«Sous la plume de Bainville, le génie de Napoléon apparaît dans toute sa splendeur», par Jean-Loup Bonnamy.
Jacques Bainville (1879-1936), membre de l'Académie Française et historien. Rue des Archives/Tallandier
À l'occasion du bicentenaire de la mort de Napoléon, il faut lire la biographie que lui consacra Jacques Bainville, conseille Jean-Loup Bonnamy. Dans cette œuvre, l'académicien français revient sur la vie exceptionnelle de l'Empereur.
« Bonaparte n'est plus le vrai Bonaparte, c'est une figure légendaire. Il appartenait si fort à la domination absolue, qu'après avoir subi le despotisme de sa personne, il nous faut subir le despotisme de sa mémoire. Ce dernier despotisme est plus dominateur que le premier, car si l'on combattit Napoléon alors qu'il était sur le trône, il y a consentement universel à accepter les fers que mort il nous jette. Le soldat et le citoyen, le républicain et le monarchiste, le riche et le pauvre, placent également les bustes et les portraits de Napoléon à leurs foyers, dans leurs palais ou dans leurs chaumières. » Voilà ce qu'écrivait Chateaubriand à propos de la légende napoléonienne.
Pour comprendre le vrai Napoléon, derrière la légende, il faut relire la biographie que lui consacra Jacques Bainville (1879-1936), journaliste, historien et essayiste monarchiste et nationaliste. Paru en 1931, l'ouvrage fut un best-seller.
La biographie de Bainville déroule chronologiquement les grandes étapes de la vie de Napoléon. De ses origines corses jusqu'à sa légende posthume. Bainville exalte cet « incomparable météore (…) imaginatif, puissant créateur d'images, poète », soulignant que « la magie du nom de Napoléon est un des phénomènes les plus étonnants de l'histoire du peuple français ».
Napoléon naît en Corse en 1769. L'île est française depuis un an. Si la Corse n'était pas devenue française, si la France n'avait pas fourni un cadre propice, jamais le génie de Napoléon n'aurait pu s'épanouir. Il est un rescapé : «Encore lui eût-il fallu une éducation militaire. Où Napoléon l'aurait-il reçue ? Sans la France, son génie ne se fut pas révélé. L'annexion a été son premier bonheur.» Aujourd'hui encore, nombreux sont les enfants d'immigrés devenus ingénieurs, cadres, médecins, sportifs, acteurs...et dont l’ascension sociale n'aurait jamais été possible dans leur pays d'origine.
Corse, Bonaparte ne partage pas les passions françaises. Il a regardé les événements révolutionnaires d'un œil extérieur, presque étranger, dénué de tout esprit partisan
Jean-Loup Bonnamy
Alors que la France prérévolutionnaire se polarise autour du fossé qui sépare noblesse et Tiers État, la Corse ignore une telle division : «ni manants, ni bourgeois, ni seigneurs, ignorant ou à peu près la féodalité, les Corses se regardaient comme égaux entre eux, parce qu'ils l'étaient dans la médiocrité des richesses et c'est la raison pour laquelle ils plaisaient tant à Jean-Jacques Rousseau». Ce sont ces origines corses qui expliquent, selon Bainville, que Napoléon ait pu fermer l'abîme de la Révolution et mener une politique de réconciliation nationale, fusionnant les anciennes élites de la Monarchie et les nouvelles élites de la Révolution. En effet, corse, Bonaparte ne partage pas les passions françaises. Il a regardé les événements révolutionnaires d'un œil extérieur, presque étranger, dénué de tout esprit partisan et sans s'enflammer pour une cause ni pour une autre.
Grâce à la protection de M. de Marbeuf, gouverneur de la Corse, Charles Bonaparte peut envoyer son fils Napoléon à l'école militaire de Brienne, en Champagne. L'école de Brienne « lui donna l'impression que la France était un très grand pays. » Aujourd'hui, entre repentance, laxisme et effondrement du niveau, combien d'écoles donnent aux enfants l'impression que la France est un très grand pays ?
