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  • Voyages • Vienne, un héritage impérial vivant

     

    par Jean Sévillia 

    EN IMAGES - Vienne fête le centième anniversaire de la mort de François-Joseph. La capitale autrichienne, aujourd'hui, bénéficie d'une qualité de vie qui tient aussi au cadre majestueux légué par les grands travaux d'urbanisme de cet empereur. Jean Sévillia nous fait visiter cette capitale européenne [Figarovox 24.06] à laquelle la France est liée par de nombreux liens de mémoire et autres, contemporains.  LFAR

     

    XVM06e8d676-796d-11e5-ba18-c49418e196fb - Copie.jpgA Vienne, dans les magasins pour touristes, François-Joseph et l'impératrice Elisabeth tournent ensemble sur les présentoirs de cartes postales, pendant que leur effigie figure sur des boîtes de chocolats, des puzzles, des porte-clés, des tee-shirts et des statuettes, sans oublier les boules de verre avec de la fausse neige. Si le kitsch Habsbourg fait marcher le commerce, il y a, Dieu merci, plus sérieux pour célébrer le centième anniversaire de la mort de François-Joseph, disparu en 1916, au mitan de la Première Guerre mondiale. Dans la capitale autrichienne, les librairies proposent des piles de biographies, d'albums et de magazines historiques qui lui sont consacrés, tandis que se tiennent quatre expositions, une cinquième étant proposée dans le château de Niederweiden, à 50 kilomètres à l'est de la ville (lire notre carnet de voyage,p. 79). Impossible, en ce moment, de se rendre à Vienne et d'ignorer que 2016 est une année François-Joseph. Mais, à part ses favoris immaculés et le surnom de son épouse (Sissi), qu'est-ce que le visiteur connaît de lui? Et mesure-t-on bien tout ce que le visage actuel de Vienne doit à cet empereur?

    Né en 1830, François-Joseph est le petit-fils de François Ier, l'adversaire malheureux de Napoléon. C'est en 1848 qu'il accède au trône, à la faveur de l'abdication de son oncle Ferdinand Ier, chassé par la révolution. Par la force des armes, le jeune souverain rétablit la puissance autrichienne en Lombardie et en Hongrie, où l'insurrection est matée avec l'appui des Russes. Cette première partie du règne impose un régime autoritaire, opposé aux aspirations libérales ou nationales. A Solferino, en 1859, François-Joseph perd la guerre contre Napoléon III, et doit céder la Lombardie au royaume de Piémont. Une déroute qui le contraint, à l'intérieur, à l'ouverture vers le fédéralisme. En Allemagne, l'empereur doit composer avec la prépondérance de Berlin, rivalité qui débouche sur un conflit clos par la défaite autrichienne devant les troupes prussiennes, à Sadowa, en 1866. Un nouveau revers qui pousse François-Joseph à un nouveau changement manifesté par des concessions aux Magyars. Entichée de la Hongrie, l'impératrice Elisabeth contribue à cette politique. En 1867, le compromis austro-hongrois place l'empire d'Autriche et le royaume de Hongrie sur un pied d'égalité, l' empereur et roi gouvernant la double monarchie avec trois ministres communs.

     

    L'hôtel de ville de Vienne a été construit de 1872 à 1883 dans le style néogothique des communes flamandes. Haute de 100 m, la tour est surmontée d'un chevalier en cuivre.

    L'hôtel de ville de Vienne a été construit de 1872 à 1883 dans le style néogothique des communes flamandes. Haute de 100 m, la tour est surmontée d'un chevalier en cuivre. - Crédits photos  : © Arnaud Robin / Figaro magazin

    Arnaud RobinSuivront quarante années de paix: l'apogée du règne. Un temps néanmoins traversé de tensions intérieures et de drames familiaux: l'exécution du frère de François-Joseph, Maximilien, au Mexique (1867) ; le suicide de son fils unique Rodolphe à Mayerling (1889) ; l'assassinat de l'impératrice Elisabeth par un anarchiste italien à Genève (1898). Et, pour finir, l'assassinat de son neveu François-Ferdinand par un révolutionnaire serbe, à Sarajevo, en 1914. Cet attentat obligera l'Autriche à réclamer réparation à la Serbie, déclenchant, par le jeu des alliances, la Première Guerre mondiale. Lorsqu'il meurt, en 1916 - laissant la couronne à son petit-neveu, Charles Ier, qui régnera jusqu'en 1918 - François-Joseph est âgé de 86 ans. Il a été empereur pendant soixante-huit ans et a vu 150 autres souverains régner en Europe, puis disparaître.

    François-Joseph incarne un pan de l'histoire de l'Europe, de l'histoire de l'Autriche et de l'histoire de Vienne. Son nom est un mythe, un mythe historique, culturel, littéraire et cinématographique. Ce mythe existait du vivant du souverain dont le portrait ornait chaque bâtiment officiel, chaque maison, chaque auberge. Après l'effondrement de l'empire, l'Autriche, paradoxalement, était un pays neuf. Non seulement en raison de la forme républicaine de l'Etat, mais parce que le territoire délimité par les frontières de 1919 n'avait jamais existé comme un pays indépendant, l'Autriche étant jusqu'alors le berceau de l'empire d'Autriche auquel elle avait donné son nom. Aussi ceux des Autrichiens qui doutaient de la solidité de leur nouveau pays et de sa capacité à résister au voisin allemand, surtout après 1933, se raccrochaient-ils au mythe François-Joseph. Sans être lié nécessairement à une nostalgie monarchique, le souvenir du vieux souverain ramenait l'image rassurante d'une Autriche forte, prospère et sûre, contrastant avec les menaces du moment. Chez Franz Werfel, Robert Musil, Joseph Roth ou Stefan Zweig, la littérature autrichienne d'alors abonde en livres ressuscitant «le monde d'hier».

     

    La statue de François-Joseph dans le Burggarten, qui était autrefois le jardin privé de l'empereur. C'est aujourd'hui un lieu d'agrément très prisé.

    La statue de François-Joseph dans le Burggarten, qui était autrefois le jardin privé de l'empereur. C'est aujourd'hui un lieu d'agrément très prisé. 

    Après la Seconde Guerre mondiale, le mythe est réactivé car il permet d'évacuer l'épisode trouble vécu par l'Autriche sous la botte nazie. Au cinéma, la célébrissime trilogie du réalisateur autrichien Ernst Marischka - Sissi (1955), Sissi impératrice (1956) et Sissi face à son destin (1957) - met en scène l'impératrice sous les traits de la jeune Romy Schneider, François-Joseph étant joué par le séduisant Karlheinz Böhm. Ces films ont fixé dans le public, jusqu'à nos jours, une image historiquement fausse du couple impérial. Ils ont cependant contribué à la popularité mondiale du mythe François-Joseph et Sissi, et auront suscité, dans les années 1950 et 1960, l'envie d'aller découvrir les palais viennois et les lacs alpins, avantage non négligeable pour un pays qui, ayant recouvré sa souveraineté en 1955, ne demandait qu'à s'ouvrir au tourisme. Il ne faut pas croire, pour autant, que François-Joseph a toujours été l'objet de panégyriques. Dès 1919, Ernest von Koerber, qui avait été chef du gouvernement autrichien sous la monarchie, considérait que cet empereur avait nui deux fois au pays, au début par sa jeunesse, à la fin par son trop grand âge. De nos jours, l'absolutisme des débuts du règne ou l'évaluation de la responsabilité de l'empereur dans le déclenchement de la Première Guerre mondiale suscite des débats. Karl Vocelka, auteur d'une biographie de François-Joseph parue l'an dernier et commissaire de l'exposition qui se tient actuellement à Schönbrunn, déplore ainsi longuement la répression de la révolution hongroise de 1848 ou le fait que de nombreux problèmes nationaux et sociaux soient restés sans réponse avant 1914. L'historien reconnaît toutefois les acquis économiques et culturels de cette époque, tout en hésitant à les attribuer à l'action personnelle du souverain. 

     
     
    Un fiacre traversant la Hofburg, immense palais qui est une ville dans la ville. Vienne possède près de 150 fiacres, dont les conducteurs portent une tenue traditionnelle. Ces voitures et leurs chevaux font partie du paysage viennois

    Un fiacre traversant la Hofburg, immense palais qui est une ville dans la ville. Vienne possède près de 150 fiacres, dont les conducteurs portent une tenue traditionnelle. Ces voitures et leurs chevaux font partie du paysage viennois.  

    L'historien tchèque Palacky, dès 1848, disait que si l'Autriche n'existait pas, il faudrait l'inventer. On peut trouver mille défauts à François-Joseph, mais sa vertu principale, le service qu'il a rendu aux peuples danubiens et par-là à l'Europe entière, c'est d'avoir su durer - or durer, en politique, est un art - et d'avoir su réunir sous ses deux couronnes une douzaine de peuples qui parlaient autant de langues et pratiquaient toutes les religions. Au siècle des nationalités, la mosaïque ethnique et culturelle du bassin danubien aurait pu être le théâtre d'atroces guerres intestines. Cette catastrophe a été évitée à l'Europe centrale grâce à l'Autriche-Hongrie, foyer de civilisation. La cour de François-Joseph, avec son étiquette, ses uniformes et ses titulatures, pouvait laisser l'impression d'un univers figé. Ce n'était que la surface des choses. En réalité, à cette époque, l'Autriche s'était transformée en une puissance moderne, un Etat de droit où la Constitution de 1867 garantissait les droits du citoyen, où le suffrage universel attendrait 1907, mais où la législation sociale, dès la seconde moitié du XIXe siècle, était sur de nombreux points (assurance-maladie, congés payés) plus avancée qu'en France ou en Angleterre. L'Autriche-Hongrie, dans ces années-là, était devenue une force industrielle, la quatrième d'Europe après l'Angleterre, l'Allemagne et la France. Et c'est sous le long règne de François-Joseph que la capitale autrichienne avait revêtu ce visage qui lui vaut de nos jours d'attirer les visiteurs du monde entier.

     

    Au centre de Vienne, la Hofburg, ancienne résidence des Habsbourg, se compose de plusieurs ailes dont la construction s'étale du XIIIe siècle au début du XXe siècle. Ici, le bureau de l'impératrice Elisabeth, dite Sissi, l'épouse de François-Joseph, assassinée en 1898.

    Au centre de Vienne, la Hofburg, ancienne résidence des Habsbourg, se compose de plusieurs ailes dont la construction s'étale du XIIIe siècle au début du XXe siècle. Ici, le bureau de l'impératrice Elisabeth, dite Sissi, l'épouse de François-Joseph, assassinée en 1898. 

    En 1857, une ordonnance impériale commande la destruction de la vieille enceinte qui, en 1529 et en 1683, avait repoussé les Ottomans mais qui, désormais inutile, étouffe la ville comme un corset. François-Joseph impose cette décision aux militaires, qui craignent que cette mesure ne profite aux révolutionnaires. Dans son esprit, il s'agit de faire de Vienne la capitale d'un vaste empire dynamique, ce qui suppose un plan de rénovation urbaine à l'instar de celui lancé par le baron Haussmann à Paris. Les meilleurs architectes sont mobilisés - l'Autrichien Heinrich von Ferstel, l'Allemand Gottfried Semper, le Danois Theophil Hansen - et chargés d'organiser l'espace situé à l'emplacement des anciennes murailles. Le choix a été fait d'entourer la vieille ville par un boulevard circulaire de 5,3 kilomètres de longueur. Sur cette artère de prestige, la Ringstrasse, en abrégé le Ring, s'édifieront des bâtiments publics, des institutions culturelles, des hôtels de luxe, des immeubles de bureaux et d'habitation. Inauguré en 1865, le Ring restera en chantier pendant plus de vingt ans.

    Entre 1860 et 1890 sont ainsi bâtis la Votivkirche (l'église du Vœu, commencée avant la démolition des remparts et construite en action de grâce pour la tentative d'assassinat à laquelle François-Joseph a échappé en 1853), l'Opéra, la chambre de commerce, la Maison des artistes, le musée des Arts appliqués, la salle de concert du Musikverein, la Bourse, le musée d'Histoire naturelle, le musée d'Histoire de l'art (Kunsthistorisches Museum), l'Académie des beaux-arts, le nouvel hôtel de ville, le Parlement, le Burgtheater, l'aile nouvelle du palais de la Hofburg et l'université. Le goût étant à l'historicisme, le Parlement a été conçu dans le style grec, l'hôtel de ville dans le style néogothique et l'Université dans le style néo-Renaissance. Ces monuments, en 2016, conservent à Vienne son air de capitale impériale. Si plusieurs d'entre eux, bombardés en 1944-1945, ont été reconstruits à l'identique, ils remplissent la même fonction depuis l'origine. 

     

    Les cafés, à Vienne, sont une institution. On peut y prendre un repas ou une consommation, et lire les journaux qui sont à la disposition des clients. Des portraits de François-Joseph et de l'impératrice Elisabeth ornent la grande salle du Café central.

    Les cafés, à Vienne, sont une institution. On peut y prendre un repas ou une consommation, et lire les journaux qui sont à la disposition des clients. Des portraits de François-Joseph et de l'impératrice Elisabeth ornent la grande salle du Café central. 

    Sur le Ring s'étaient également édifiés des immeubles habités par des aristocrates, mais plus souvent par des familles bourgeoises dont l'ascension accompagnait les progrès économiques de l'Autriche. Les Juifs étaient nombreux dans ce milieu, encouragés par l'abolition, en 1867, des ultimes interdits qui les frappaient. Rothschild, Epstein, Ephrussi ou Todesco se faisaient bâtir des palais dont l'architecture, la décoration des façades et la richesse des intérieurs proclamaient la réussite. Forte de cet essor, Vienne organisait en 1873 une Exposition universelle ambitieuse qui venait après celles de Londres et Paris. De 430 000 habitants en 1857, la population passait à 820 000 personnes en 1890, et atteindra les 2 millions en 1910. Autrichiens, Italiens, Polonais, Hongrois, Tchèques, Slovaques, Slovènes, Juifs de l'Est, tous les peuples de l'empire étaient représentés à Vienne. La ville était la cinquième métropole occidentale, derrière Londres, New York, Paris et Berlin.

    Vienne fin de siècle ? Rien de plus trompeur que cette formule. Contrairement à une idée reçue, nul sentiment de décadence, ou de fin du monde, n'étreignait cette société où personne ne pressentait la fin de la monarchie. C'est encore sous le règne de François-Joseph que s'épanouirait, laboratoire de la modernité, la Vienne du Jugendstil et de la Sécession, avec des architectes comme Otto Wagner et Adolf Loos, des peintres comme Gustav Klimt, Egon Schiele et Oscar Kokoschka, des musiciens comme Gustav Mahler, Arnold Schönberg et Alban Berg, et des médecins lauréats du p

  • Les femmes à travers l'histoire..., par Frédéric Winkler.

