n'a rien de surprenant pour un homme du XVIIIe siècle qui a songé à se mettre au service du sultan ottoman afin de réorganiser son artillerie et qui a lu Zadig de Voltaire. « L'Islam, il le connaît déjà, il l'a étudié. Il sait parler à des musulmans et les comprendre. Il s'intéresse à leur religion, à leur histoire, à leurs mœurs. Il s'entretient avec les ulémas, il se montre respectueux de leurs personnes et de leurs croyances. Il ordonne même que les fêtes de la naissance du Prophète soient célébrées.(…) La révolte du Caire elle-même, accident du fanatisme, ne l'avait pas troublé. Il fit des exemples, et terribles. Mais il continua de marier le croissant et le bonnet rouge, les Droits de l'Homme et le Coran, la formule somme toute qu'il appliquera en France par la "fusion". » Bonaparte administre le pays comme s'il devait y rester toujours. Bien des dirigeants égyptiens modernisateurs, de Mehémet Ali à Nasser, et Atatürk en Turquie seront les émules de Bonaparte. Mais Bonaparte quitte l'Égypte en s'embarquant sur la frégate Muiron, du nom de cet ami qui a sacrifié sa vie pour le sauver à Arcole. Il revient en France afin d'y prendre le pouvoir. Gouverner la France à 30 ans ? Cela n'a rien d'inconcevable pour un homme qui a déjà gouverné deux pays avant, l'Italie et l'Égypte.
Au moment où Bonaparte débarque en France, le pays est ravagé par l'insécurité, les agressions, les vols. Nombreux sont les convois a