Bonaparte n'oubliera jamais Brienne. Il y reviendra en 1805 et en 1814, alors qu'il mène l'une de ses plus incroyables campagnes pour résister à l'invasion du territoire. Empereur, il attribuera honneurs et pensions à ses anciens professeurs. Élevé, il y croisa des personnages qu'il retrouvera plus tard sur son chemin : Bourrienne, dont il fera son secrétaire, le savant Laplace, qui lui fera passer un examen de mathématiques et qui sera son ministre de l'Intérieur, Phélipeaux, officier d'artillerie royaliste et émigré, que Bonaparte affrontera en Syrie, le Général Pichegru, professeur d'arithmétique, futur héros des guerres révolutionnaires avant de devenir comploteur royaliste. Alors que Pichegru hésite entre la carrière militaire et la carrière ecclésiastique, des prêtres peu zélés lui conseillent le métier des armes. Parvenu au pouvoir, Napoléon fera arrêter son ancien professeur Pichegru, que l'on retrouvera étranglé dans sa cellule. Comme le note Bainville avec ironie, Pichegru « eût sans doute mieux fini s'il avait rencontré des religieux moins dépourvus de l'esprit de prosélytisme. » Plus tard, un autre souverain, le roi Hassan II du Maroc, se débarrassera aussi de son ancien professeur de mathématiques devenu opposant : Ben Barka.
Napoléon fut lui-même l'incarnation la plus achevée de cette instabilité, de cette incapacité à rester en place, de cette ambition que la diffusion de l'alphabétisation fit naître dans tant d'esprits. Il est le père de tous les Julien Sorel et de tous les Rastignac
Jean-Loup Bonnamy
L'un des points les plus importants et les plus originaux du livre de Bainville est l'analyse de la place de la lecture dans la vie de Napoléon : «Il lisait avidement (…) on peut dire que sa jeunesse a été une longue lecture. Il en avait gardé une abondance extraordinaire de notions et d'idées.» Napoléon lit. Et il prend des notes, car « la lecture sans la plume n'est qu'une rêverie». Comme Napoléon le dira lui-même, «je trouve toujours apprendre ». Cette incroyable aptitude à apprendre, retenir et tirer parti de ses lectures sera l'une des clefs de ses succès. Grâce à Bainville, on comprend mieux la psychologie de Napoléon et l'origine de certaines de ses idées. D'ailleurs lorsque Bainville évoque le soulèvement de l'Espagne et la guérilla terrible menée par les paysans espagnols contre la Grande armée, il souligne qu'on ne trouve aucun livre sur l'Espagne dans la liste des lectures de Napoléon et que cette lacune fut probablement à l'origine de ses erreurs. Mais surtout, on peut faire une analyse sociologique plus large. En effet, on sait depuis les travaux de Lawrence Stone et d'Emmanuel Todd que le processus d'alphabétisation produit des effets extrêmement déstabilisateurs pour les individus et les sociétés. C'est l'alphabétisation de la population qui a provoqué les révolutions anglaise, française et russe. Tout le 19ème siècle sera hanté par cette question. Dans Le Rouge et le Noir de Stendhal (1830), l'ambitieux Julien Sorel (admirateur éperdu de Napoléon) passe son temps à dévorer Le Mémorial de Sainte-Hélène. Son père, charpentier illettré, le qualifie de « chien de lisard ». Dans Madame Bovary de Flaubert (1857), Emma souffrira au plus profond d'elle de ne pas retrouver dans la monotonie de sa plate vie de province les élans qu'elle trouve dans les livres. Les psychiatres ont même nommé « bovarysme » la maladie qui consiste à confondre fiction et réalité. Dans À rebours de Huysmans (1884), la description de la bibliothèque de Des Esseintes, esthète névrosé, occupe plusieurs dizaines de pages. L'alphabétisation détruit la calme stabilité des sociétés traditionnelles, confinées dans la douce quiétude de l'éternel retour du même et où chacun se satisfait de sa place dans la société. Ouvrant de nouveaux horizons, elle fait naître l'ambition. Creusant un fossé entre des parents illettrés et des enfants alphabétisés, elle sape l'autorité.