    "J'entends dire que la religion catholique est misogyne. Ce n'est pas sérieux ! Une religion qui agenouille les hommes devant une femme couronnée manifeste une misogynie suspecte." A.MALRAUX
    Droit de vote
    On retrouve les votes des femmes aux États Généraux de Tours en 1308. « On doit considérer les droits essentiels dont bénéficie la femme au Moyen Age. Dans les assemblées urbaines ou les communes rurales, les femmes, lorsqu'elles sont chefs de famille, possèdent le droit de vote. » (Jean Sévilla) Après la révolution de 1789, censée apporter la Liberté, il faudra attendre 1945 pour voir le droit de vote reconnu à la femme...

    frédéric winkler.jpgL’amour courtois
    «_les femmes étant l'origine et la cause de tout bien, et Dieu leur ayant donné une si grande prérogative, il faut bien qu'elles se montrent telles que la vertu de ceux qui font le bien incite les autres à en faire autant; si leur lumière n'éclaire personne, elle sera comme la bougie dans les ténèbres (éteinte), qui ne chasse ni n'attire personne. Ainsi il est manifeste que chacun doit s'efforcer de servir les dames afin qu'il puisse être illuminé de leur grâce; et elles doivent faire de leur mieux pour conserver les cœurs des bons dans les bonnes actions et honorer les bons pour leur mérite. Parce que tout le bien que font les êtres vivants est fait par l'amour des femmes, pour être loué par elles, et pouvoir se vanter des dons qu'elles font, sans lesquels rien n'est fait dans cette vie qui soit digne d'éloge ».
    « Cette pétition de principe est lancée dans un ouvrage bien connu, reflétant parfaitement la mentalité du XIIe siècle, le Traité de l'amour d'André le Chapelain: ouvrage savant, rédigé en latin par un clerc attaché à la comtesse Marie de Champagne, fille d'Aliénor d'Aquitaine et de son premier époux, le roi de France Louis VII… Seules les femmes qui entrent dans l'ordre de la chevalerie d'amour sont jugées dignes d'éloges par les hommes et pour leur probité sont renommées dans toutes les cours. Tout ce qu'on voit s'accomplir de grand dans le siècle est inconcevable s'il ne tire son origine de l'amour...» (R.Pernoud)
    « Qu'est-ce que la courtoisie ? Que doit-on faire pour être courtois et répondre aux exigences de l'étrange doctrine à travers laquelle s'expriment les cœurs et les coutumes de toute une société ?
    _Une première fois – et c'est tout à fait significatif – une noble dame explique à un homme du peuple, donc de condition inférieure à elle, ce qu'il doit faire, quelle conduite tenir s'il veut mériter son amour. Ici se révèle pleinement la dame éducatrice de l'Occident, et sous un jour inattendu puisque dans la société féodale, qu'on sait par ailleurs très hiérarchisée, le premier énoncé des règles de la courtoisie se trouve précisément combler la distance entre la "haute dame" et « l’homme du commun ». La première des 'œuvres de courtoisie', c'est ce que la dame appelle la largesse (la générosité):
    _Qui veut être jugé digne de militer dans l'armée d'amour, il doit d'abord n'avoir aucune trace d'avarice, mais de répandre en largesses et autant que possible étendre cette largesse à tous". Entendons, bien sûr, générosité morale autant que matérielle: celui qui veut être un amant véritable selon les règles de courtoisie doit révérer son seigneur, ne jamais blasphémer Dieu ni les saints, être humble envers tous et servir tout le monde, ne dire du mal de personne (les médisants sont exclus des châteaux de courtoisie), ne pas mentir, ne se moquer de personne, surtout pas des malheureux, éviter les querelles, et faire son possible pour réconcilier ceux qui se disputent. On lui concède, en fait de distractions, le jeu de dés, mais avec modération: qu'il lise plutôt, qu'il étudie ou se fasse raconter les hauts faits des anciens. Il lui faut aussi être courageux, hardi, ingénieux. Il ne doit pas être l'amant de plusieurs femmes, mais le serviteur dévoué d'une seule. Il doit se vêtir et se parer de façon raisonnable, être sage, aimable et doux envers tout le monde… Il est aussi question de l'avarice, de ce qu'on ne peut aimer une personne qu'on ne pourrait épouser, que celui qui aime doit en garder le secret, qu'un amour facile est méprisable, que la difficulté en augmente le prix, que "Amour ne peut rien refuser à l'amour"…
    … Il ne manque pas d'insister sur un aspect de l'amour courtois: à savoir que la noblesse véritable est celle des mœurs et des manières, et qu'elle vaut infiniment plus en courtoisie que celle de la naissance: celui ou celle qui est prié d'amour ne doit pas demander si celui qui l'aime est noble ou non de naissance, mais s'il l'emporte sur les autres en bonnes mœurs et en "probité". Ce terme qui revient maintes fois, s'applique à celui ou celle qui a fait la preuve de sa valeur. A plusieurs reprises cette noblesse de courtoisie reviendra dans les dialogues imaginaires du Traité de l'amour. C'est l'un des thèmes fondamentaux de la courtoisie que l'amour vrai affine l'homme et la femme et que les obstacles rencontrés ne font qu'exalter leur noblesse et leur valeur. Il est bien clair aux yeux du Chapelain "qu'il convient mieux à qui est noble dans ses mœurs de se choisir un amant de mœurs nobles que de chercher quelqu'un de haut placé, mais "inculte" et à l'inverse, il s'indigne contre les femmes qui se donnent le nom de dame, de demoiselle "seulement parce qu'elles sont d'origine noble ou épouses d'un gentilhomme; mais ajoute-t-il, la seule sagesse et la noblesse des mœurs rendent la femme digne d'un tel titre". Ainsi, née dans les cours, c'est-à-dire au château, la courtoisie n'est pourtant pas seulement affaire de naissance; bien plutôt de manières, d'éducation, d'une finesse acquise et que l'amour développe parce que c'est essentiellement l'amour qui l'a suscitée… A parcourir les lettres du temps, on trouve, sous les formes les plus variées, de la poésie la plus haute aux simples divertissements, le témoignage de ce qui oriente toute une société, lui donne sa teinte originale, la marque comme un sceau. C'est encore et toujours la courtoisie, ou si l'on préfère la chevalerie, qui s'exprime dans les cours d'amour.»
    Faudrait-il rappeler les consultations auprès du petit peuple pratiqué par Saint Louis, pour connaître les problèmes. Les règlements rapides de certains, évitant les attentes pénibles et la monstrueuse apathie administrative qui nous étouffe aujourd'hui. Devons-nous rappeler le droit de vote qu'elles exerçaient dans les réunions locales, sans compter les nombreuses professions qui leur étaient accessibles... En 1095, les hommes ne pouvaient partir en croisade qu'après avoir consulté leur épouse. Une certitude perdure c’est la différence en France des zones de droit romain, où la femme est en état d’infériorité à l’homme et celles de vieilles traditions celtiques, franques ou normandes, où celle-ci peut être considéré comme égale. D’autre part pour la femme, la période idéale dans son autonomie fut sans conteste du Xe siècle à 1350 selon David Herlihi (Etude sur le travail des femmes dans le textile dans l’Europe médiévale). Partant du « Livre des métiers » d’Etienne Boileau : « dans la fabrication du textile comme dans beaucoup d’autres activités, les femmes et les hommes travaillaient ensemble sans rivalité apparente. Le Moyen Âge central reste une période de libre entreprise et d’accès ouvert à l’emploi des deux sexes ». A Nantes la profession de pêcheur est autorisé aux deux sexes, faisant de celles-ci une majorité dans la profession. En 1475 le statut des tissutiers de Paris stipule : « Que les femmes ouvrant et qui besognent dudit métier de présent en ladite ville de Paris seront maîtresses audit métier si être le veulent, en payant pour leur nouvelle maîtrise et entrée 12 sols parisis, comme dit est ci-dessus des hommes [...] Les apprentisses pourront être reçues maîtresses en faisant chef-d’œuvre et en payant telle somme à appliquer en la manière comme est dit ci-dessus…Et que en effet et substance tous les points et articles ci-dessus contenus seront communs et s’étendront et appliqueront tant aux femmes que aux hommes, soit qu’il touche la maîtrise ou les ouvrages ou autre chose dudit métier »
    « L'une des fonctions du seigneur était de rendre la justice; c'était même sa fonction essentielle après la défense du domaine et de "ses hommes", ceux qui lui étaient attachés par un lien personnel. Aussi a-t-on imaginé la dame exerçant, à l'image du seigneur, une sorte de fonction judiciaire en ce domaine, attirant entre tous, de la relation amoureuse. Le jugement d'amour, la cour d'amour, sont les compléments et équivalents de la fidélité, de l'hommage vassalique, tels que les exprime aussi la poésie des troubadours; que ces jugements soient rendus par des femmes montre seulement à quel point la transformation de la femme en suzeraine était familière à la mentalité du temps.» (R.Pernoud) Dans les familles paysannes, les jeunes filles devenaient éventuellement domestiques avant le mariage où elles prenaient en main la ferme. En ville c’était l’apprentissage chez une maîtresse avant peut être de devenir ouvrière, maîtresse si elle épousait un maître. Les femmes peuvent obtenir la maîtrise, être commerçantes, considéré comme un métier dit libre. On ne peut généraliser lorsque l’on parle de l’Ancien régime, car tout pouvait être différent d’un « pays » à l’autre, métier ou province. Les professions de boucher, boulanger, passementier-boutonnier, chandelier étaient tenues principalement par les femmes à Saint Malo. La femme quelquefois « femme de maître » pouvait aussi exercer en plus le métier de blanchisseuse (beaucoup à Rennes au XVIIIe siècle), alors même qu’elle était au sein de son foyer, une mère se chargeant de l’intendance et de l’éducation. Les veuves de maître pouvaient exercer le rôle du maître défunt au sein du métier. Bernard Gallinato, parlant des femmes dans leur rôle sur les corporations pour la transmission des maîtrises : " l’élément coordinateur de deux générations d’hommes, elles assurent la permanence de dynasties d’artisans ".…
    « Il y a l'amour conjugal, un lien stable, et auquel – Marie de Champagne y insiste – ni l'un ni l'autre des époux ne doit se dérober, et il y a cette autre forme d'amour dont il est dit expressément que rien ne lui nuit plus que la volupté, et qui se somme courtoisie. En ce domaine, la femme règne, commande, exige; elle porte des ordonnances et des jugements; les uns et les autres supposent de la part de ceux qui l'entourent une forme de soumission, une observance amoureuse sans défaut, mais encore un raffinement, dans les mœurs et l'expression, qui incite à se dépasser continuellement; la courtoisie est comme un état second de l'amour; elle implique en tout cas que l'on distingue ce qui mérite le nom d'amour de ce qui, dans l'état de mariage ou dans les relations extra-conjugales, est uniquement sexualité. Car tel est le trait essentiel de la poésie courtoise: née dans la société féodale, elle en est l'émanation. L'essence même du lien féodal, liant seigneur et vassal, était un engagement de fidélité réciproque, l'un offrant son ide, l'autre sa protection. Et c'est une semblable promesse qui unit le poète à la dame. Celle-ci est pour lui "le seigneur"; il lui voue fidélité; toute sa vie, tous ses actes, tous ses poèmes lui seront offerts en hommage. Le terme "hommage" est aussi celui qui désigne le geste du vassal s'agenouillant devant le seigneur pour en recevoir le baiser qui symbolise la paix, et constitue un engagement d'amour mutuel. La dame est donc pour lui la suzeraine; il s'abandonne à sa volonté et trouvera toute sa joie à l'accomplir, dût-il en souffrir…. Cette dame si haut placée dans l'esprit du poète inspire naturellement le respect. Mieux encore: une sorte de crainte révérencielle. Elle est inaccessible; le poète s'humilie toujours devant elle, soit qu'il s'agisse effectivement d'une dame de haute noblesse. »(R.Pernoud)
    Rappelons au passage qu'Aliénor d'Aquitaine, femme politique en plein douzième siècle fut aussi mère de dix enfants. "Alix, femme de Thibaut de Blois, et Marie, femme d'Henri Ier de Champagne, étaient l'une et l'autre, filles d'Aliénor d'Aquitaine; de leur mère elles avaient hérité le goût des lettres, et c'est toute une vie culturelle qui s'épanouit avec elles… Elles diffusèrent dans les régions septentrionales la poésie courtoise et le roman courtois. Marie, la fille aînée d'Aliénor aurait emmené avec elle son poète, Chrétien de Troyes. » Dit Régine Pernoud dans Aliénor d'Aquitaine. Les femmes dans leurs actes, montraient cette liberté dont elles jouissaient : éducation, responsabilités, suivre le mari en croisade, étudier et donner des cours, ouvrir boutique : "...Au Moyen Age, la femme travaille à peu près autant que l'homme, mais non dans les mêmes opérations. D'après les comptes de drapiers, on s'aperçoit que, par exemple, sur quarante et un ouvriers nommés, il y a vingt femmes pour vingt et un hommes…Ce que l'on interdit, ce sont les métiers jugés trop fatigants pour elles. Ainsi du tissage: tant qu'il a été pratiqué de façon artisanale, il a été œuvre de femme, notamment dans l'Antiquité; au moyen Age, il est ouvrage d'homme. De même, dans la tapisserie, défendait-on aux femmes la tapisserie de haute lisse, jugée trop fatigante pour elles puisqu'elle oblige à tenir les bras étendus. Les règlements précisent qu'elles doivent être munies d'un tablier de cuir, cela afin de protéger leurs vêtements et de garantir aussi la netteté de leur travail. » (Georges et Régine Pernoud, Le tour de France médiévale, L'histoire buissonnière, Stock, Évreux 1982, p. 278). Nous pourrions citer encore de nombreux exemples : « Chez les paysans, les artisans ou les commerçants, il n'est pas rare que la femme dirige l'exploitation, l'atelier ou la boutique. A la fin du XIIIe siècle, à Paris, on trouve des femmes médecins, maîtresses d'école, apothicaires, teinturières ou religieuses » (Jean Sévillia). « D'Héloïse à Hildegarde de Bingen, on ne compte pas les hautes figures féminines de la chrétienté médiévale. Au XIIe siècle, la première abbesse de Fontevraud, Pétronille de Chemillé, nommée à vingt-deux ans, commande un monastère regroupant une communauté d'hommes et une communauté de femmes. Les moines ne se sont jamais plaints d'être dirigés par une femme... On se rappellera la réplique du roi Saint Louis prisonnier des Musulmans en Egypte lui demandant combien il voudrait donner d'argent au sultan pour sa libération: Le roi répondit que si le sultan voulait prendre de lui une somme raisonnable de deniers, il demanderait à la reine qu'elle les payât pour leur délivrance.
    _Et ils dirent: "Pourquoi ne voulez-vous pas vous y engager ? Le roi leur répondit qu'il ne savait si la reine (Marguerite de Provence) le voudrait faire, parce qu'elle était la maîtresse.» (R.Pernoud)
    Que Blanche de Castille gouverna le royaume pendant 25 ans. Jeanne D'Arc entraînant le peuple de France, les armées et les grands Seigneurs, pourtant si rudes en ces temps : « De même chez Jeanne d'Arc trouve-t-on, en même temps que l'élan au combat, la tendresse de la femme quand elle se penche sur un Anglais blessé, et un bon sens quasi maternel devant une armée qui se bat depuis l'aube: "Reposez-vous, mangez et buvez"; après quoi, ce 7 mai 1429, ses compagnons enlèvent la bastille des Tourelles, objet de leurs assauts. Plus subtilement, c'est toute une atmosphère correspondant à la vie courtoise qui entoure ces comtesses, ces reines dont l'action politique a été si prudente, si tenace parfois. Elles ne sacrifient rien de ce qui fait l'originalité de la femme. La personne d'Aliénor d'Aquitaine suffirait à le prouver, mais, les exemples abondent en ce domaine…» (R.Pernoud). L'éducation des enfants était affaire de famille et on vivait souvent nombreux sous le toit d'une maison, il n'était pas alors question de se débarrasser d'eux ? On n’aurait même pas imaginé envoyer des vieux dans des mouroirs, dont les chambres aux murs si blancs ne résonnent plus aux rythmes de la vie passée. « Blanche de Castille arrivant au siège du château de Bellême en 1229 et constatant que l'armée est littéralement paralysée par le froid; elle fait aussitôt tailler du bois dans les forêts alentour, et réchauffe ses gens qui retrouvent du même coup leur ardeur pour terminer un siège traînant depuis plusieurs semaines. »(R.Pernoud)
    Les femmes n’étaient donc pas cantonnées au foyer. Nous pourrions indéfiniment citer des exemples de femmes illustres qui marquèrent leur époque, malheureusement souvent inconnues de nos manuels d'histoire. Ecoutons l’historien Henri Hauser, montrant l’importance des femmes dans la vie économique d’alors : «C’est une opinion assez généralement répandue que l’emploi des femmes dans l’industrie est une invention des temps modernes. On se figure volontiers que les siècles passés ont laissé exclusivement la femme à son rôle d’épouse et de mère. [...] Mais l’historien constate qu’elle n’est en accord ni avec les faits, ni avec les textes. [...] la femme apparaît déjà dans l’industrie du XIIIe siècle ; elle joue un rôle considérable dans l’industrie du XVe et du XVIe siècle »
    Sous l'Ancien Régime, les rapports humains avaient beaucoup plus d'importance que dans notre monde matérialisé. Le peuple bénéficiait de privilèges comme les nobles. Rappelons à la mémoire, les dames de la Halle qui pouvaient rencontrer le roi ou ses ministres n'importe quand. A la Saint-Louis la représentante était embrassée par le roi. L'enfant royal est malade et elles accourent à son chevet pour le couvrir de baisers et d'affections, une naissance et voilà les fêtes et festins où l'on banquète tous ensemble.
    L'histoire continua ainsi, Henri IV était leur compère et compagnon, Louis XV sera leur "Bien-aimé". En 1725, au mariage du prince, elles accoururent au-devant du couple royal, devant une foule en liesse, car les événements royaux étaient vécus comme des fêtes de famille, à la reine, Marie Leszczynska "Madame, j'apportons nos plus belles truffes à Votre Majesté. Mangez-en beaucoup et faites-en manger au roi ; cela est fort bon pour la génération. Nous vous souhaitons une bonne santé et j'espérons que vous nous rendrez tous heureux."
    Il serait trop long d'exprimer ici toutes les marques d'affections réciproques entre peuple et roi. Il suffit juste de qualifier ce régime de Monarchie populaire tant les rapports sont familiers et cela jusqu'à la Révolution. Les reines étaient couronnées comme les rois et possédaient aussi le pouvoir pour seconder ceux-ci en cas d'absence comme les croisades ou divers autres raisons, comme la mort du roi...
    Nous sommes à des lieux de la représentation présidentielle ou ministérielle. Les charges étaient souvent assumées par les femmes lors d'une défaillance maritale, celles-ci se retrouvent donc gouverneurs de places for

  • Littérature - Idées • Tiouttchev poète et contre-révolutionnaire

     

    Par Marc Froidefont 

    Un article qui nous fait découvrir un grand auteur russe pratiquement inconnu en France. Poète et contre-révolutionnaire. Et qui nous renseigne aussi sur la Russie. Sur son âme, sa profondeur.  LFAR

     

    I-Miniature-17255-marc-froidefont.net.htm.jpgLes éditions Interférences viennent de publier un livre, intitulé sobrement Poèmes, et qui est un recueil de quelques poésies de Fiodor Tiouttchev, élégamment traduites par Sophie Benech. Cet ouvrage est remarquable. 