La lecture produit en masse des insatisfaits qui seront soit des fous, soit des révolutionnaires et des fanatiques, soit des ambitieux qui ne pensent qu'à s'élever socialement. Napoléon fut lui-même l'incarnation la plus achevée de cette instabilité, de cette incapacité à rester en place, de cette ambition que la diffusion de l'alphabétisation fit naître dans tant d'esprits. Il est le père de tous les Julien Sorel et de tous les Rastignac, réels ou fictifs. Il put s'élever grâce à la Révolution, qui était elle-même une conséquence de l'alphabétisation. Grâce à ses lectures, il put accomplir bien des prouesses et bouleversa la carte de l'Europe, détruisant l'ordre diplomatique ancien, au moment même où l'alphabétisation, bouleversant les consciences, détruisait parallèlement l'ancien ordre social et psychique.
Napoléon choisit l'artillerie où il effectue un stage dans le rang, au contact des simples soldats. À notre époque où les élites sont si déconnectées du terrain, un tel stage au contact de la base serait salutaire
Jean-Loup Bonnamy
De même, Bainville nous montre également que Napoléon, dont la figure hantera tout le XIXe siècle, est avant tout un homme du XVIIIe siècle. Son style littéraire, ses conceptions et ses préjugés, ses goûts esthétiques néoclassiques, son admiration sans bornes pour Frédéric II de Prusse (il tiendra d'ailleurs à emmener à Sainte-Hélène le réveil de Frédéric)...tout chez Napoléon est le produit du XVIIIe siècle. Jusqu'à sa manière de faire la guerre. En effet, après sa défaite contre la Prusse (1757), l'armée française connaît un profond bouleversement intellectuel et stratégique. Elle se réforme de fond en comble, imitant le modèle prussien, le dépassant même. Napoléon, pur produit de cette ébullition et de cette nouvelle armée mise en place dans les dernières années du règne de Louis XV, est le disciple de ces grands réformateurs, inventeurs d'une façon neuve de faire la guerre : Guibert, Bourcet, du Teil, le ministre de la Guerre Saint-Germain. Tous les grands principes napoléoniens sont nés dans cette mouvance : concentration afin d'avoir la supériorité numérique sur un point donné, surprise, rapidité, célérité et précision des déplacements pour surprendre l'ennemi (« gagner la guerre avec ses jambes »). Cet « idéal de guerre offensive et vigoureuse » (capitaine Colin) sera repris par la Révolution, qui y ajoutera l'enthousiasme des armées démocratiques, et atteindra son sommet avec Napoléon. Une fois au pouvoir, il recevra à déjeuner Saint-Germain et lui fera rendre les hommages de la Garde consulaire : « c'était comme un salut à la vieille armée. »
Napoléon choisit l'artillerie. Grâce à la réforme de Gribeauval, c'est la meilleure d'Europe. C'est elle qui remporte la victoire de Valmy (1792), qui est avant tout une canonnade. Il effectue un stage dans le rang, au contact des simples soldats : « Encore une excellente école. Bonaparte, pour toute sa vie, saura ce que c'est que l'homme de troupe. Il saura ce qu'il pense et ce qu'il aime, ce qu'il faut lui dire et comment lui parler. » À notre époque où les élites sont si déconnectées du terrain, un tel stage au contact de la base serait salutaire.
Bonaparte n'oubliera jamais Brienne. Il y reviendra en 1805 et en 1814, alors qu'il mène l'une de ses plus incroyables campagnes pour résister à l'invasion du territoire. Empereur, il attribuera honneurs et pensions à ses anciens professeurs. Élevé, il y croisa des personnages qu'il retrouvera plus tard sur son chemin : Bourrienne, dont il fera son secrétaire, le savant Laplace, qui lui fera passer un examen de mathématiques et qui sera son ministre de l'Intérieur, Phélipeaux, officier d'artillerie royaliste et émigré, que Bonaparte affrontera en Syrie, le Général Pichegru, professeur d'arithmétique, futur héros des guerres révolutionnaires avant de devenir comploteur royaliste. Alors que Pichegru hésite entre la carrière militaire et la carrière ecclésiastique, des prêtres peu zélés lui conseillent le métier des armes. Parvenu au pouvoir, Napoléon fera arrêter son ancien professeur Pichegru, que l'on retrouvera étranglé dans sa cellule. Comme le note Bainville avec ironie, Pichegru « eût sans doute mieux fini s'il avait rencontré des religieux moins dépourvus de l'esprit de prosélytisme. » Plus tard, un autre souverain, le roi Hassan II du Maroc, se débarrassera aussi de son ancien professeur de mathématiques devenu opposant : Ben Barka.
Survient la Révolution. Les choses s'enchaînent : garnison à Auxonne (Côte-d'Or), siège de Toulon, qui lui permet de devenir général à vingt-quatre ans, amitié avec le frère de Robespierre et Barras, répression d'une insurrection royaliste à Paris (1795), mariage avec la belle Joséphine, commandement de l'Armée d'Italie (1796-1797). En Italie, Bonaparte vole de succès en succès. À la bataille de Lodi, il voit son étoile et la révélation de son destin : «Je voyais déjà le monde fuir sous moi comme si j'étais emporté dans les airs. Je ne me regardais plus comme un simple général, mais comme un homme appelé à influer sur le sort d'un peuple.» Il s'émancipe de la tutelle politique du Directoire, administre lui-même les territoires conquis, désobéit aux ordres, négocie la paix de sa propre initiative. Le Directoire ne peut rien dire : le butin envoyé par Bonaparte lui permet de boucler ses fins de mois.
Au moment où Bonaparte débarque en France, le pays est ravagé par l'insécurité, les agressions, les vols. Cette insécurité endémique va être l'une des causes de l'adhésion populaire au coup d'État de Bonaparte
Jean-Loup Bonnamy
Après l'Italie, Napoléon se lance à la conquête de l'Égypte (1798-1799) afin de couper la route des Indes aux Britanniques, plan qui avait déjà été suggéré par le philosophe Leibniz à Louis XIV. Le jeune Bonaparte est fasciné par l'Orient, ce qui, une fois encore, n'a rien de surprenant pour un homme du XVIIIe siècle qui a songé à se mettre au service du sultan ottoman afin de réorganiser son artillerie et qui a lu Zadig de Voltaire. « L'Islam, il le connaît déjà, il l'a étudié. Il sait parler à des musulmans et les comprendre. Il s'intéresse à leur religion, à leur histoire, à leurs mœurs. Il s'entretient avec les ulémas, il se montre respectueux de leurs personnes et de leurs croyances. Il ordonne même que les fêtes de la naissance du Prophète soient célébrées.(…) La révolte du Caire elle-même, accident du fanatisme, ne l'avait pas troublé. Il fit des exemples, et terribles. Mais il continua de marier le croissant et le bonnet rouge, les Droits de l'Homme et le Coran, la formule somme toute qu'il appliquera en France par la "fusion". » Bonaparte administre le pays comme s'il devait y rester toujours. Bien des dirigeants égyptiens modernisateurs, de Mehémet Ali à Nasser, et Atatürk en Turquie seront les émules de Bonaparte. Mais Bonaparte quitte l'Égypte en s'embarquant sur la frégate Muiron, du nom de cet ami qui a sacrifié sa vie pour le sauver à Arcole. Il revient en France afin d'y prendre le pouvoir. Gouverner la France à 30 ans ? Cela n'a rien d'inconcevable pour un homme qui a déjà gouverné deux pays avant, l'Italie et l'Égypte.
Au moment où Bonaparte débarque en France, le pays est ravagé par l'insécurité, les agressions, les vols. Nombreux sont les convois attaqués et Roustan, garde du corps mamelouk et musulman ramené d'Égypte par Bonaparte, qualifie ces bandits de grand chemin de « Bédouins français ». Cette insécurité endémique va être l'une des causes de l'adhésion populaire au coup d'État de Bonaparte. Le passé nous rappelle que c'est avant tout le besoin de sécurité qui fait naître les coups d'État. Si l'on veut éviter les putschs, le meilleur moyen est encore de sortir du laxisme, d'assurer l'autorité de l'État et la sécurité des citoyens partout sur le territoire national. C'est pour ne pas l'avoir compris que le Directoire est mort sous les bottes de son ancien enfant chéri, Napoléon Bonaparte, qui s'empara du pouvoir par un coup d'État le 18 Brumaire an VIII (10 novembre 1799).