    En tant que livre, on ne peut que féliciter les éditions Interférences pour le soin apporté à la présentation, à la mise en page, à la beauté même du papier utilisé. Remarquable aussi en tant que texte, chacun sait, ou du moins devine, les difficultés qu’il y a à traduire la poésie russe ; les précédents traducteurs de Tiouttchev, tant Paul Garde que François Cornillot avaient déjà averti leurs lecteurs des difficultés d’une telle entreprise. Remarquable, enfin et surtout, est l’idée même d’éditer un livre de Tiouttchev, car, comme l’écrit Sophie Benech dans son avant-propos : « Le nom de Fiodor Tiouttchev est peu connu des lecteurs français, pour ne pas dire totalement inconnu ».

    Le poète

    Cette ignorance du public français est regrettable, car de l’avis même des écrivains et des poètes russes, Tiouttchev (1803-1873) est l’un des plus importants d’entre eux. Tolstoï a été jusqu’à affirmer que « sans lui, on ne peut pas vivre … ». Une telle appréciation est largement partagée, Paul Garde rappelle que Dostoïevski  l’appelait « notre grand poète » et que Tourguéniev disait : « On ne discute pas Tiouttchev, celui qui ne le sent pas ne fait que montrer qu’il ne sent pas la poésie elle-même ». Il est vrai que Tiouttchev n’a jamais cherché la célébrité. Né dans une famille noble, Tiouttchev entre à 19 ans dans la carrière diplomatique, il est en poste pendant de très longues années à Munich, retourne enfin en Russie où il est nommé responsable de la censure au ministère des affaires étrangères. Il a écrit de nombreux poèmes, souvent courts, mais n’a pas cherché ni à les faire connaître ni à les publier. Ce sont d’autres poètes qui ont édité quelques-unes de ses poésies, l’auteur lui-même ne parlant que peu de son œuvre. La renommée de Tiouttchev a donc été relativement tardive et d’abord limitée à un public restreint. Aujourd’hui il est, en Russie, assez connu, certaines de ses poésies ont été accompagnées de musique, et d’autres sont particulièrement célèbres parce qu’elles expriment certains aspects de la nature humaine, mais aussi de la Russie.

    Remercions donc les éditions Interférences de contribuer à faire connaître la poésie de Tiouttchev et félicitons-la du choix qu’elle a fait parmi les poèmes. On peut ainsi lire une nouvelle traduction de Larmes humaines :

    « Larmes humaines, ô larmes des hommes, / Vous coulez au matin et au soir de la vie … / Vous coulez inconnues, vous coulez innombrables, / Vous coulez invisibles et intarissables, / Vous coulez comme coulent les ruisseaux de pluie, / Dans la profonde nuit, à la fin de l’automne. »

    Certes, ce livre contient moins de poèmes que les traductions précédentes de Paul Garde et de François Cornillot, mais si le but est de faire connaître Tiouttchev, l’ensemble est appréciable, et l’on peut même découvrir dans ce recueil une poésie qui n’était pas encore traduite, à savoir celle consacrée à Cicéron.

    Si Tiouttchev a été un grand poète, il a été surtout apprécié en son temps pour ses engagements en faveur de la politique russe, en tant que cette dernière défendait la chrétienté, contre tout ce qui venait de l’influence révolutionnaire. Sophie Benech reconnaît que Tiouttchev était même plus connu en tant qu’écrivain politique qu’en tant que poète : « De fait, ses interlocuteurs, qui font tous partie du grand monde, le connaissent plus pour ses prises de position et ses écrits slavophiles et absolutistes que pour ses vers lyriques ». Le livre édité par les éditions Interférences n’aborde pas cet aspect de l’oeuvre de Tiouttchev, les traducteurs antérieurs non plus, François Cornillot ayant privilégié les poésies se rapportant à la nature, ou plutôt aux éléments de la nature, comme l’eau, l’arbre etc. voyant dans l’évocation de la nature, la présence d’une transcendance, et quant à Paul Garde, tout ce qui est politique a été mis par lui de côté, au prétexte, à notre avis discutable, que les poésies politiques ou de circonstance sont « bien inférieures aux autres ».

    Le penseur contre-révolutionnaire

    Si donc le livre Poèmes de Tiouttchev publié par les éditions Interférences a le mérite d’attirer l’attention du public français sur une partie de l’oeuvre du poète russe, il ne sera peut-être pas inutile, dans les quelques lignes qui suivent, de présenter, brièvement, l’autre aspect de l’oeuvre de Tiouttchev, à savoir ses idées politiques et philosophiques. Tiouttchev a écrit la plupart de ses poésies en langue russe, il a cependant rédigé ses textes politiques dans une langue française pure et élégante, telle qu’on la pratiquait dans les milieux russes cultivés du XIX° siècle. On peut les lire aujourd’hui dans le tome 3 des Oeuvres Complètes de Tiouttchev, éditées à Moscou.

    Par sa position de diplomate russe à Munich, ville dans laquelle il a été en poste pendant vingt-deux ans, Tiouttchev était bien placé pour connaître les événements européens tant politiques que philosophiques. Il a connu personnellement Schelling et d’autres écrivains allemands, notamment Heine avec lequel il fut assez proche, mais c’est surtout à la culture française que Tiouttchev était sensible. François Cornillot, que nous avons cité plus haut comme traducteur, a aussi écrit une thèse volumineuse sur notre poète russe, dans laquelle il note qu’à Munich « On se tenait au courant de tout ce qui se publiait à Paris, on lisait surtout les journaux de Paris […] ». Ce n’est pourtant qu’à son retour définitif en Russie, que Tiouttchev développe ses analyses politiques.

    Il existait alors, si nous nous permettons de schématiser, deux grands courants chez les penseurs russes, ceux qui souhaitaient que la Russie s’inspirât de l’Occident, et ceux qui, à l’inverse, voulaient que la Russie restât elle-même, et fût fière de sa propre culture et de sa religion orthodoxe. Ce deuxième courant regroupait ceux que l’on nommait les slavophiles, dont la figure la plus célèbre a été Khomiakov. Il est à noter que, d’une certaine manière, cette division se retrouvait dans la politique du gouvernement russe, hésitant entre la défense des intérêts de la Russie et une influence non négligeable de l’Occident.

    Tiouttchev se range résolument dans le camp des slavophiles et exalte les valeurs de la Russie en tant qu’empire chrétien :

    « La Russie est avant tout l’empire chrétien : le peuple russe est chrétien non seulement par l’orthodoxie de ses croyances, mais encore par quelque chose de plus intime encore que la croyance. Il l’est par cette faculté de renoncement et de sacrifice qui fait comme le fond de sa nature morale. »

    Le poison de la Révolution

    Contemporain de la Révolution française de 1848, Tiouttchev en dénonce les effets, lesquels ne concernent pas seulement la France, mais l’Europe entière. C’est tout l’Occident qui est contaminé par le poison révolutionnaire : « la Révolution est la maladie qui dévore l’Occident ». Cette révolution cependant n’est que la suite de celle de 1789, c’est donc de cette dernière qu’il importe de montrer le principe, si l’on veut comprendre ses suites au siècle suivant. La Révolution française de 1789 n’est pas seulement un événement politique au sens où il ne s’agirait que d’un changement de régime, elle est bien plus que cela : elle est une insurrection contre la religion.

    « La Révolution est avant tout anti-chrétienne. L’esprit anti-chrétien est l’âme de la Révolution ; c’est là son caractère essentiel. Les formes qu’elle a successivement revêtues, les mots d’ordre qu’elle a tour à tour adoptés, tout, jusqu’à ses violences et ses crimes, n’a été qu’accessoire ou accidentel ; mais ce qui ne l’est pas, c’est le principe anti-chrétien qui l’anime […] ». La Révolution est donc un événement capital dans l’histoire de l’humanité : « Ce qui fait de la première révolution française une date à jamais mémorable dans l’histoire du monde, c’est qu’elle a inauguré pour ainsi dire l’avènement de l’idée anti-chrétienne aux gouvernements de la société politique

    Comment se caractérise cet anti-christianisme ? C’est bien sûr le refus de toute transcendance divine, mais Tiouttchev décrit cela d’une manière saisissante, en empruntant un mot fort employé dans la philosophie de son époque, d’abord par Fichte, puis par Stirner, un mot dont l’usage et les ravages n’ont fait que grandir jusqu’à nos jours, un mot pourtant tout simple : le moi.

    « Le moi humain, ne voulant relever que de lui-même, ne reconnaissant, n’acceptant d’autre loi que celle de son bon plaisir, le moi humain, en un mot, se substituant à Dieu, ce n’est certainement pas là une chose nouvelle parmi les hommes, mais ce qui l’était, c’est cet absolutisme du moi humain érigé en droit politique et social et aspirant à ce titre à prendre possession de la société. C’est cette nouveauté-là qui est appelée la Révolution française. »

    Tiouttchev ne manque pas de fustiger certaines caractéristiques de la mentalité révolutionnaire. L’idée de souveraineté du peuple tout d’abord, laquelle n’est que le corollaire du triomphe du moi, car qu’est-ce que le moi, sinon « cette molécule constitutive de la démocratie moderne » ? La souveraineté du peuple n’est rien d’autre que « celle du moi multiplié par le nombre ». Autre caractéristique de la mentalité révolutionnaire : la prétendue neutralité religieuse de l’État républicain, neutralité qui n’est qu’un mensonge : « Rétablissons donc la vérité des faits. L’État moderne ne proscrit les religions d’État que parce qu’il a la sienne, et cette religion, c’est la Révolution ».

    Selon Tiouttchev, tout l’Occident est corrompu ou va être corrompu par l’idéologie révolutionnaire ; si la France a une grande part de responsabilité, l’Allemagne n’est pas en reste, une philosophie destructive y a « complètement dissous toutes les croyances chrétiennes et développé, dans ce néant de toute foi, le sentiment révolutionnaire par excellence : l’orgueil de l’esprit, si bien qu’à l’heure qu’il est, nulle part peut-être cette plaie du siècle n’est si profonde et plus envenimée qu’en Allemagne ».

    La Russie chrétienne

    Face à cette débâcle, à cet Occident où l’on voit « la civilisation se suicidant de ses propres mains », que faire ? Avoir confiance en la Russie, ou plus exactement dans la mission qu’a la Russie, et cette mission est de sauvegarder la chrétienté. Il s’ensuit qu’entre les idées révolutionnaires venant de l’Occident et la chrétienté russe, il ne peut qu’y avoir conflit. Tiouttchev le dit sans aucun détour :

    « Depuis longtemps il n’y a plus en Europe que deux puissances réelles : la Révolution et la Russie. Ces deux puissances sont maintenant en présence, et demain peut-être, elles seront aux prises. Entre l’une et l’autre il n’y a ni traité, ni transaction possibles. La vie de l’une est la mort de l’autre. De l’issue de la lutte engagée entre elles, la plus grande des luttes dont le monde ait été témoin, dépend pour des siècles tout l’avenir politique et religieux de l’humanité. »

    Que la Russie ait confiance en sa mission, cela implique qu ‘elle soit forte politiquement et militairement, et l’expression de cette puissance doit d’abord être la reconquête par les chrétiens de Constantinople, vœu qui était aussi celui de Joseph de Maistre.

    Tiouttchev espère l’union des deux Églises, la latine et l’orientale, et il va de soi qu’en tant que russe et orthodoxe, cette union est comprise comme le retour de l’Église de Rome vers l’orthodoxie.

    Les événements ont durement éprouvé les idées de Tiouttchev. De son vivant, comme beaucoup d’autres Russes, il a été fort dépité quand, lors de la guerre entre les Russes et les Turcs, le gouvernement russe a finalement laissé Constantinople aux Turcs. Plus tard, l’issue de la guerre entre Napoléon III et la Russie a été aussi amèrement vécue. Qu’eût pensé Tiouttchev s’il avait pu voir les événements de 1917 et l’emprise du communisme en Russie? Sans doute eût-il vu là une épreuve, une douloureuse épreuve. Il est aisé de voir cependant que si Tiouttchev s’est trompé pour ce qui est de l’histoire immédiate, ce qu’il a écrit de son temps n’est pourtant pas sans intérêt pour le nôtre. Le triomphe de l’individualisme, ce que Tiouttchev appelait le moi, est patent en Occident, tout autant que sa décadence spirituelle, bien que les prémices d’un renouveau puissent çà et là apparaître. En Russie, ce renouveau est d’une certaine manière déjà là, ou du moins en marche, puisque le pouvoir politique semble s’appuyer de plus en plus sur la chrétienté. Tiouttchev avait donc raison de croire en la Russie. Une de ses poésies les plus célèbres l’exprime, voici la traduction littérale qu’en donne Sophie Benech :

    « La Russie ne se comprend pas par l’intelligence / Ni ne se comprend à l’aune commune / Elle possède un statut propre / La Russie, on ne peut que croire en elle. »   

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    Domaine natal du poète à Ovstoug

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  • L’islam est -il une religion ?, par Annie Laurent.

    Annie Laurent me l'avait annoncé il y a peu, elle le fait : voici le premier des deux articles qu'elle a publié dans la Petite feuille verte (le n° 74) et nous recevrons courant octobre le second (n°75).

    Bonne lecture, et un grand merci à Annie Laurent !

    François Davin, Blogmestre

     

    Il est une affirmation qui se répand : il serait inconvenant de désigner l’islam comme une religion, puisqu’il a une conception totalitaire de l’Etat et qu’il légitime la violence et toutes autres pratiques incompatibles avec les principes hérités du christianisme (esclavage, loi du talion, polygamie, dissimulation, etc.). Cependant, l’islam rend un culte à Allah. Dès lors, comment faut-il comprendre ce qui peut sembler contradictoire ? Autrement dit, l’islam est-il, oui ou non, une religion ? Et comment justifier la réponse à donner à cette question ?

    Pour clarifier ce nœud complexe, voici deux nouvelles Petites Feuilles Vertes. Dans la première (n° 74), Annie Laurent aborde l’aspect strictement religieux de l’islam. Dans la suivante (n° 75), qui sera envoyée courant octobre, elle examinera la dimension idéologique de l’islam...

    Annie_Laurent.jpgLa question posée par le titre peut surprendre. Elle mérite pourtant d’être examinée de près, compte tenu des implications de plus en plus nombreuses et variées de l’islam dans des domaines qui sortent du cadre strictement religieux (sociaux, juridiques, militaires, politiques et géopolitiques). En fait, la dimension religieuse de l’islam est en principe inséparable de ses aspects temporels. C’est pourquoi, s’il est impossible de nier à l’islam la qualité de religion, il convient d’en préciser le sens et les spécificités afin de le situer dans le concert des religions du monde.

     

    QU’EST-CE QU’UNE RELIGION ?

     

    Le Petit Larousse propose deux définitions conjointes pour le mot « religion » : « Ensemble de croyances et de dogmes définissant le rapport de l’homme avec le sacré » ; « Ensemble de pratiques et de rites propres à chacune de ces croyances ». Dans la religion, il y a donc une « orthodoxie » (ce qu’il faut croire) et une « orthopraxie » (ce qu’il faut faire).

    Pour Rémi Brague, le monde des religions se présente sous une forme plus complexe : « Le fait qu’on admette l’existence d’un principe suprême de l’Être, qu’il s’agisse d’un absolu abstrait ou d’un Dieu personnel, ne constitue pas encore une religion. Pour que celle-ci naisse, il faut aussi que l’on soit au clair sur la voie qui permet d’accéder à cet Absolu ou à un Dieu. Cet élément manque, par exemple, chez les philosophes grecs de la période classique. Aristote, qui admet l’existence d’un Premier Moteur immobile et l’appuie sur des démonstrations, allant jusqu’à lui donner le nom de “dieu ” (theos), ne conçoit pas ce dieu comme constituant l’objet d’une religion ». Aristote était donc l’adepte d’un « monothéisme non religieux » (Sur la religion, Flammarion, 2018, p. 18 et 48). Brague souligne aussi l’existence de religions inventées, de type monothéiste : le dieu des déistes des Lumières, l’Etre suprême de la Révolution française, etc. (Ibid.).

    Alain Besançon s’intéresse lui aussi à la diversité religieuse dans le monde. « Beaucoup de religions païennes connaissent, au-dessus du peuple des dieux, un dieu supérieur qui tend à absorber en lui les divinités subordonnées […]. Le vieux dualisme de la religion perse se résout, dans la doctrine de Zoroastre, au monothéisme autour d’Ahoura Mazda. Les Sikhs croient en un seul Dieu, absolu, éternel, créateur, transcendant » (Problèmes religieux contemporains, Éd. de Fallois, 2015, p. 173).

     

    L’approche chrétienne

     

    Le monde du religieux est varié et ne revêt pas toujours la conception que s’en font les chrétiens dans leur approche des religions. Car ils n’en restent pas spontanément à la simple phénoménologie qui les décrit : monothéistes, polythéistes, païennes, et même civiles (la laïcité serait-elle la religion de la République française ?). Si l’on privilégie l’expression « traditions religieuses de l’humanité », comme le fait le Magistère catholique depuis quelques décennies, on opère un premier tri à partir du « contenu » relativement transcendant ou, au contraire, sécularisé, du phénomène religieux. On évite ainsi l’indifférenciation avec les opinions philosophiques et métaphysiques. Mais la ligne de partage, dans l’approche chrétienne, est plus profonde et se situe dans la réalité de ce que sont les religions : l’une est révélée, les autres sont naturelles. Il faut ajouter que certaines religions mêlent en une seule dénomination plusieurs de ces caractéristiques.

    Dans un souci de clarté, il convient donc de s’interroger sur les particularités de l’islam comme religion, et ceci dans un certain nombre de registres.