Bonaparte, si brave, si courageux sur les champs de bataille, redoute les foules, qu'il s'agisse des masses populaires ou d'un groupe de députés
Jean-Loup Bonnamy
Conseillé par le « brelan de prêtres » Sieyès, Talleyrand et Fouché (tous trois passés par l'Église), le général Bonaparte est l'homme du tiers parti, de ceux qui recherchent avant tout l'ordre et la stabilité, loin des idéologies et des excès des extrémistes de tous bords. « Cette masse, nulle au commencement et au milieu des grandes crises est celle qui pèse le plus à la fin. » Le coup d'État faillit échouer. En effet, les Parlementaires ne se laissent pas faire, invectivent Bonaparte, l'empoignent, le bousculent. Le général est saisi par une violente crise de nerfs. Ici Bainville nous livre une analyse précieuse : Bonaparte, si brave, si courageux sur les champs de bataille, redoute les foules, qu'il s'agisse des masses populaires ou d'un groupe de députés. Cette répulsion pour les foules s'est encore accrue avec le spectacle de la Révolution. Être déchiqueté par une foule, c'est une mort sans gloire. « Le contact des foules lui donnera toujours une répulsion nerveuse. Il est habitué à commander, et, dès qu'il n'agit plus par son seul prestige, il perd ses moyens. (…) avec cette horreur de la foule, cette appréhension de la guerre civile qu'il aura encore en 1814 et 1815 et qui lui feront, sans résistance, accepter l'abdication. » Mais par un extraordinaire effort de volonté, Bonaparte reprend son calme. Lui qui voulait éviter de faire appel aux baïonnettes, donne l'ordre à son fidèle Murat de mettre en branle les soldats pour disperser les députés. Murat s'exécute et ordonne à ses grenadiers : « Foutez-moi tout ce monde-là dehors ! ». Bonaparte prend le pouvoir. Il le gardera quinze ans. Mais le vers est déjà dans le fruit. Tous les témoins de l'événement - frères de Napoléon, généraux, politiques comme Talleyrand et Fouché - savent que les choses n'ont tenu qu'à un fil et ne cesseront de se dire en pensant au pouvoir : « Pourquoi pas moi ? ».
Bonaparte rétablit la sécurité et la stabilité, assainit les finances, stimule l'économie, réorganise l'administration, crée la Banque de France, les lycées et la Légion d'honneur. Il termine la Révolution tout en en pérennisant les principaux acquis (égalité devant la Loi, liberté religieuse, protection des acquéreurs de Biens nationaux…). Il bâtit une société où le privilège de la naissance n'est rien et où l'effort, le talent et le mérite sont tout. Il tente d'unir l'honneur aristocratique et l'opportunisme bourgeois. Comme l'écrit Stendhal, «en ce temps-là, un garçon pharmacien, parmi ses drogues et bocaux, dans une arrière-boutique, se disait en pliant et en filtrant que, s'il faisait quelque grande découverte, il serait fait Comte avec cinquante mille livres de rente.» Avec le Code civil, il fonde le droit français moderne. Sa source d'inspiration juridique ? Alors qu'il était jeune officier, il fut puni et placé aux arrêts durant vingt-quatre heures. Dans sa cellule, il lut les Institutes de l'empereur byzantin Justinien, véritable manuel du droit romain : «d'une lecture de hasard, il avait assez retenu pour se trouver à l'aise avec de vieux juristes».
Malgré les apparences d'une puissance absolue, le pouvoir napoléonien est en fait un épisode court, fragile, précaire. Personne n'a plus conscience de cette fragilité que Napoléon lui-même : « Je sentais mon isolement. Aussi je jetais de tous les côtés des ancres de salut au fond de la mer. » Il a «le sentiment exact d'une situation précaire et d'une marche sur la corde raide. » Et Bainville d'ajouter : « Il y a même quelque chose de tragique dans cette recherche de la solidité, dans cette inquiétude qui ne s'avoue pas, dans cette mise en œuvre de tous les ressorts.» Créer la Légion d'honneur, devenir empereur, faire assister le Pape à son sacre, se marier à la fille de l'empereur d'Autriche, placer ses frères sur les trônes d'Europe, développer l'une des meilleures polices de l'histoire, dirigée par Fouché... autant d'ancres qui révèlent en fait la fragilité de ce pouvoir fort. «Au comble même de la puissance et de la gloire, le besoin que l'empereur a de Fouché, c'est l'aveu d'une fragilité secrète.» Mais l'entourage de Napoléon connaît aussi cette fragilité, qui, au lieu d'inquiéter ou de pousser à aider l'Empereur, nourrit au contraire les ambitions les plus folles : «chose comique, Napoléon devra se fâcher pour que ses frères daignent s'asseoir sur des trônes, celui de France étant le seul qu'ils jugent digne d'eux.»
C'est uniquement pour abattre Londres que Napoléon ira jusqu'en Russie, engloutissant son armée dans un hiver terrible.
Jean-Loup Bonnamy
Bainville peut ici avancer sa thèse principale. Pour lui, l'épisode napoléonien était sans issue. En effet, la Révolution avait annexé la Belgique, vieux rêve français. Héritier de la Révolution, Napoléon ne pouvait pas renoncer à cette conquête. Or, la possession de la Belgique impliquait une guerre à mort avec le Royaume-Uni. Comme le disait Napoléon, «Anvers est un pistolet braqué sur le cœur de l'Angleterre.» En 1914, c'est pour la même raison que le Royaume-Uni fit la guerre à l'Allemagne : libérer la Belgique. Bainville, nationaliste, fin analyste de la diplomatie de son temps et infatigable adversaire de l'Allemagne, se félicitera de cette intervention britannique. Mais de 1793 à 1815, c'est à la France que Londres fit la guerre. Et cette guerre, Napoléon ne peut pas la gagner. Car la Grande-Bretagne est une île et une grande puissance navale. Il faut donc une marine pour la vaincre. Or, la Révolution française a complètement détruit notre marine, qui faisait pourtant jeu égal avec la Royal Navy sous Louis XVI et avait permis l'indépendance des États-Unis. C'est ce crime de démantèlement de la puissance maritime française que le royaliste Bainville ne pardonne pas à la Révolution.
«Ici il faut changer le point de vue habituel, ne plus regarder l'Empire du dedans, mais du dehors. Nous laissons, à Paris, Napoléon à un sommet inégalé de réussite et de triomphe. À Londres, on calcule, on dispose tout pour le moment de sa chute. Nous sommes ici, dans l'histoire de Napoléon, au centre même, au point où se lie ce qui la précède et ce qui suivra. L'héritage de la Révolution, il ne l'a pas reçu sous bénéfice d'inventaire mais avec toutes ses charges, avec ses vices cachés. Ce légataire universel a pour mandat de faire capituler la plus grande puissance navale du monde et il n'a pas trouvé, dans les ressources de la France, ce qui ne s'improvise pas, une marine. La mer lui a été, lui sera toujours fatale.» Le Royaume-Uni «mènera la lutte jusqu'au bout avec une méthode et une obstination bureaucratiques, subissant les déconvenues avec flegme, répétant sans lassitude les mêmes procédés, ceux d'une grande maison de commerce d'autant plus résolue à abattre le rival qu'elle a engagé dans la lutte plus de capitaux et dont il serait fou d'attendre un mouvement de sensibilité.»