     

    L’ISLAM : MONOTHÉISME ET RÉVÉLATION

     

     Les musulmans croient en un Dieu unique, créateur et juge (Allah), auquel ils vouent un culte approprié et prescrit. Ils croient aussi que leur religion est celle qu’Allah a voulu pour tous les hommes, au point de l’avoir inscrite dans leur nature dès la création d’Adam, et qu’Il l’a « rappelée » (Coran 19, 51) aux peuples égarés (juifs, chrétiens, païens) par le Coran incréé, en se servant de Mahomet, chargé de clore le cycle prophétique au VIIème siècle.

     

    Quel lien avec la Bible ?

     

    L’islam est fréquemment classé parmi les religions monothéistes, abrahamiques ou religions du Livre. Ces formulations servent à le présenter comme apparenté au judaïsme et au christianisme. Pourtant, des différences essentielles opposent l’islam au christianisme.

    • Dans le christianisme, Dieu Se révèle à travers l’histoire biblique, Il se fait connaître aux hommes par l’Incarnation de son Verbe, Jésus-Christ, sauveur du monde. Il est Amour dans son Être même, ce qui s’exprime par la Trinité des Personnes divines.
    • L’islam présente un Dieu Un et seulement Un. « Impénétrable» (Coran 112, 2), « Incommunicable » (6, 50), Il reste étranger aux hommes, inconnu en son mystère. Les musulmans adorent un Dieu qu’ils ne peuvent pas connaître en Lui-même.

    C’est pourquoi, souligne R. Brague, « la façon même dont Dieu est supposé être un est loin d’être identique pour toutes les religions dites “mono-théistes” : “mono-” n’y a pas toujours le même sens. Il y a, si l’on peut dire, plus d’un “un” » (op. cit., p. 49).

    « Toute la richesse de l’autorévélation de Dieu, qui constitue le patrimoine de l’Ancien et du Nouveau Testament, a été, en fait, laissée de côté dans l’islam », notait le pape Jean-Paul II (Entrez dans l’espérance, Ed. Plon-Mame, 1994, p. 152).

     

    Pas de théologie en islam

     

    Significative est à cet égard l’ignorance par l’islam du concept de théologie, science qui consiste à scruter le mystère de Dieu. Les musulmans reçoivent une doctrine dictée par le Coran qui reprend une partie des éléments de la Bible en les déformant pour les inscrire dans une perspective qui n’est pas celle du salut. De fait, cette « dictée » ou « descente » de l’écrit sur Mahomet, comme la conçoit l’islam, exclut la participation active de celui-ci qui n’est qu’un « transmetteur » selon la volonté d’Allah.

    • Allah a fait descendre sur toi [Mahomet] le Livre et la Sagesse et t’a enseigné ce que tu ne savais pas(Coran 4, 113).
    • Ô Envoyé ! Transmets ce qu’on a fait descendre sur toi de la part de ton Seigneur (Coran 5, 67).

    Pour sa part, l’Eglise a retenu le concept essentiel d’inspiration des Ecritures . L’humanité des auteurs bibliques comme instrument est activement assumée dans le processus de révélation : c’est un mystère d’alliance, d’emblée dialogal, continuellement renoué et repris. Le dominicain islamologue Guy Monnot peut en déduire : « Souvenons-nous que pour l’islam, la religion révélée est la religion du Livre et non de la Parole ! » (France Catholique, n° 2475 – 18 novembre 1994, p. 23).

    La conclusion s’impose alors : « L’islam, qui ne reconnaît pas la Bible comme authentique, n’a pas le même dieu que le judaïsme et le christianisme, parce qu’il ne raconte pas sur Lui les mêmes histoires » (R. Brague, op. cit., p. 49). Cf. PFV n° 58 – L’islam est l’Histoire : un rapport ambigu.

    Ne faut-il pas dès lors considérer le Coran comme une élaboration humaine ? Telle est l’opinion du jésuite et islamologue égyptien Samir-Khalil Samir : « L’islam est l’œuvre d’un homme qui a vécu une expérience spirituelle réelle, mais qui vivait en son temps, dans son contexte socio-culturel désertique fait de guerres et d’attaques de tribus contre tribus » (Site Aleteia, 10 janvier 2018).

     

    Islam et paganisme

     

    A.Besançon va jusqu’à voir dans l’islam une forme de paganisme : « L’idée de Dieu, telle qu’elle se forme dans diverses régions du monde païen, ne semble pas si différente de celle que se forme l’islam […]. Allah ressemble à l’Un de Plotin par son éloignement radical » (op. cit., p. 174). Pour lui, l’islam instaure un rapport idolâtrique au divin (ibid., p. 31, 178, 231). R. Brague, qui le rejoint sur ce point, ajoute : « L’idolâtrie n’est jamais plus dangereuse et mortifère que là où l’idole est unique» (op. cit., p. 89).

    N’est-ce pas dans ces registres – païen et idolâtrique – que s’inscrivent les gestes de vénération des pèlerins de La Mecque envers la Pierre noire encastrée dans l’angle oriental de la Kaaba (Cube), ancien temple païen dont Mahomet a fait la « Maison d’Allah » ? Pensons aussi à l’inflation des prescriptions extérieures et ostentatoires des rites (il faut être vu priant et jeûnant), considérées comme supérieures à l’intériorité, ou encore à l’association entre le djihad et la piété pour l’établissement de la religion dans le monde.

    Enfin, cela ne concerne-il pas aussi le Coran et Mahomet ?

    D’une part, le Livre est coéternel et consubstantiel à Allah

    • La Mère du Livre se trouve auprès de Lui (Coran 13, 39).

    D’autre part, le nom de « l’Envoyé d’Allah » figure dans la chahâda (profession de foi islamique) : « Il n’y a pas d’autre dieu qu’Allah et Mahomet est son Prophète ».

    Les lois qui punissent le blasphème, en vigueur dans certains pays musulmans, concernent le Coran et Mahomet au même titre qu’Allah.

     

    FOI ET CROYANCES

     

    La religiosité marque profondément l’attitude des musulmans. Elle s’exprime en tout temps et en tout lieu – avec un puissant sens du sacré, peut-être lié à l’absolue transcendance divine -, suscitant parfois l’étonnement des non-croyants, voire l’admiration des chrétiens.

    On sait que ce fut le cas de Charles de Foucauld lors de son voyage au Maroc, comme il en a lui-même témoigné. « L’islam a produit en moi un profond bouleversement. La vue de cette foi, de ces hommes vivant dans la continuelle présence de Dieu, m’a fait entrevoir quelque chose de plus grand et de plus vrai que les occupations mondaines » (Pensées intempestives, dérangeantes et incorrectes, L’œuvre éd., 2011, p. 17). Cette expérience l’a renvoyé, paradoxalement à son Baptême enfoui – et c’est emblématique –, telle une préparation lointaine de son retour au Christ et à l’Eglise.

     

    Religiosité et vertu de religion

     

    La religiosité se réfère à la vertu de religion, déjà admise chez les philosophes de l’Antiquité païenne. Besançon cite à ce propos Cicéron : « La religion présente ses soins et ses cérémonies à une nature d’ordre supérieur que l’on nomme divine » (op. cit., p. 181). Saint Thomas d’Aquin la considère comme une vertu morale inhérente à la Justice : il s’agit de rendre à la divinité, connue par la raison naturelle, ce qui lui est dû. Le mot dîn, qui désigne en arabe la religion, signifie d’ailleurs également « dette ».

    La vertu de religion n’est donc ni surnaturelle ni théologale. Elle n’implique pas la foi. C’est d’ailleurs ce qu’a précisé la Déclaration Dominus Iesus sur l’unicité et l’universalité salvifique de Jésus-Christ et de l’Eglise, publiée le 6 août 2000 à l’occasion du grand jubilé par la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, alors présidée par le cardinal Joseph Ratzinger.

    • « On doit donc tenir fermement la distinction entre la foi théologale et la croyance dans les autres religions. Alors que la foi est l’accueil dans la grâce de la vérité révélée, qui permet de pénétrer le mystère, dont elle favorise une compréhension cohérente, la croyance dans les autres religions est cet ensemble d’expériences et de réflexions, trésors humains de sagesse et de religiosité, que l’homme, dans sa recherche de la vérité a pensé et vécu, pour ses relations avec le Divin et l’Absolu.
    • Cette distinction n’est pas toujours présente dans la réflexion actuelle, ce qui provoque souvent l’identification entre la foi théologale, qui est l’accueil de la vérité révélée par le Dieu Un et Trine, et la croyance dans les autres religions, qui est une expérience religieuse encore à la recherche de la vérité absolue, et encore privée de l’assentiment à Dieu qui se révèle. C’est là l’un des motifs qui tendent à réduire, voire même à annuler, les différences entre le christianisme et les autres religions » (§ 7).

    « La confusion entre foi et religion est certainement une des plus graves de celles qui gênent les chrétiens dans leur perception de l’islam » (A. Besançon, op. cit., p. 183).

     

    POUR CONCLURE 

     

    Rémi Brague affirme : « Le christianisme est la seule religion qui ne soit qu’une religion et rien d’autre. Toutes les autres religions ajoutent au religieux une dimension supplémentaire » (op. cit., p. 40).

    Le Christ a réalisé dans sa Personne et sa Pâque la démythisation de toute religion. Il instaure le culte en esprit et en vérité, en s’offrant lui-même au Père pour racheter les hommes du péché. La religion ne consiste donc plus en des sacrifices d’animaux ni en des rites extérieurs (comme dans l’islam), mais dans le sacrifice de la volonté propre et de sa propre vie par amour en retour ; afin de s’inscrire par Lui, avec Lui et en Lui, dans la communion trinitaire. Tel est l’enseignement de l’Eglise jusqu’au Concile Vatican II inclus (cf. notamment la Constitution dogmatique sur la Révélation divine, Dei Verbum).

    Ce n’est donc pas par hasard, mais par une juste compréhension de la foi des chrétiens, que les dirigeants païens condamnaient les disciples du Christ comme « sans dieu » (athées) et « sans religion ». Et ce n’est p

  • Michel Maffesoli : la Nostalgie du Sacré.

    Raphaël Juan : Michel Maffesoli dans votre dernier livre paru, La nostalgie du sacré, vous poursuivez une réflexion, entamée avecLa parole du silence, qui revient aux sources du mot religion (du latin religare, relier) et dévoile le ciment social que créée la conscience d’une sacralité commune. Ce sacré d’où provient-il et comment le définiriez-vous ?

    1.jpgMichel Maffesoli : Je précise que mes analyses sont en ce qui concerne La Parole du silence (Cerf 2016) et La Nostalgie du sacré (Cerf 2020) à rattacher à une perspective socio-anthropologique et ne concernent pas ce qui relèverait du théologique, à savoir la foi. Le sacré ou plutôt le sacral décrit la religiosité ambiante, la religion comme phénomène social alors que la foi est à comprendre dans l’intimité de chacun, dans le « for interne ».
    De nombreux auteurs, je pense en particulier à Emile Durkheim dans Les formes élémentaires de la vie religieuse ou encore Gilbert Durand dans Sciences de l’homme et tradition, montrent bien comment de diverses manières, mais avec une grande constance, la religion est un élément de fond de la vie sociale. Durkheim allant même jusqu’à parler pour bien souligner ce phénomène de « divin social ». Suivant les époques, celui-ci est plus ou moins mis en valeur. Ainsi durant toute la modernité, du 17e à la première moitié du 20e siècle, le rouleau compresseur du rationalisme évacua progressivement cette dimension religieuse, aboutissant à ce que Max Weber a bien analysé en parlant de « désenchantement du monde ». Il semblerait et c’est en tout cas mon analyse, que contemporainement, en cette postmodernité naissante, le sacré, voire même le sacral revienne à l’honneur. Quelle en est la source ? quelle en est l’origine ? il est difficile de donner une définition exacte de ce que l’on nomme le sacré. Mais l’on peut constater, dans la foulée des auteurs que je viens de citer qu’il s’agit d’une structure anthropologique, rendant attentif au fait qu’on ne peut bien saisir le visible qu’en fonction de l’invisible. Ou encore et cela a été souligné par de nombreux bons esprits, on ne peut comprendre le réel qu’à partir de ce qui est réputé irréel. C’est ce retour d’un imaginaire religieux que j’essaie, dans cet ouvrage comme dans La Parole du silence,  d’analyser.

    RJ : Votre livre insiste sur la nécessité du mystère qu’implique toute sociabilité empreinte du sacré, c’est-à-dire pour vous toute sociabilité authentique. Vous évoquez des figures étranges comme ce Roi clandestin dont parle le sociologue Georg Simmel. Qu’est-ce que ce Roi clandestin ? A-t-il quelque chose à voir avec le Roi du monde dont parle René Guénon ?

    MM : Soyons en effet attentifs au fait que dans la foulée de la philosophie des Lumières, se développant au 18e siècle et se poursuivant tout au long du 19e siècle, le mystère a été durablement relativisé, voire dénié. Pour ma part, je rappelle, dans la suite de cette dialogie existant entre le visible et l’invisible, que le clair-obscur est une des caractéristiques essentielles de toute espèce humaine. C’est en ce sens qu’il convient de comprendre le terme même de mystère qui tout à la fois insiste sur l’importance de l’ombre et sur le fait que c’est ce phénomène de l’ombre qui partagée constitue la socialité de base.

    C’est en ce sens que ce penseur important que fut Georg Simmel a, à plusieurs reprises, parlé du « roi clandestin ». Je ne sais pas si cette expression peut être comparée à ce que René Guénon nomme « le roi du monde ». L’idée même du roi clandestin rend attentif au fait que à côté d’un pouvoir surplombant, pouvoir institué, pouvoir établi, il existe une société officieuse, pour ce qui me concerne ce que l’on appelle la souveraineté populaire, qui tout en étant cachée n’en est pas moins réelle et régulièrement tend à s’affirmer et à être reconnue comme telle. Ce sont ces diverses métaphores qui soulignent l’importance qu’il convient de donner ou de redonner au mystère comme étant un élément structurant de tout être ensemble. Faut-il le rappeler, il existe une proximité sémantique entre des mots tels que mystère, mythe, muet, mythique etc. Mots qui rendent attentif au fait qu’au-delà d’une attitude quelque peu paranoïaque consistant à tout expliquer, il y a aussi, au sein même de la connaissance sociétale, des éléments secrets qui permettent de comprendre, au sens fort du terme, ce qu’est cette socialité de base, celle de la vie quotidienne qui ne peut pas être expliquée seulement à partir de la raison raisonnante. Pour ma part j’ai d’ailleurs consacré un livre, Eloge de la raison sensible, au fait qu’il faut compléter la raison, celle des Lumières, par le sensible qui renvoie à l’ombre constituant, également, la vie individuelle et la vie collective.

    RJ : La fermentation, l’œuvre au noir, l’obscurité, le secret, le silence vous semblent être des dispositions essentielles pour faire germer, à titre individuel ou collectif, le divin. Est-ce que vous pouvez nous en dire davantage sur cette « stratégie des ténèbres » ?

    MM : Il est en effet important d’observer que « l’œuvre au noir » ou ce qui est secret, est constitutif tant d’un point de vue individuel que d’un point de vue collectif de toute existence humaine. On peut, à cet égard, parler d’une « stratégie des ténèbres ».

    Pour bien me faire comprendre je rappelle que le terme latin qu’utilisait la philosophie médiévale, la discretio renvoie à la nécessité d’être discret et c’est cette discrétion qui aboutit à ce qui est peut être la caractéristique essentielle de notre espèce animale, le discernement. Donc plutôt que de mettre l’accent purement sur la dimension explicative de la raison raisonnante, le silence est aussi une manière de comprendre et ce dans le sens strict du terme, le fondement de toute vie sociale, ce que j’appelle pour ma part socialité. Expliquer, c’est déplier le réel, relier chaque phénomène à une cause, comprendre, c’est saisir l’ensemble des phénomènes dans leur interaction, ce qu’on nomme un écosystème. Expliquer relève de la pure recherche des causes rationnelles, comprendre prend en compte les rêves, les émotions, tout ce que le pur rationalisme avait laissé de côté.

    Ainsi, alors que la sociabilité est la conséquence d’un social purement rationnel, la socialité quant à elle prend en compte l’entièreté du mystère sociétal.

    RJ : Ce livre est, entre autres choses, une apologie du génie du catholicisme qui aurait su comprendre l’humaine nature mieux que les autres religions, et notamment que le protestantisme. Communion des saints, culte de la vierge, piété populaire, intégration de l’héritage gréco-romain, Trinité, « tolérance » du pêché sont des idées et pratiques qui retiennent votre attention, pourquoi ?

    MM : Il me semble en effet qu’à l’opposé de ce que fut la dimension très rationnelle du protestantisme à partir du 16esiècle, le génie du catholicisme a su garder ce que le philosophe Jacques Maritain nommait « un humanisme intégral ». Humanisme s’exprimant bien, dans le catholicisme traditionnel par le culte des saints, la dévotion mariale, la piété populaire sous ses diverses manifestations et bien évidemment par l’accentuation très forte donnée au mystère de la Trinité. Dans chacun de ces cas, ce qui est en jeu, c’est, au-delà d’une foi simplement individualiste, le fait que l’essence même de la religion est toujours un relationisme, c’est-à-dire une manière de mettre en relation, de relier. De ce point de vue, je consacre quelques pages à ce mystère dans mon livre, l’idée trinitaire qui est une particularité du christianisme traditionnel que le catholicisme met en valeur, explique bien ce primum relationis ou pour le dire à la manière du philosophe catholique Max Scheller un ordo amoris qui est le propre de tout échange et de tout partage. Il ne faut pas avoir peur de mettre en relation cet ordo amoris trinitaire avec le dogme de la communion des saints qui met l’accent sur ce qu’il convient d’appeler la réversibilité comme étant un élément important de tout être-ensemble. C’est cette réversibilité que l’on peut retrouver dans le partage, l’échange, l’entraide que la culture numérique aidant, on voit revenir avec force dans toute société. Ce qu’on appelle actuellement la société collaborative en est un bon exemple.

    RJ : Vous semblez convaincu qu’il y a un retour des jeunes générations vers le catholicisme. Or, en France (la situation est sans doute différente en Italie voire en Espagne), le déclin des pratiques et notamment de la fréquentation de la messe est quantifiable et constante depuis le milieu des années 1960. Quels signes et indices retenez-vous qui vous invitent à parier sur un retour en force du catholicisme chez les jeunes ?

    MM : Cette nostalgie du sacré est particulièrement repérable dans les aspirations et les pratiques des jeunes générations. Certes, on ne peut nier qu’il y a une sécularisation croissante dans de nombreux pays. Disons tout net que cette sécularisation est la conséquence du rationalisme des Lumières du 18e siècle et du mythe du progrès qui s’élabora tout au long du 19e siècle. Mais à côté de cette sécularisation il est non moins intéressant d’observer que depuis quelques décennies il y a un retour à des dimensions spirituelles de plus en plus affichées et dont on peut repérer les indices multiples. Par exemple le développement des communautés charismatiques, l’importante renaissance des pélerinages, la reviviscence des communautés monastiques, le tout particulièrement repérable grâce aux divers réseaux sociaux qui fleurissent sur Internet. Il y a dans ces réseaux sociaux des groupes de recherche et d’échange sur la philosophie thomiste, sur la méditation et sur diverses voies d’accès à la contemplation. Voilà quels sont les indices (index, signifie ce qui pointe) du retour en force du catholicisme dans les jeunes générations, qui par après contamine toutes les autres couches de la société.

    RJ : Vous insistez sur la tradition qui constitue la source à laquelle s’abreuve l’imaginaire des peuples pour vivre et créer. Quelle est la tradition que vous défendez, est-ce l’immémoriale sophia perennis, celle du christianisme des origines, les traditions populaires des villages, le passé mythique ? Comment peut-on favoriser la transmission de cette tradition aujourd’hui ?

    MM : Ainsi que je l’ai souvent indiqué, et tout au début de ma carrière j’y ai consacré tout un livre, le progrès fut le grand mythe du 19e siècle, qui ne l’oublions pas, est l’apogée de la modernité (La violence totalitaire, 1979). Le propre de ce progressisme consistait, en tirant toutes les conséquences de la philosophie de l’Histoire avec Hegel, à se déraciner du passé tout comme de l’espace d’ailleurs, afin d’atteindre le paradis à venir : la société parfaite. Certains bons esprits, je pense en particulier à Karl Löwith n’oubliaient pas de souligner que ce progressisme était la forme sécularisée du messianisme judéo-chrétien. Le paradis n’étant plus à réaliser au ciel, mais devant se concrétiser sur terre, ultérieurement.

    C’est ce mythe du progrès qui, en quelque sorte, invalidait la tradition, c’est-à-dire ce qui se rattachait au passé, à la lente sédimentation des cultures humaines. Il me semble, ce que l’on peut résumer avec l’expression de Léon Bloy, « le prophète est celui qui se souvient de l’avenir », qu’au-delà ou en deçà de la recherche futuriste d’un bonheur à venir, il y a de diverses manières un retour de la tradition. C’est cette tradition que le magistère de l’Eglise catholique a jusqu’ici su conserver. Ce qui est particulièrement repérable en effet dans les pratiques populaires enracinées dans les terroirs, celles du culte des saints en particulier ou des multiples pélerinages locaux. Cette tradition est en effet l’expression d’une sagesse populaire, « sophia perennis » qui d’une manière plus ou moins discrète reprend force et vigueur dans les divers festivals ou rassemblements historiques traditionnels, rappelant ce qu’est la force du rythme de la vie, à savoir (rythme : rheein, couler) qu’il ne peut y avoir écoulement qu’à partir d’une source.

    Pour reprendre l’oxymore que j’utilise fréquemment, depuis de longues années, la tradition ne peut qu’exprimer l’enracinement dynamique, c’est-à-dire la reconnaissance que comme toute plante, la plante humaine a besoin de racines pour croître et se développer.

    RJ : On sait que les relations entre les organisations de la Franc-maçonnerie et l’Eglise catholique sont complexes et même souvent conflictuelles, pour diverses raisons. Vous vous référez souvent à Joseph de Maistre qui était à la fois un catholique intransigeant et un franc-maçon de haut-grade. En quoi la figure de Joseph de Maistre – grand défenseur, lui aussi, de la tradition – vous semble être en prise avec notre temps et pensez-vous qu’une réconciliation entre la franc-maçonnerie et le catholicisme soit possible à court terme ? Cette réconciliation vous semble en tout cas souhaitable, si je vous comprends bien…

    MM : Il est certain que les relations entre la Franc-maçonnerie et l’Eglise catholique ne furent pas toujours des relations d’apaisement. Cela dit, dans la diversité des obédiences franc-maçonnes, certaines que l’on qualifie de « régulières » gardent le souci du spirituel, voire de l’ésotérisme comme étant des caractéristiques essentielles de leur manière d’être ensemble.

    Joseph de Maistre qui est pour moi toujours une source d’inspiration, a écrit de très beaux textes sur la franc-maçonnerie traditionnelle tout en étant un farouche défenseur de la catholicité. En ce sens ses écrits peuvent aider un rapprochement qui n’est plus une utopie lointaine entre la franc-maçonnerie et l’église catholique. Je rappelle à cet égard un très bel écrit de mon maître Gilbert Durand, Un comte sous l’acacia (réédité in Gilbert Durand, Pour sortir du 20esiècle, CNRS éditions 2010) qui rappelle en des pages inspirées comment la pensée de Joseph de Maistre s’inscrit dans une tradition mystique qui est un élément important de l’église catholique.

    RJ : Vous vous dites mécréant mais l’on voit bien à travers vos livres récents que vous vous détachez progressivement de l’orgiasme païen développé dans L’ombre de Dionysos, par exemple, pour vous rapprocher du grand silence des monastères catholiques. Est-ce que, personnellement, vous attendez ou espérez la Grâce ?

    MM : Il m’arrive de dire, inspiré en cela d’Auguste Conte et peut-être de Charles Maurras que je suis catholique et non chrétien. Je rappelle que grâce au culte des saints et à la vénération mariale, l’église catholique a maintenu une certaine forme de polythéisme. Dans mon livre L’Ombre de Dionysos, je montre que certains cultes des saints, par exemple Saint Pothin à Lyon, avaient pour origine la vénération d’une divinité ithyphallique que l’église catholique avait su, avec subtilité baptiser, si je peux m’exprimer ainsi. Je pense également que la mystique développée dans les monastères catholiques est tout à fait en phase avec l’esprit du temps postmoderne. Je n’ai pas à exposer ce que j’attends personnellement d’un tel mouvement, d’une telle évolution, mais je rappelle que grâce, ou à cause du mystère de l’incarnation qui est une très belle métaphore, le catholicisme a pu développer ce que j’ai souvent nommé la transcendance immanente. Cette immanentisation de l’invisible dans le visible se retrouve dans la pensée de St Thomas d’Aquin lorsqu’il rappelle qu’il n’y a rien dans l’intellect qui n’ait d’abord été dans les sens (nihil est in intellectu quod non sit prius in sensu).

    Dans le livre que je suis en train d’écrire et qui fera suite à La Nostalgie du sacré, m’inspirant du très  beau livre du cardin

  • Yoram Hazony: le nationalisme est un humanisme.

    Philosophe politique et spécialiste d’études bibliques, Yoram Hazony est président de l’Institut Herzl à Jérusalem. Son dernier livre, “Les Vertus du nationalisme”, vient de paraître en français. © Yochanan Katz

    Entretien par Jeremy Stubbs

    Avec Les Vertus du nationalisme, l’essayiste israélien réhabilite cette idée tenue pour la principale responsable des tragédies du XXe siècle. Pour lui, les nations devraient tout simplement être indépendantes et jouir de la liberté de se développer selon leurs propres histoire et traditions.

    3.pngCauseur. Votre livre redéfinit positivement le « nationalisme » comme la croyance, non pas à la prééminence de sa propre nation, mais en l’idée que l’ordre mondial le plus stable et le plus juste est celui qui se fonde sur une pluralité d’États-nations indépendants.

    Yoram Hazony. Plutôt que de redéfinir le terme, je reviens à son sens traditionnel qui est le plus utile. La définition que je donne est celle avec laquelle j’ai grandi, dans une famille sioniste, et c’est celle qui prévaut toujours dans bien des pays comme l’Inde. Le problème, c’est que, après 1945, beaucoup d’intellectuels libéraux et marxistes, Orwell en tête, ont assimilé le mot à l’usage qu’en faisait Hitler. Si vous lisez celui-ci – et je ne vous recommande pas de le faire ! –, vous découvrirez qu’il utilise le mot « nationalisme » pour désigner son impérialisme raciste. Il a ainsi détourné un terme parfaitement respectable qu’on utilisait depuis longtemps et pour lequel il n’y a pas de substitut dans les langues européennes. Le « patriotisme » évoque l’amour de son pays mais, à la différence du nationalisme, il ne peut pas désigner une théorie politique selon laquelle les nations devraient être indépendantes et libres de se développer selon leurs propres lois et traditions.

    Qu’est-ce qui vous a poussé à clarifier le sens de ce terme dans le débat public ?

    Il faut remonter aux années 1990 : après la chute du mur de Berlin, le monde est submergé par une vague d’utopisme qui s’exprime par exemple à travers le traité de Maastricht ou le nouvel ordre mondial, alors défini par les États-Unis. Dans cette vision, les nations doivent être neutres, sans identité culturelle ou religieuse particulière, ce qui tend à rendre caduques les frontières qui les séparent. La conséquence est qu’on représente l’histoire et les traditions politiques de chaque nation comme racistes, fascistes et généralement répréhensibles. C’est ce qui se passe quand cette vague de « post-nationalisme » arrive en Israël, où on l’appelle le « post-sionisme ». Israël a été fondé comme un État-nation classique, à l’instar de l’Inde au même moment. Mais à l’époque dont je vous parle, il y a une forte pression idéologique pour déprécier et rejeter les lois et les coutumes spécifiques à la nation, considérées désormais comme des facteurs d’oppression. Avec un groupe de collègues, j’ai donc créé un institut afin de réh ab iliter l’État-nation israélien(1). Nous avons réussi à influencer le débat public en Israël. De plus, nos recherches nous ont amenés à étudier l’histoire d’autres pays afin de comprendre les différentes généalogies et expressions de l’idée de nation. En 2016, alors que je travaillais sur un livre consacré plutôt à la théologie, j’ai réalisé que, face à des événements comme le Brexit, il était impératif d’écrire un livre sur l’État-nation.

    Votre ouvrage, qui est à la fois un livre d’érudition et un manifeste, est paru d’ abord en anglais en 2018. Le débat sur le nationalisme a-t-il avancé depuis ?

    La publication des Vertus du nationalisme a grandement stimulé le débat : outre quelque 400 comptes-rendus en anglais, presque autant d’articles ont été publiés sur les colloques que nous avons organisés à Washington et à Londres. Je dirais que la moitié des auteurs de ces textes, qu’ils fussent pour ou contre mes thèses, les ont bien comprises et en ont parlé de manière intelligente et honnête – ce qui est très rare. Un point majeur que j’ai essayé de clarifier concerne ce qu’on appelle le globalisme ou le transnationalisme : à mon sens, il ne s’agit pas d’une nouvelle idée, mais d’une très vieille qui est l’impérialisme. Les globalistes, comme les impérialistes d’antan, cherchent à soumettre toutes les nations de la terre à une seule loi et à une seule organisation, les leurs, parce qu’ils croient savoir ce qui est bon pour nous tous. Avec l’Union européenne et le nouvel ordre mondial des Américains, c’est la notion d’empire qui revient déguisée. Cette rectification a surpris les globalistes autant que leurs adversaires, mais beaucoup l’ont acceptée.

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    Vittorio Orlando (Italie), David Lloyd George (Angleterre), Georges Clemenceau (France) et Woodrow Wilson (États-Unis) à la conférence de la paix de Paris, en décembre 1918, qui aboutira à la signature du traité de Versailles. © Granger collection / Bridgeman images.

    Si les concepts et les termes sont plus clairs sur le plan intellectuel, qu’en est-il sur le plan politique ?

    En politique, il y a plus de confusion parce que, dans l’esprit des gens, les idées sont inséparables des politiciens qui les portent. Le débat politique sur la nation se confond avec la question « Aimez-vous ou non Trump, Johnson, Orban ou Modi ? ». C’est normal parce que, dans un pays démocratique, on a besoin de discuter des avantages et des inconvénients qu’il y a à élire une personnalité spécifique. Cependant, les idées politiques transcendent les appréciations personnelles. Par exemple, beaucoup de gens ont voté pour Trump, en dépit du fait qu’ils n’appréciaient pas du tout son style, parce qu’il incarnait à leurs yeux l’indépendance, les traditions et la fierté nationales. Il faut dire aussi que beaucoup d’autres n’ont pas l’h ab itude d’entendre un discours nationaliste : ils en ont peur, et ils ont tort. À mesure que le nationalisme, au sens où je l’entends, se normalisera, on verra émerger une plus grande variété de leaders nationalistes, dont certains seront moins excentriques, plus raisonn ab les, et en conséquence plus attractifs. Mais ce sera un processus long, sur vingt ou trente ans.

    Les politiciens nationalistes sont généralement traités de populistes, ce qui n’est pas un compliment. Quel est le lien entre nationalisme et populisme ?

    Ceux qui utilisent le terme « populiste » ont tendance à penser en termes de lutte des classes. Pour eux, notre époque est marquée par le combat entre, d’un côté, les classes moyennes et ouvrières et, de l’autre, des élites fortunées, puissantes et éduquées. Je ne prétends pas que ce combat n’existe pas. Ce qui me gêne dans cette thèse est qu’elle implique que le public au sens large en sait nécessairement plus que les élites. Dans une perspective nationaliste traditionnelle, ce postulat n’a pas de sens. Parfois, le public a raison contre les élites, parfois c’est le contraire. L’approche nationaliste traditionnelle consiste à déterminer quelles relations entre les élites et les autres classes seront les plus propices au bien commun de la nation. En résumé, j’évite le terme « populiste », parce que je ne veux pas réduire les choses à une lutte des classes, même s’il est vrai que, depuis au moins trente ans, nos élites sont majoritairement globalistes et antinationalistes.

    Quelles sont les implications de la culture « woke » et des protestations minoritaires qui ont marqué 2020 ? Ces mouvements identitaires ne risquent-ils pas de torpiller toute possibilité de renaissance nationaliste ?

    Il y a eu des événements choquants, aux États-Unis, au Royaume-Uni et dans d’autres pays, mais plus significative encore a été la capitulation d’institutions ét ab lies comme le New York Times ou l’université de Princeton – parmi des centaines d’autres – devant une forme de marxisme remis au goût du jour. Car pour les militants woke, tous ceux qui appartiennent à une catégorie ethnique ou « genrée » qu’ils approuvent – les dominés et les « racisés » –  forment un prolétariat au nom duquel ils cherchent à renverser les structures de pouvoir existantes. L’été dernier, nous avons découvert que les institutions libérales traditionnelles étaient sans défense devant cette subversion révolutionnaire. Et cela aura des conséquences sur le débat intellectuel et politique. Pendant longtemps, le débat a opposé l’internationalisme libéral et le nationalisme – et personnellement j’y ai participé volontiers. Désormais, l’internationalisme libéral se montre très hostile au libéralisme traditionnel. Résultat prévisible, la plupart de ceux qui soutiennent le vieux libéralisme se retrouveront dans le camp des nationalistes. En effet, on les somme de capituler devant cette nouvelle forme de marxisme. Les plus faibles courbent l’échine, mais les plus robustes dans leur libéralisme se rapprocheront du nationalisme.

    Le principe de l’autodétermination des peuples, cher au président Wilson au lendemain de la guerre de 14-18, a conduit à la désagrégation des empires. Ce même principe ne risque-t-il pas aujourd’hui de désagréger les nations à leur tour, les fracturant en régions ou en communautés distinctes ?

    Ici, il faut faire une distinction entre l’utopisme nationaliste que représente Wilson et le pragmatisme nationaliste que je prône. Toute structure politique peut être décomposée en ses éléments constituants. Nous voyons en Syrie ou en Irak que, quand les structures de gouvernement tombent, la société se décompose en clans indépendants, s’ ab îme dans une sorte d’anarchie tribale où chaque chef de famille doit s’armer et se défendre pour survivre. La thèse que je développe dans mon livre, et qui ressemble à celle de Pierre Manent, considère l’État-nation indépendant comme un point d’équilibre entre deux forces. D’un côté, la tendance vers l’empire universel qui apporte la paix en imposant un cadre unique à tout le monde. De l’autre côté, la tendance vers de plus en plus d’indépendance qui apporte la liberté, mais au prix du désordre. La première favorise l’harmonie sociale et la prospérité, mais pas la liberté ; la deuxième favorise l’autonomie, mais attise les conflits et la violence. Le nationalisme n’est pas une utopie où chaque groupe qui le désire devient un État indépendant, mais une façon pragmatique de réconcilier empire et anarchie.