En 1805, surviennent une défaite (navale), Trafalgar, et une victoire (terrestre), Austerlitz. Rien n'est plus grand qu'Austerlitz : «dans les annales militaires de tous les temps, il n'est pas de page plus brillante que la campagne qui, en quinze jours, a pour résultat la capitulation de l'adversaire.» Mais ce qui restait de la marine française et qui devait permettre de débarquer en Angleterre est détruit à Trafalgar. C'est un tournant pour Napoléon. Le passage de la Manche étant désormais impossible, un nouveau système, celui du Blocus continental, s'ébauche. La politique d'après Trafalgar consistera à prendre possession des rivages européens pour les fermer à l'Angleterre. Il faudra aller toujours plus loin, livrer toujours davantage de batailles terrestres (et les gagner), lever toujours plus de soldats, faire toujours de nouvelles conquêtes pour asphyxier économiquement les Britanniques en leur interdisant de commercer avec l'Europe. C'est la fuite en avant. C'est uniquement pour abattre Londres que Napoléon ira jusqu'en Russie, engloutissant son armée dans un hiver terrible. Cette course folle, démesurée, qui implique la domination totale de l'Europe, nul ne peut la gagner. Pas même un génie comme Napoléon. Le Premier ministre britannique Pitt meurt de chagrin lorsqu'il apprend Ulm et Austerlitz qui, pour lui, effacent Trafalgar, alors qu'en réalité, Trafalgar, qui est définitif, annule les effets d'Ulm et Austerlitz, qui seront toujours à recommencer. «En France, le public, toujours prompt, après un échec, à se dégoûter de l'effort prolongé que demande la puissance navale, n'y pensera plus, n'ayant même pas compris la portée de ce désastre de Trafalgar dont les syllabes lugubres ne prendront leur sens qu'après le glas de Waterloo.» Napoléon se consume dans cette lutte sans espoir, use tout, les soldats, les autres, lui-même.«Toujours pressé, dévorant ses lendemains, le raisonnement le conduit droit aux écueils que son imagination lui représente, il court au-devant de sa perte comme s'il avait hâte d'en finir. Son génie a prolongé, à grands frais, une partie perdue d'avance.»
Pour Clausewitz, Napoléon est « le dieu de la guerre ». Pour Maurice Barrès, il est « professeur d'énergie ». Churchill, qui voulut toujours écrire sa biographie, voyait en lui « le plus grand homme d'action depuis Jules César » .
Jean-Loup Bonnamy
Pour Bainville, Napoléon est un être génial. En 1799, il était nécessaire pour clore la Révolution et empêcher le démantèlement de la France. Mais c'est aussi un mégalomane. En fait, Bainville est un admirateur de Talleyrand, qui servit fidèlement Napoléon jusqu'en 1807, mais le trahit ensuite, considérant que l'Empereur était devenu fou et que son aventure ne pouvait que mal finir.
Lucidité, volonté, formidable esprit d'analyse et de synthèse, puissance de travail, génie stratégique, mémoire, organisation, capacité à surprendre et à marquer les esprits...le génie de Napoléon apparaît dans toute sa splendeur sous la plume de Bainville. Les batailles s'enchaînent : Iéna, Eylau, Friedland, Wagram, la Moskowa... Toute l'Europe tremble devant lui. Dans Moscou en flammes, Napoléon dicte le décret qui réorganise La Comédie française. À Eylau, sur le point d'être vaincu par les Cosaques, Napoléon hurle à Murat : «Nous laisseras-tu dévorer par ces gens-là ?». Murat enlève une énorme charge de toute la cavalerie française et renverse la situation. Fils d'un aubergiste, Murat sera roi de Naples. Un autre de ses maréchaux, Bernadotte, deviendra roi de Suède. Sa dynastie règne encore aujourd'hui à Stockholm. Pour Clausewitz, Napoléon est « le dieu de la guerre ». Pour Maurice Barrès, il est « professeur d'énergie ». Churchill, qui voulut toujours écrire sa biographie, voyait en lui «le plus grand homme d'action depuis Jules César». Wellington, qui le battit à Waterloo, fit placer une immense statue de lui dans sa résidence londonienne.
Mais Bainville note que le génie de Napoléon ne va pas toujours dans le sens de la France : « en sept semaines, il change la physionomie de l'Europe avec une telle abondance de négociations, d'instructions, de conventions, d'écritures, qu'il faudrait des pages pour le résumer, un volume pour en lire le détail. » Or, cette destruction révolutionnaire de l'ordre diplomatique traditionnel déplaît à Bainville. Pour lui, Napoléon a abandonné la vieille politique française qui consistait à diviser l'Allemagne au maximum, et fut l'un des pères du principe des nationalités et l'un des précurseurs des unités italienne et allemande, qui causeront finalement préjudice à la France. « Ce fléau de Dieu a été l'instrument des grandes transformations de l'Europe », transformations que déplore Bainville, qui en vient à conclure que «sauf pour la gloire, sauf pour l'art, il eût probablement mieux valu que Napoléon n'eût jamais existé.». Il reprend d'ailleurs une formulation de Napoléon lui-même : visitant la tombe de Rousseau à Ermenonville, il avait déclaré « l'avenir apprendra s'il n'eût pas mieux valu, pour le repos de la terre, que ni Rousseau ni moi n'eussions jamais existé. »
En faisant naître, par son exemple, l'ambition dans les cœurs, en détruisant l'ordre ancien, en devenant la bannière des mouvements révolutionnaires et nationalistes, Napoléon a, selon Bainville, mis pour longtemps le feu à l'Occident du monde
Jean-Loup Bonnamy
En 1814, la chute de Napoléon, inévitable dès le premier jour selon Bainville, survient. La France est envahie. Laissons la parole à Malraux : «Napoléon est seul et toute l'Europe est contre lui, et la campagne de France est une campagne militairement surprenante. Ces malheureux paysans qui savaient à peine tirer, avec l'Europe en face, le sentiment de la trahison, les alliés devant Paris… L'armée française, jusqu'à la dernière minute, a combattu avec une surprenante rage.»