    Dans ce cas, quelle doit être l’attitude de l’État-nation indépendant sur l’immigration et l’assimilation des immigrés ?

    Il faut d’ ab ord accepter le fait qu’un certain degré de diversité dans la population d’une nation est inévit ab le. Essayer d’imposer la même religion et une langue unique à tous les citoyens revient à transformer un nationalisme pragmatique en un nationalisme utopique, violent et oppressif. Il faut éviter à la fois que la nation vole en éclats et qu’elle devienne un instrument d’oppression. L’homme d’État cherche toujours à renforcer la cohésion de la nation et la loyauté réciproque entre les citoyens. Qu’il soit de gauche ou de droite, il doit se demander si l’immigration à grande échelle renforce la cohésion nationale ou l’affaiblit. Les gens qui arrivent de l’extérieur ne sont pas nécessairement un facteur de désagrégation. Certains étrangers peuvent être très motivés pour devenir français, par exemple, tandis que d’autres viennent seulement pour des raisons de nécessité vitale. Les premiers sont prêts à renforcer la culture nationale, mais les autres veulent défendre leur propre culture. L’homme d’État doit savoir si tel ou tel groupe crée une nouvelle tribu à l’intérieur de la nation, qui n’est pas loyale à celle-ci. Il n’y a pas de règle concernant l’immigration : il faut se faire un jugement pragmatique selon les circonstances.

    Les États-nations font aujourd’hui face à de nouvelles menaces : l’islamisme, les ambitions hégémoniques de la Chine… Ces menaces ne justifient-elles pas la création de blocs comme l’Union européenne qui a été fondée en partie pour faire contrepoids aux États-Unis et surtout à l’Union soviétique ?

    Ces menaces ressemblent aux vieux projets impérialistes. Les islamistes – à la différence d’un très grand nombre d’autres musulmans – ont une vision de l’islam qui entraîne nécessairement la soumission de l’Europe et du reste de la terre. Ils sont convaincus qu’il faut imposer la paix au monde par la conquête islamique. Ils sont fermés à toute négociation. On ne peut pas conclure un accord avec eux, comme Israël, par exemple, a pu le faire avec les Émirats arabes unis. Il faut combattre les islamistes à l’intérieur de la nation par la cohésion interne et à l’extérieur par des ententes avec les États musulmans non islamistes, par la dissuasion et – si nécessaire – par la guerre. Il n’y a pas d’autre solution. Les démocraties européennes ont des intérêts communs très forts en termes de sécurité, étant menacées potentiellement par la Russie, la Chine et la Turquie. Il n’y a aucune raison pour laquelle elles ne renforceraient pas le libre-échange qui profite à toutes. Mais est-il vraiment nécessaire de fonder une union fédérale, avec une gouvernance centralisée, une seule et même Cour qui impose sa loi aux nations et une monnaie commune ? La vision de de Gaulle et le marché commun ont été remplacés par un ordre utopique qui opprime les États-nations. Face à la crise actuelle, l’UE, aussi faible soit-elle, profite des circonstances pour imposer plus de centralisation et étendre ainsi son empire sur les nations.

    Yoram Hazony, Les Vertus du nationalisme (préface de Gilles-William Goldnadel), Jean-Cyrille Godefroy, 2020.

    [1]. Le Shalem Center, aujourd’hui le Shalem College, fondé en 1994.

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    Les Vertus du Nationalisme 24,00 €

    est directeur adjoint de la rédaction de Causeur.
     
  • « Nous contribuons activement à nous renier nous-mêmes », par Maxime Briand et Bernard Chapuis.

    Entretien avec Marie Limes. Les journaux surabondent en nouvelles surprenantes qui sont autant de dépêches issues d'un monde mystérieux : le nôtre, en train de muter à grande vitesse. Marie Limes les recueille, les aligne et nous laisse en tirer d'amères leçons sur notre chute.

    Réalisé par Maxime Briand et Bernard Chapuis, de l’ISSEP

    Votre environnement de ZEP (zone d’éducation prioritaire) a-t-il été l’élément déclencheur qui vous a décidé à rédiger Endoctrinement ?

    Le déclencheur aura plutôt été de voir l’« environnement de ZEP » dont vous parlez s’étendre à tout le pays.

    Comment expliquer le fait que les mêmes médias avertissent des atteintes de plus en plus nombreuses à la laïcité tout en faisant la promotion d’éléments religieux propres à l’islam, de plus en plus courants en France ?

    Les médias de gauche comme France Culture, France Inter, Le Monde ou Libération sont en effet continuellement tiraillés entre deux pôles constitutifs de leur identité politique. Le premier est très ancien, c’est le rejet de la religion, « opium du peuple », et c’est ce qui a donné la laïcité. Le second date des années 1980, c’est l’antiracisme. Or, et c’est toute la singularité de la situation que vous soulignez, la gauche ne parvient pas à distinguer l’islam (la religion) de l’étranger (l’individu). C’est-à-dire qu’elle ne sait pas distinguer chez le musulman ce qui relève de la foi (et donc de sa conception du monde – critiquable) de ce qui relève de son origine ethnique (incritiquable). Elle s’interdit donc, mêlant religion et ethnie, de critiquer l’islam par peur d’être accusée du crime moral suprême de notre siècle : le racisme. L’islam est donc protégé parce qu’il vient d’ailleurs, quand bien même la gauche ne cesse de prétendre que l’islam est désormais une religion de France et que la culture musulmane fait partie de notre patrimoine : beau paradoxe. Comme disait Gilles Deleuze : « Être de gauche, c’est d’abord penser le monde, puis son pays, puis ses proches, puis soi ; être de droite, c’est l’inverse ». Préférant l’autre à soi, la gauche ne cesse alors de faire l’éloge des cultures étrangères et des religions orientales (le bouddhisme bénéficie de la même bienveillance). Ainsi l’éloge de l’islam sera continuel sur les ondes de France Culture, ce qui ne sera jamais le cas du christianisme. C’est l’autre amusant paradoxe de la gauche : fonctionner comme un christianisme (l’accueil de l’autre dans une charité inconditionnelle, préférer l’autre plus que soi, aspirer à l’universalisme) tout en étant indifférent ou hostile à cette religion. Au fond, la gauche est une sorte de christianisme sans Jésus Christ. Or « il suffit de nier la divinité du Christ pour placer le christianisme à la source de toutes les erreurs modernes », disait Nicolás Gómez Dávila.

    Pourquoi la forme d’un tel livre, “simple” recueil d’images d’articles ? Pensez-vous qu’accumuler ces images d’articles soit le meilleur moyen de les dénoncer ?

    Il était essentiel de montrer l’effet d’accumulation, d’alerter sur le mécanisme d’endoctrinement. En outre, en tant qu’historienne, il m’apparaît nécessaire de documenter par le papier imprimé ce qui passe et disparaît de nos écrans si rapidement. Il faut laisser des documents qui permettront aux historiens du futur de comprendre l’entreprise de corruption des cerveaux qui fut à l’œuvre au début du XXIe siècle.

    Vous avez souvent fait le choix de l’ironie quand vous commentez certains articles… Doit-on prendre ces articles et ceux qui les écrivent comme une vaste plaisanterie ou, au contraire, doit-on sérieusement s’en préoccuper ?

    Considérer que ces publications sont uniquement risibles est un aveuglement tragique, quoique fréquent. Car ceux qui produisent cet endoctrinement quotidien ne plaisantent pas : ils combattent. Ils le font par conviction, par simple suivisme ou par opportunisme mercantile, peu importe. C’est un combat, et il est ici très inégal. Le rire, par l’humour ou l’ironie, est la seule arme qui nous reste.

    Ces médias, qui produisent des articles très sérieux sur des sujets souvent ridicules, comme « la sapine de Noël » à Bordeaux, sont-ils le reflet anodin d’une certaine société ou alors une sorte d’arme idéologique destinée à influencer les jeunes générations continuellement sur les réseaux sociaux ?

    On pourrait croire en effet que c’est un ridicule localisé, ponctuel, éphémère. Mais les pouvoirs publics empruntent le même chemin. Ils se soumettent tous désormais à cette même folie prétendument « progressiste », que ce soit dans l’action législative ou dans les recrutements, dans les nominations de postes à responsabilité. L’influence sur les jeunes générations n’est donc pas le seul danger. Les ravages de cette pensée « progressiste » ont lieu ici et maintenant, et ils sont bien réels.

    La forme la plus sotte du « progressisme » est la théorie du genre. Mais toutes ces bêtises sur la « non-binarité » disparaîtront bientôt et leurs adeptes en auront bientôt honte, comme les maoïstes des années 1960 peuvent – on l’espère – avoir honte aujourd’hui de leurs engagements passés, ou comme les chantres de la pédophilie des années 1970 s’en mordent les doigts aujourd’hui.

    Mais la forme la plus tragique, la plus terrible, du « progressisme » est celle qui a pu conforter, consolider, amplifier la mutation ethno-démographique des peuples européens. L’immigration de travail, puis le regroupement familial, puis la natalité des populations immigrées, puis le métissage ont changé entièrement et irréversiblement ce que nous fûmes depuis le paléolithique jusque dans les années 1960. L’unité et l’homogénéité ont fait place à la diversité et au multiculturalisme. L’endoctrinement idéologique que nous subissons encourage ce basculement ethnographique mais surtout empêche toute tentative d’en débattre et de le critiquer. Là encore, le tabou du racisme hérité de la Seconde Guerre mondiale et de sa terrifiante entreprise de « purification raciale » joue pleinement son rôle d’inhibiteur pour nous empêcher de penser le monde, notre monde, sous l’angle de la civilisation et de l’histoire, de l’ethnographie et de l’anthropologie. Nous sommes – socialement, moralement – obligés de nous réjouir de cette évolution humaine majeure de notre continent.

    « L’affaire » du concert du Nouvel An à Vienne où certains ont cru bon de se plaindre de l’absence de « diversité » au sein de l’orchestre est un bon exemple. Car si ces orchestres sont déjà excellents – ce que personne ne songe à contester – pourquoi vouloir faire entrer de force « des Noirs et des Arabes » ?

    Au fond, la question qui se pose ici comme ailleurs est : pourquoi faut-il que la civilisation européenne devienne multiculturelle ? Où est « l’enrichissement » ? L’Europe n’était-elle pas auparavant suffisamment riche, cultivée, raffinée, civilisée ?

    Qu’est-ce qu’apporte, par exemple, l’islam à l’Europe ? Cette religion nouvelle est la manifestation, par excellence, du multiculturalisme. Mais en quoi sa présence de plus en plus grande en Europe est-elle un bienfait ? « On s’enrichit de nos différences » répète en boucle le camp progressiste. Quel est l’enrichissement que nous apporte le Coran ? Qu’y gagne-t-on ? Je pose la question.

    La destruction que fait France Culture du passé français au profit d’une culture musulmane est-elle selon vous le mimétisme d’une mode contemporaine tournée vers le multiculturalisme ?

    « Multiculturalisme » est un joli mot pour parler de la disparition de la culture occidentale. En effet, cette dernière est aujourd’hui doublement menacée de l’intérieur et de l’extérieur. Culpabilisés par la gauche, les Français ont abandonné tout attachement à leur propre culture. Ils ne s’aiment plus eux-mêmes. Ils n’aiment même plus leurs prénoms, c’est dire le désamour ! Nommer son enfant, c’est lui donner une identité. Or, sauf quelques exceptions, les prénoms dont nous héritions disparaissent à toute vitesse.

    Les Français n’ont plus aucune fierté pour leur histoire pourtant prestigieuse, faite de conquêtes militaires glorieuses et de chefs-d’œuvre de l’art, de découvertes scientifiques fondamentales et d’avancées techniques incomparables. La France était naguère le pays le plus envié. Il était considéré (avec l’Italie !) comme le plus beau du monde par ses villes et ses paysages. C’était le pays de l’élégance et de l’art de vivre, de la mode et de la gastronomie. Nous étions une nation de science (de Louis Pasteur à Marie Curie) et de technologie (du Concorde au TGV), nos cathédrales défiaient les lois de la gravité, nous avions parmi les plus grands écrivains du monde et la peinture impressionniste faisait l’admiration de tous. Nous faisions rêver le monde.

    En quarante ans, nous avons détruit tout cela. D’abord par une absence totale de fierté et de reconnaissance pour ce dont nous héritions (patrimoine, mœurs, art de vivre), ensuite en faisant entrer des millions des gens qui n’avaient aucun intérêt pour ce que nous étions et qui ne désiraient nullement prolonger et contribuer à cette histoire prestigieuse. Bien sûr, et fort heureusement, il y eut de brillantes exceptions, des gens talentueux venus d’ailleurs et qui ont contribué à la gloire de la France de Sacha Guitry à Milan Kundera, mais ces diamants sont récupérés sans scrupule par la gauche pour construire le mythe d’une immigration enrichissante, confondant sans vergogne l’individu et la masse, le génie et la foule, l’être touché par la grâce et les mouvements de population.

    En parcourant votre livre, on retrouve une forte récurrence dans les articles sur le sujet du néo-féminisme et de la dénonciation du modèle « patriarcal »… Comment analyser cette récurrence ?

    Le patriarcat est en effet par essence l’ennemi du progressisme. Il est ce qui ordonne. Il est la hiérarchie. Il est l’agent de la civilisation et de la construction de nos normes sociales. Or la gauche moderne – ayant abandonné depuis longtemps la cause du peuple – ne cherche qu’une chose : déconstruire. Autrement dit, tuer le père.

    L’ouverture des frontières ou l’institution du mariage homosexuel ne sont pas des grandes causes populaires. Le peuple de France ne s’est jamais soulevé pour réclamer l’écriture inclusive. Mais les intellectuels de gauche en ont décidé autrement. Il fallait déconstruire. Et ce qui avait été longuement et patiemment construit, siècle après siècle, fut martelé, brisé, souillé. La haine du patriarcat est au centre de tout ce que nous vivons actuellement. Nous basculons dans un monde nouveau, sans père et sans repère.

    La plateforme France Culture appartenant au groupe Radio France a bénéficié de 582 millions d’euros en 2019 de subventions, tirées de la poche du contribuable. Pensez-vous qu’une réforme des services publics serait la première pierre de l’édifice pour stopper cette autoflagellation ?

    Évidemment. La première des réformes serait une atténuation de leur militantisme idéologique, tenter d’imposer une certaine pudeur dans l’énoncé de leur convictions politiques. La seconde serait d’introduire un peu de diversité, non pas raciale mais idéologique. Qu’on cesse de prétendre que, parce qu’Alain Finkielkraut bénéficie d’une heure par semaine sur France Culture, les ondes de Radio France offrent un pluralisme d’opinion !

    Avez-vous prévu de réaliser un second ouvrage sur une thématique différente que l’endoctrinement via les médias ?

    J’en avais l’idée et puis j’ai abandonné. D’abord parce que d’excellents ouvrages existent déjà. Des personnalités brillantes prennent la parole, défendent des idées qui sont les miennes, prennent part au débat. Je ne vois pas bien ce que je pourrais ajouter, hormis justement ce livre qui est, à ma connaissance, une tentative unique et singulière. J’aimerais cependant en réaliser une version anglo-saxonne car de l’autre côté des mers, la folie y est encore plus forte.

    Mais les maigres barrages que l’on peut opposer ne sont rien face à la vague du progressisme qui advient. Vous voyez les vidéos des raz-de-marée au Japon de 2011 ou en Indonésie en 2004 ? Que voulez-vous y opposer ? Et non seulement nous subissons la pression démographique d’autres peuples venant du sud et d’une autre religion venant d’Arabie, mais en plus nous contribuons activement à nous renier nous-mêmes. La menace est à la fois externe et interne ; c’est à la fois une agression et un suicide. Nous préférons les nems au cassoulet. Que pèse Debussy face au rap ? Qui baptise encore son enfant « François » ? Qui « baptise » encore tout court d’ailleurs ? Deux mille ans d’une brillante civilisation patiemment construite se sont effacés en à peine quarante ans sous les applaudissements d’une gauche progressiste totalement aveugle sur les conséquences de ce qu’elle fait.

     

    Marie Limes, Endoctrinement, Ring, 2020, 242 p., 19,55 €

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    Source : https://www.politiquemagazine.fr/

  • Grand diseux, par Michel Onfray.

    On allait voir ce qu’on allait voir : le président Macron allait prendre la parole, on sait qu’il y excelle, mais guère au-delà, sur la question du séparatisme.

    Les orwelliens qui l’entourent ont dû cogiter sur l’effet sémantique: séparatisme permet d’éviter communautarisme. C’est une entourloupe à destination de la "gauche" qui, avant même de l’avoir entendue, n’allait pas manquer de stigmatiser une prise de parole islamophobe. Les éléments de langage au parfum islamo-gauchiste attendaient le média comme la tique guette les poils du chien. 

    Ce qui n’a pas manqué. Sur un plateau, dans le quart d’heure qui a suivi la fin de l’intervention présidentielle, un certain Michel Soudais de Politis estimait que le séparatisme était surtout le fait des riches qui ne se comportaient pas de façon républicaine avec leurs évasions fiscales dans des paradis que l’on sait. A La France Insoumise (LFI) on embouchait le même clairon. Manon Aubry, députée européenne de cette formation, a chanté la ritournelle des communicants: "Macron n’a pas parlé de séparatisme et de cohésion républicaine: il n’a parlé que d’Islam, de manière obsessionnelle. Stigmatiser (sic) les musulmans, voici son unique solution pour tenter de masquer sa gestion calamiteuse de la crise sanitaire et sociale." Etc. 

    Chacun constatera que les patrons véreux, quoi qu’on puisse penser d’eux, n’ont commis aucun attentat sanglant, qu’ils n’égorgent pas des citoyens innocents dans la rue, qu’ils ne commettent pas de massacres de masse à la kalachnikov, qu’ils ne scandent pas dans la rue des propos antisémites, qu’ils n’égorgent aucun prêtre octogénaire pendant qu’il célèbre la messe. Il faut raison garder. 

    De même avec la scie musicale anticléricale qui estime que le danger séparatiste viendrait de catholiques assimilés à des sectaires qui mettraient en danger l’existence même de la République. De quand date le dernier mort occasionné par un chrétien au nom de sa religion en France où les églises et les cimetières sont vandalisés? Soyons sérieux.

    Les mêmes orwelliens ont activé le logiciel macronien du "en même temps". Pour aborder la question du séparatisme islamiste (avec cette expression il consent au grand remplacement sémantique destiné à effacer le mot communautarisme bien que la chose reste) pour aborder cette question, donc, Emmanuel Macron a flatté la droite, puis la gauche; ce faisant, avec sa flatterie dextre, il a fâché sénestre, avec ses œillades sénestres, il a fâché la dextre! A vouloir plaire à tous, on déplaît à tout le monde. 

    Un coup à droite: il nomme "l’islamisme séparatiste"; il en appelle à la reconquête des territoires perdus de la Républiques; il avance les acquis d’une politique sécuritaire; il établit le bilan de ce qui aurait été fait:  fermeture de mosquées salafistes, de salles de sport radicalisées, d’écoles coraniques clandestines, renvois des imams et des psalmodistes intégristes, interdiction d’une scolarité hors de l’éducation nationale, sauf en cas motivé par la santé des enfants, scolarisation dès l’âge de trois ans. A droite, on applaudit.   

    Un coup à gauche: il en appelle à la chimère sympathique d’un islam des Lumières; il propose que soit enseigné l’arabe de façon plus importante; il veut que l’islam devienne une discipline universitaire; il souhaite apurer les comptes idéologiques de la guerre d’Algérie en faisant porter le projet par… Benjamin Stora! A gauche on frappe dans ses mains.

    Mais à droite on n’aime pas ce qu’il dit pour flatter la gauche qui, elle, n’aime pas ce qui a été proclamé pour séduire la droite. L’ensemble sera comme d’habitude un jeu à somme nulle: car ce que donne sa main droite, la main gauche le reprend et vice versa… Abracadabra, il a parlé, il a remis les compteurs à zéro, match nul, la gauche et la droite se retrouvent dos à dos!

    Macron c’est, en même temps, Mitterrand & Chirac, Sarkozy & Hollande, autrement dit une même vision du monde, maastrichtienne, avec juste des effets de style. Style raide et pharaonique avec Mitterrand, style élastique et faussement corrézien avec Chirac, style énervé et décapsulé avec Sarkozy, style mou et ahuri avec Hollande: Macron est en même temps raide et élastique, pharaonique et faussement corrézien, énervé et mou, décapsulé et ahuri: difficile dans ces cas-là de gouverner ce qui reste de France! 

    Ses propos de droite sont cautère sur une jambe de bois, traitement homéopathique d’un cancer métastasé, reconstruction de la charpente de Notre-Dame avec des allumettes; quant à ses clins d’œil appuyés à la gauche, ils proposent ni plus ni moins d’éteindre l’incendie avec le lance-flammes qui a contribué à l’allumer. 

    Car, fermer ici ou là deux ou trois endroits salafistes ne fait rien contre la progression du salafisme en France: ces lieux clandestins renaissent ailleurs dans la journée qui suit! Ceux qui animent idéologiquement ces endroits sont tout juste contraints à déplacer leur toile de tente dans le même camping. Il leur suffit ensuite de recommencer ailleurs. Le président de la République annonce comme un remède de cheval le fait que la France va continuer à jouer à ce jeu de cache-cache! Comment peut-on sottement penser qu’obliger une salle de sport où s’effectue un travail de radicalisation à cesser ses activités d’endoctrinement suffirait à obtenir des salafistes qu’ils cessent de faire leur travail, autrement dit: de contribuer au djihad, de le préparer, de l’activer sur notre territoire?   

    Les communicants d’Emmanuel Macron et lui-même pensent avec le vieux schéma marxiste-léniniste qui, en URSS, supposait qu’en abattant les églises, en interdisant les cultes, en transformant une basilique en piscine, en brûlant des icônes et des iconostases, en déportant les popes dans des goulags, on en finirait avec la foi orthodoxe des fidèles, la croyance des hommes. C’est bien plutôt le contraire qui a eu lieu: à la chute de l’Empire soviétique, au moment du dégel idéologique, on a découvert que la foi était restée intacte, peut-être même plus forte qu’avant qu’elle ne fut persécutée. 

    Fermer des lieux salafistes, mosquées ou salle de sport, c’est les déplacer, pas les abolir. Ça n’est en aucun cas travailler à la liquidation du salafisme. C’est aussi radicaliser plus encore les radicaux par cette persécution sans effet.

    Ajoutons à cela que l’islamo-gauchisme adore ce genre de décision (inutile) pour crier à l’islamophobie, à la stigmatisation, à la persécution, et, tel Edwy Plenel, ou Esther Benbassa, ou Jean-Luc Mélenchon, estimer que les (sic) musulmans d’aujourd’hui ce sont les juifs dans les années qui précèdent la Solution finale.   

    Pour séduire l’électorat de gauche, Emmanuel Macron réactive le projet d’un "Islam des Lumières". L’expression est un oxymore, autrement dit, une contradiction dans les termes  car l’étymologie d’islam témoigne, islam veut dire soumission. Et les Lumières travaillent très exactement à l’inverse. Il est de tradition de renvoyer à Qu’est-ce que les Lumières? d’Emmanuel Kant pour résoudre cette question. Le philosophe allemand répond avec une formule latine d’Horace: "sapere aude", autrement dit: "Ose savoir", mais plus couramment traduite depuis par: "Aie le courage de te servir de ton propre entendement", "Ose penser par toi-même".   Comment peut-on, en même temps, se soumettre à une religion et penser par soi-même sur ladite religion? C’est soi l’un: "soumets-toi", soit l’autre: "pense par toi-même". Mais pas les deux. Seul Macron, peut-être, pourrait nous expliquer ce que voudrait dire: "se soumettre c’est penser par soi-même"! Le macronisme, dont le en même temps est le noyau dur, ne saurait constituer une philosophie politique: c’est même le contraire d’une philosophie et c’est en même temps le contraire d’une politique.  

    Le regretté Malek Chebel s’était essayé à fabriquer cette chimère, carpe et lapin, d’un islam des Lumières. Mais il lui fallait pour cela passer par-dessus bord tout ce qui fait la philosophie occidentale:  le principe de non-contradiction par exemple qui fait qu’une chose ne peut être vraie en même temps que son contraire – s’il pleut, il ne peut pas ne pas pleuvoir en même temps

    Par exemple : pour l’islam, le Coran est dicté par Dieu, au contraire de la Bible dont même les théologiens chrétiens conviennent qu’elle a été écrite par des hommes inspirés par Dieu. Dès lors, pour un musulman, les hommes ne sauraient corriger le texte de Dieu sans l’offenser puissamment. Sans blasphémer même. On trouve dans ce livre saint et sacré pour les musulmans des versets misogynes, phallocrates, machistes, antisémites, bellicistes, homophobes. Qui, au nom de quoi, avec quelle légitimité, pourrait affirmer qu’il faut tenir pour nuls et non avenus ces versets-là, qui gênent le politiquement correct occidental, sans ouvrir la porte à une religion à la carte où l’on prend de Dieu ce qui nous va et où l’on rejette de Lui ce qui nous déplait? On ne peut se soumettre à ce que dit le Coran et, en même temps, apprécier librement  ce que dit ce même Coran. Car, tout bêtement, se soumettre ça n’est pas apprécier librement; apprécier librement, ça n’est pas se soumettre. La soumission relève du domaine de la religion pendant que la libre appréciation, ce que nos amis belges appellent le "libre examen", définit la philosophie. Et c’est soit l’une, la religion et la théologie, soit l’autre, la pensée et la philosophie. Ici la Foi, là, la Raison. J’ai pour ma part choisi mon camp depuis bien longtemps. 

    Autre trouvaille: enseigner l’arabe à l’école! Mais quel rapport avec l’Islam? Parce que c’est la langue du Coran? Mais que faire des millions d’Asiatiques musulmans qui, en Indonésie, au Pakistan, en Inde, ne parlent pas l’arabe, des millions de Turcs musulmans qui ne parlent par l’arabe, des millions d’Iraniens musulmans qui ne parlent pas l’arabe?  Et les Afghans? Les Bengalis? 

    Le problème, et Emmanuel Macron en est victime lui aussi, la preuve, c’est que l’islam est moins pensé par lui dans sa globalité, sa généralité, son identité, que dans l’écho franco-algérien qui perdure de la guerre d’Algérie. Il faut en finir avec la posture victimaire pour faire enfin de l’Histoire qui ne soit pas idéologique. Voilà pourquoi faire référence à Benjamin Stora, nommément  cité,  pour traiter le problème c’est reprendre en main le lance-flammes pour éteindre l’incendie! Cette personne qui dispose du monopole de la guerre d’Algérie en France, ou presque, défend une Histoire idéologique avec laquelle il faut rompre.  

    Lors d’un séjour en Algérie, il m’a été donné de voir la propagande diffusée au journal du soir par le FLN qui est au pouvoir! C’était un journal de type soviétique où la France servait de bouc-émissaire aux malheurs du pays, comme si un demi-siècle d’indépendance n’obligeait pas le pays à s’interroger sur ce qu’il avait fait de cette liberté! Le président Bouteflika tapait sur la France comme avant 1962, la date de la fin de la Guerre et des accords d’Évian, tout en venant se faire soigner… en France! 

    Si la France consent à cette propagande quotidienne contre elle sur les médias algériens et ne la dénonce pas, si cette propagande est enseignée presque partout dans le pays, si elle triomphe dans les médias français et dans l’édition, mais aussi à l’université, si elle l’entretient en donnant les pleins pouvoirs à ceux qui, dans le pays, défendent cette idéologie, alors il est normal que, dans les banlieues où les informations sont données par les médias algériens dont les médias français se font les ventriloques, on puisse tant haïr la France!  

    Emmanuel Macron souhaite faire de l’islam une discipline universitaire: croit-il vraiment que cela empêchera des successeurs aux frères Kouachi, à Coulibaly? Qu’une chaire doctorale où l’on enseignerait les subtilités du soufisme interdirait de nouveaux Abdel Kermiche et Abdel Malik Nabil-Petitjean, les égorgeurs du père Hamel en Normandie? 

    Il faut vraiment ne plus avoir les pieds sur terre pour imaginer que l’islamologie, subventionnée par les contribuables français, enseignée dans un cadre universitaire, puisse détourner la clientèle terroriste potentielle de commettre ses forfaits!

    C’est toujours le logiciel marxiste-léniniste qui sous-tend cette façon de penser – de ne pas penser plutôt… Un haut niveau intellectuel dans une communauté n’empêche pas les passions tristes, la violence et la sauvagerie. Qu’on se souvienne de Martin Heidegger qui était cultivé, intelligent et nazi en même temps. 

    L’Allemagne devenue nazie disposait au début du XX° siècle de philosophes, de chercheurs, de scientifiques, de poètes, d’artistes, de musiciens haut-de-gamme, elle avait des psychologues et des psychanalystes, des cinéastes et des architectes, des designers et des ingénieurs de qualité: l’augmentation de la culture ne fait pas naturellement baisser la haine avec laquelle on fabrique des barbares en quantité. On ne fait pas des terroristes avec leurs cortex mais avec leurs cerveaux reptiliens.

    Emmanuel Macron a parlé de l’islamisme sans poser la question de sa généalogie. Il a dit que ça n’était pas bien, entendu, il fait triompher la moraline en la matière, c’est à la portée du premier venu, la moraline est ce qui a remplacé la morale, elle est la morale des temps sortis de la morale, une contre-morale, une antimorale, un nihilisme.     

    Chacun connait l’histoire orientale du sage qui montre la lune et de l’imbécile qui regarde le doigt: Emmanuel Macron adore regarder les doigts… 

    Réfléchir sur ce qui nous a conduits là pour attaquer le problème à la racine n’a pas été fait par le président de la République française: nous n’avons plus les moyens d’opposer des bougies et des peluches à ceux qui veulent abolir une civilisation qu’ils méprisent, attaquent et conchient; nous ne pouvons-nous permettre le luxe de croire que fermer une mosquée ou une salle de sport salafistes ce soit en finir avec le salafisme alors qu’il va s’installer dans la rue d’à côté ; nous ne pouvons continuer à croire qu’enseigner l’arabe avec l’argent du contribuable suffira à faire renoncer le djihadiste à son projet – alors que le français devient une langue morte; nous ne pouvons décemment pas croire que créer des chaires universitaires d’islamologie, alors que l’université française est exsangue, contribuera à détourner l’apprenti terroriste de son projet mortifère; nous ne pouvons espérer créer un islam des Lumières quand l’islam veut explicitement le contraire des Lumières et vice-versa; nous ne pouvons continuer à laisser le monopole de l’Histoire à des idéologues qui trustent tous les postes et mettent de l’huile sur le feu en propageant leurs catéchismes doctrinaires; nous ne pouvons laisser l’Algérie continuer à diffuser à jet continu une version partisane de la guerre qui l’a opposée à la France, une version à charge pour le pays qui se moque de la vérité tout en prétendant l’honorer. 

    Cette prise de parole sur le "séparatisme" était annoncée depuis des mois comme majeure. Voilà, elle a eu lieu. 

    J’imagine le grand rire des salafistes et des terroristes en devenir s’ils ont écouté ce long pensum inutile.  Je songe également au grand rire d’Erdogan, au sourire des mollahs iraniens, à l’hilarité des responsables du Hezbollah, à la poilade des émirs de l’Arabie Saoudite et du Qatar, on doit se marrer au Pakistan, au Mali, en Afghanistan! J’arrête là. Avec un pareil chef d’État, la France fait honte… 

    Michel Onfray

    Source : https://michelonfray.com/

  • Projet de loi contre le séparatisme : pour ne pas stigmatiser l'Islam, l'État renforce son pouvoir sur toutes les religi

    Photo © Valery HACHE / AFP

    Le refus de principe de distinguer entre les religions, et donc entre l’islamisme et les autres religions, est le péché originel du projet de loi sur les principes républicains présenté par le gouvernement. Du fait de cet indifférentisme, le combat contre la minorité islamiste permet à la République de renforcer son pouvoir sur toutes les religions. Explications de Grégor Puppinck, docteur en droit et directeur de l’European Center for Law and Justice (ECLJ).

    Auditionné à l’Assemblée nationale, Mgr de Moulins-Beaufort, représentant de l’Église catholique, s’est déclaré « bien embarrassé » par le “projet de loi confortant le respect des principes de la République”. C’est ce même sentiment que partagent de nombreux chrétiens, catholiques et protestants, à l’égard d’un texte dont ils pressentent les dangers, même s’ils peinent à les décrire clairement et à y opposer des arguments de fond.

    La peur de l’islamisme pousse les Français à consentir à des abandons de libertés au profit des « principes de la République ». Certes, le danger de l’islamisme est réel, et ce texte contient quelques dispositions qu’il convient de saluer, mais il porte aussi fortement atteinte aux libertés de religion, d’association, d’expression, ainsi qu’aux droits éducatifs des parents. Il est en outre complété par un décret autorisant le fichage des personnes en fonction de leurs seules convictions religieuses et politiques, et non plus seulement de leurs actions. C’est une législation de combat dont on perçoit à peine l’étendue des conséquences.

    Mais la peur de l’islamisme justifie-t-elle une telle réduction des libertés et, pour reprendre les termes du Défenseur des droits, un tel « renforcement global du contrôle de l’ordre social ». Renoncer à nos libertés par peur de l’islamisme, n’est-ce pas précisément un objectif du terrorisme et donc, déjà, une victoire de cette idéologie mortifère ? Ne vaudrait-il pas mieux combattre directement, et seulement, les islamistes ? Cette question doit être posée.