Après les Cent-Jours et Waterloo, Napoléon est exilé par les Britanniques dans la petite île de Sainte-Hélène, battue par les vents et la pluie, au milieu de l'Atlantique, entre l'Afrique et le Brésil. Expert en propagande, il va utiliser son exil pour se réinventer et forger sa légende. Bainville raconte que, profitant de la mesquinerie de son geôlier, «il ne gardait qu'un droit, mais précieux, celui de se plaindre.(…) parfait dans le rôle du martyr (…), il a été soutenu par l'idée du grandiose.» En gagnant la bataille de la mémoire, Napoléon a gagné sa dernière bataille.
Pour Bainville, l'exilé de Sainte-Hélène est en représentation pour l'Histoire : «âpre connaisseur des hommes et de la vie, adoptant tour à tour des idées contraires, se livrant à des sentiments opposés, sans qu'on puisse affirmer qu'il n'était pas sincère chaque fois.» En 1813, Napoléon, encore Empereur, avait tenu un discours conservateur et monarchiste, menaçant Metternich en lui annonçant que s'il tombait, tous les trônes des vieilles monarchies seraient entraînés dans sa chute. Mais exilé à Sainte-Hélène Napoléon se fait au contraire démocrate et nationaliste, prêchant des idées modernes et révolutionnaires afin de séduire les peuples. En faisant naître, par son exemple, l'ambition dans les cœurs, en détruisant l'ordre ancien, en devenant la bannière des mouvements révolutionnaires et nationalistes, Napoléon a, selon Bainville, mis pour longtemps le feu à l'Occident du monde.
Malraux déclare : «Autrefois, je crois que c'est à Tilsitt, l'usage était que pour les cérémonies on fît entrer les rois en les annonçant avec tous leurs titres : " Sa Majesté le roi de Prusse" . Et la porte était ouverte. À un seul battant. Quand tout le monde était entré, on ouvrait la porte à deux battants et on criait : "L'empereur !" sans rien ajouter. Et Napoléon entrait… Napoléon est un personnage qui semble envoyé par le destin pour accomplir autre chose que ce qu'il décide d'accomplir. Vous connaissez son rapport assez étrange avec le cosmos : le soleil qui se couche derrière l'Arc de triomphe.» Rapport au cosmos qui semble gravé dans le marbre du destin puisque Bainville nous rappelle qu'une tempête soufflait lorsqu'il mourut à Sainte-Hélène, le 5 mai 1821.
Alors, après avoir lu l'exceptionnelle synthèse de Bainville, faut-il partager sa conclusion et considérer qu'il eut mieux valu que Napoléon n'ait jamais existé ? Laissons la réponse à de Gaulle, grand lecteur de Bainville. En août 1969, il aurait dû diriger les commémorations pour le bicentenaire de la naissance de Napoléon. Mais il démissionne en avril et c'est son successeur, Georges Pompidou, qui s'en chargera. Replié à Colombey, près de Brienne, comme Napoléon était exilé à Sainte-Hélène, il reçoit la visite de Malraux et lui demande : «Où en êtes-vous avec l'Empereur ?» . S'ensuit une longue conversation. Et de Gaulle, affirmant que la légende napoléonienne sert finalement le prestige de la France, conclut ainsi : «Ne marchandons pas la grandeur».
Source : https://www.lefigaro.fr/vox/