    L’erreur indifférentiste

    Alors que le projet de loi avait été présenté initialement comme visant, avec raison, à combattre l’islamisme radical, la mention de cet objectif a été progressivement supprimée, et remplacée par la lutte contre toutes les atteintes d’inspiration religieuse aux « valeurs de la République », requalifiées ensuite de « principes » de la République par le Conseil d’État. Par ce texte, toutes les associations religieuses, familles et écoles hors-contrat seront soumises à de nouvelles charges, surveillées par les autorités, menacées de sanctions administratives, atteintes dans leurs libertés et entachées de suspicion. Toutes les entreprises et les associations qui souhaitent passer une convention avec l’administration ou recevoir une subvention de celle-ci devront se soumettre à un « contrat d’engagement républicain ». Sur ce point encore, le Défenseur des droits observe avec justesse que le texte « prévoit des interdictions et des sanctions d’application tellement vastes qu’elles sont hors de proportion avec la difficulté qu’il souhaiterait traiter ».

    Cette disproportion résulte du refus de principe de distinguer entre les religions, et donc entre l’islamisme et les autres religions. Il découle lui-même d’une erreur factuelle fondamentale de la laïcité suivant laquelle toutes les religions seraient égales, car fausses, extérieures à la rationalité publique. Cet indifférentisme est cause d’injustices, car qu’est-ce qu’il y a de commun entre le père Jacques Hamel et ses assassins ? Pourquoi traiter les victimes juives et chrétiennes comme leurs bourreaux islamistes ? Cet indifférentisme est cause d’injustices, mais c’est sur lui que repose l’affirmation par la République de sa supériorité sur toutes les religions. Finalement, du fait de cette erreur, le combat contre la minorité islamiste permet à la République de renforcer son pouvoir sur toutes les religions.

    Le mystère des principes républicains

    L’usage de la contrainte et des sanctions prévu par cette loi sera-t-il au moins efficace ? Saura-t-il faire entrer par la force les « principes de la République » que l’école n’a pas su transmettre par l’intelligence ? Et quel est le contenu de ces principes dont on prétend imposer le respect ? Le gouvernement n’a pas su les définir précisément dans le projet de loi et a confié cette mission au Conseil d’État qui devra s’en acquitter… après l’adoption de la loi. Voilà un nouvel exemple de dépossession du législateur. De fait, le contenu précis de ces valeurs républicaines reste un mystère réservé aux initiés.

    Certes, les grands principes « de liberté, d’égalité, notamment entre les femmes et les hommes, de fraternité, de respect de la dignité de la personne humaine et de sauvegarde de l’ordre public », qui sont les seuls mentionnés dans le projet de loi, ne sont pas injustes en soi, mais susceptibles de nombreuses interprétations. Et peut-on se convertir à des principes abstraits et universels ? Ces principes répondent-ils au besoin de vérité et d’identité des personnes susceptibles de se radicaliser ? Accéder à l’universel suppose au préalable d’être enraciné et d’avoir réglé ses propres problèmes d’identité.

    La résistance des identités

    Force est de constater la persistance du besoin « d’enracinement » des personnes issues de l’immigration, même à la troisième génération. N’est-ce pas une preuve de la résistance de la nature humaine contre l’utopie de la société liquide ? La situation actuelle de « séparatisme » signe l’échec de l’idéal universaliste ; et ses promoteurs sont piégés car, selon les termes de Bossuet, ils chérissent les causes d’une situation dont ils déplorent les effets : ils sont favorables à l’immigration par universalisme, mais ne veulent pas des immigrés tels qu’ils sont, également par universalisme. Cette contradiction ne peut être résolue qu’en forçant les immigrés et leurs enfants à se convertir à l’universalisme, ce qui est impossible, car un homme déraciné a besoin d’identité. La radicalisation est la réponse au déracinement : ces deux mots ont d’ailleurs la même racine.

    Comment des personnes déracinées pourraient-elles croire en outre en la sincérité du Gouvernement et en ses valeurs lorsque, par exemple, Mme Schiappa, auteur bien connu de romans pornographiques, s’empresse de préciser que l’interdiction de la polygamie est sans conséquence sur le libertinage des « plans à trois », ou lorsque l’interdiction des associations non-mixtes est assortie d’une exception à la demande des loges maçonniques, tel que cela apparaît dans les travaux en Commission ? Que dire d’un renforcement du contrôle pénal d’internet qui laisse intacte le fléau de la pornographie ? Que dire de la crédibilité d’un gouvernement qui confie à cette même Mme Schiappa la mission d’annoncer la pénalisation des certificats de virginité et des propos sexistes ? Lorsque la loi fait référence à la conception républicaine de « dignité », comment ne pas voir qu’elle n’est pas celle de l’islam, ni d’ailleurs des autres religions ?

    Le besoin d’enracinement est humain et donc respectable, même si certains de ses modes d’expression doivent être réprouvés. Il faut se souvenir que saint Thomas d’Aquin protégea les enfants juifs de ceux qui voulaient en faire de bons sujets de la monarchie catholique, en les convertissant de force. Il enseignait en effet que les droits naturels des parents sur leurs enfants priment ceux de la société, même lorsque ces derniers se trompent en matière religieuse. Ainsi, le problème n’est pas tant le besoin naturel d’enracinement que l’immigration massive qui exacerbe ce besoin sous forme de radicalisation.

    Les droits des minorités contre la République

    L’universalisme républicain pourrait aussi se heurter au droit international. En effet, que se passera-t-il lorsque les musulmans de France invoqueront le respect des droits des minorités contre les principes républicains ? De nombreux textes, telle la Déclaration des droits des personnes appartenant à des minorités nationales ou ethniques, religieuses et linguistiques de l’ONU, garantissent à ces personnes, entre autres droits de l’homme, celui « de jouir de leur propre culture, de professer et de pratiquer leur propre religion et d'utiliser leur propre langue, en privé et en public, librement et sans ingérence ni discrimination quelconque. » Pourquoi les Hongrois et les Roms de Bulgarie et de Roumanie pourraient-ils bénéficier de ces droits, et non les Maghrébins de France ? La question doit être posée, car l’immigration, lorsqu’elle est massive, crée moins des Français que des minorités.

    La primauté des valeurs républicaines sur les consciences

    Une telle affirmation des « principes de la République », y compris aux dépens des libertés, constitue un profond changement social : il modifie l’équilibre entre la tradition démocratique et la tradition républicaine de nos institutions.

    Depuis l’après-guerre, le modèle démocratique dominait les institutions politiques occidentales. Il a été conçu comme un ensemble d’institutions et de mécanismes neutres, associés à des libertés indéfinies, c’est-à-dire laissant à chacun le choix d’en déterminer l’usage. En un mot, la démocratie ne disait pas ce qu’il faut penser, faire ou croire, et garantissait à chacun l’exercice de ces libertés dans les limites de l’ordre public. Comme des règles du jeu, le consensus démocratique se plaçait en-deçà des convictions personnelles.

    À présent, la démocratie perd sa neutralité axiologique et s’élève au-dessus des convictions personnelles pour les encadrer. Les fondations de la vie sociale s’élèvent pour devenir des murs. C’est ainsi que la tradition républicaine est réaffirmée aux dépens de la tradition démocratique.

    Ce phénomène d’encadrement axiologique de la vie sociale s’observe aussi au niveau européen. La Cour européenne des droits de l’homme soumet ainsi l’action des États au respect des valeurs de la « société démocratique », valeurs qu’elle définit de façon évolutive et qui visent paradoxalement à encadrer la démocratie élective. De même, la Commission européenne entend imposer aux gouvernements européens, et plus encore à leurs électeurs, le respect de « valeurs » libérales qui seraient constitutives de « l’État de droit ».

    Ces concepts « d’État de droit » et de « société démocratique » sont les équivalents européens des « principes de la République » affirmés par le Gouvernement. Le projet de loi sur les principes de la République participe ainsi du phénomène de moralisation du pouvoir qui s’idéologise, se ferme au pluralisme et réprime pour se défendre des valeurs concurrentes, en particulier lorsqu’elles sont d’inspiration religieuse. Car il ne faut pas se leurrer, ce sont bien les religions qui sont aujourd’hui les principales sources d’opposition aux valeurs structurant la société occidentale. En cela, le projet de loi ne se trompe pas de cible en visant toutes les religions.

    Le renversement d’appréciation entre l’État et les religions

    En Occident, ce mouvement d’encadrement axiologique est particulièrement manifeste s’agissant du domaine religieux qui, jusqu’à présent, était reconnu comme sacré, et donc séparé, dépassant le plan temporel et profane. C’est pourquoi, par exemple, les ministres du culte disposent jusqu’à maintenant d’une plus grande liberté d’expression que les laïcs, car leurs propos bénéficient aussi de la protection de la liberté religieuse. Tel n’est plus le cas avec le projet de loi : non seulement il prévoit de sanctionner les propos tenus au sein des lieux de cultes, mais il les réprime plus durement encore que les mêmes propos exprimés en un lieu profane. La religion n’est plus une source d’immunité, mais un facteur aggravant. De même, le projet de loi s’immisce dans le fonctionnement interne des communautés religieuses, en violation du principe d’autonomie, en forçant celles-ci à adopter un fonctionnement « démocratique » fondé sur le vote, et non plus sur l’obéissance. C’est ce que firent les communistes pour tenter de détruire l’Église de l’intérieur.

    Le renversement de l’appréciation de l’État et des religions est un phénomène culturel majeur. En 1948, lorsque les fondations du droit contemporain de la liberté religieuse furent posées, l’État était considéré comme une menace à contrôler, un Léviathan froid et dangereux, et les religions comme des ressources à valoriser, des expressions de notre humanité et des bastions de la liberté face aux totalitarismes. Au XXe siècle, ce sont les croyants qui étaient les victimes, et les États qui étaient les bourreaux. Aujourd’hui, la situation tend à s’inverser, au bénéfice de l’État et au détriment des religions, mais aussi du droit à la liberté de religion dont la légitimité est de plus en plus contestée. C’est le retour du Léviathan au profit duquel, selon Hobbes, les individus, par peur d'une mort violente, abdiquent leurs libertés en échange de la sécurité. Ecraser ou convertir ?

    Face à la peur de l’islamisme, seule la République paraît encore capable « d’écraser l’infâme », car l’histoire témoigne de sa capacité à recourir à la force, et même à l’injustice pour s’imposer.

    Quant aux catholiques, ils semblent avoir largement renoncé à l’autre mode d’intégration des étrangers : l’annonce explicite de l’Évangile et le baptême. Nombre d’entre eux espèrent même, sans rancune, trouver protection contre l’islam auprès de la République. C’est se bercer d’illusions, car ils seront les prochains sur la liste, avec les évangéliques, dont les écoles et les chapelles prolifèrent plus encore que les mosquées salafistes. Des députés et des experts auditionnés s’en sont d’ailleurs vivement inquiétés en commission parlementaire ; et les récents propos de Mme Schiappa contre les évangéliques sont de mauvais augure.

    Mgr de Moulins-Beaufort a jeté un froid au sein de la commission parlementaire lorsqu’il a déclaré qu’« il est déjà trop tard », exprimant par-là ses doutes à l’égard de la capacité du droit pénal à résoudre le problème du séparatisme et de la haine, la civilisation étant le fruit des mœurs, et non de la répression. Peut-on sérieusement lui donner tort ? Car – et c’est là où le bât blesse –, les principes de la République ne suffisent pas à constituer une civilisation. Ce ne sont pas ces principes, même imposés par la loi, qui convertiront à la France des personnes déracinées, mais le partage de la grandeur de notre roman national et, plus encore, osons le dire, le partage de l’Évangile qui sous-tend notre civilisation, et dont les principes de la République sont eux-mêmes un reflet.

    Source : https://www.valeursactuelles.com/

  • Pourquoi la gauche a-t-elle perdu les classes populaires, par Stéphane Beaud, Michel Pialoux.

    On se souvient de cette apostrophe prémonitoire de Pierre Mauroy, dans son fief socialiste du Nord, quinze jours avant la fin de la campagne du premier tour des élections présidentielles de 2002, rappelant à Lionel Jospin qu’il pouvait employer le mot de « travailleur » dans sa campagne.

    2.jpegCet « oubli » du candidat, qui est aussi celui de son « atelier de campagne », était significatif : le « cœur de cible » du PS, comme disent les spécialistes du marketing, était bel et bien les classes moyennes, celles pour lesquelles avaient été faites les principales réformes de la seconde partie de la législature Jospin, notamment la baisse d’impôts inspirée par Laurent Fabius. À ce titre, il entérinait la disparition des ouvriers dans la tête des hiérarques du PS, qui ont sans doute pensé qu’en dépit de tout, la baisse du chômage, les 35 heures, les emplois jeunes, la prime à l’emploi, etc. leur feraient regagner naturellement « leur camp » et retourner « au bercail », comme si le retour de la croissance et la baisse du chômage devaient se traduire mécaniquement par la fin du désamour entre la gauche et les classes populaires.

    Erreur ou naïveté ? Pourquoi une telle myopie, si frappante aux yeux de quiconque connaît un peu ces milieux sociaux ?

    Le divorce gauche/classes populaires vu du terrain et dans la durée

    Nous avons eu la possibilité – la chance – de suivre au fil du temps, presque pas à pas, la déstructuration du monde ouvrier  Nous l’avons vu se décomposer, encaisser et affronter une série de terribles épreuves qui ne faisaient pas la Une de l’actualité : la menace constante du chômage, la peur permanente à l’usine, l’usure au travail au jour le jour, l’entreprise systématique de disqualification du monde ouvrier et de ses valeurs, etc. Nous l’avons vu aussi résister avec les moyens du bord (la grève de 1989 à Sochaux restée dans les mémoires), regarder avec un mélange de sympathie et d’indifférence les grèves des cheminots de 1995 (qui ne les concernaient pas d’aussi près qu’on a bien voulu le dire). Nous avons vu monter de manière inexorable le chômage des jeunes, s’installer durablement la désespérance des « jeunes de cité », enfants d’immigrés pour la plupart, stationnant depuis des années, au mieux aux portes de l’emploi stable, au pire, dans des stages de formation parking. Nous avons vu décroître l’influence du Parti communiste, s’effilocher les rangs de la CGT et s’effondrer la CFDT ouvrière (qui n’a jamais pu se remettre de la « trahison notiste »). Parallèlement à l’effondrement d’une gauche ouvrière qui s’était dotée de ses propres représentants ouvriers, parlant haut et fort son propre langage, nous avons vu enfin monter régulièrement chez les ouvriers de cette région, en même temps que l’abstention, le vote Front National, un petit peu plus à chaque élection, sans qu’apparaissent pour autant des militants et des figures locales. Cette influence du FN a grandi régulièrement, de manière cachée et rampante. En même temps que l’onction électorale donnée aux thèses du FN, nous avons vu s’afficher ouvertement des opinions racistes et, symétriquement, certains « jeunes de cité » adopter une attitude systématique de provocation et d’agressivité vis-à-vis de tout ce qui pouvait être assimilé à un pouvoir « blanc » : la police, la justice, mais aussi l’école, les voisins, les « petits vieux » qui n’ont jamais rien dit et qui essaient de passer inaperçus dans le décor. On pourrait faire un inventaire plus détaillé de ces insensibles glissements qui, mis bout à bout, ont fini par composer un nouveau paysage social et politique où les ouvriers sont, sinon « passés à l’extrême droite », du moins dans un état permanent d’exaspération. Bref, s’il y a quelque chose qui ne peut pas nous surprendre, c’est le maintien dans les classes populaires de l’influence de Le Pen et l’ampleur accrue du discrédit de la gauche de gouvernement.

     Une classe devenue « objet »

    4.jpgLa sévère défaite de la gauche de gouvernement le 21 avril 2002 et le réveil d’une extrême gauche se réclamant du trotskisme ont, à l’inverse, fait resurgir une lecture archéo-marxiste du monde ouvrier, à la fois oublieuse de la réalité empirique et allergique à toute perspective sociologique attentive aux pratiques des individus. Contre la tentation que l’on voit poindre ici ou là de ressortir les mythes d’antan (la « figure ouvrière », l’ouvrier abstrait, idéalisé et héroïsé de la geste « ouvriériste » ou « gauchiste »), il s’agit de faire œuvre de lucidité collective, de sortir de l’ethnocentrisme dans lequel tombent sans le savoir la plupart des intellectuels dès qu’ils parlent des classes populaires.

    Pour aller à l’essentiel, il faut d’abord dire que le monde ouvrier, en même temps qu’il s’est transformé objectivement (chute des forteresses, réorganisation industrielle, vieillissement des actifs, montée du chômage, etc.), s’est progressivement trouvé privé des porte-parole, des mots, des « repères » qui lui avaient longtemps servi à se constituer en groupe. Les vieux mots apparaissent usés, les organisations auxquelles les ouvriers donnaient leur confiance se sont trouvées progressivement disqualifiées dans le champ politique. Le moral des militants en a été profondément altéré, le renouvellement des générations s’est opéré très difficilement dans les sections syndicales et dans les unions départementales. La vitalité du monde syndical, tant dans l’entreprise qu’au niveau local, qui constituait un capital collectif inestimable, s’est émoussée, la transmission d’une culture politique s’est interrompue. C’est ainsi que les ouvriers ont perdu leur élite : les ouvriers qualifiés qui formaient le fer de lance du groupe et l’ossature des sections syndicales d’entreprise. Beaucoup de militants vieillis sont partis à la retraite ou ont choisi d’aller chercher ailleurs une respectabilité (les anciens de la CFDT dans les associations, le travail social, l’enseignement ou même le consulting social, certains militants de la CGT ont pu aussi « se notabiliser »).

    Le plus frappant est que ce processus de « dépolitisation ouvrière » s’est fait sans brutalité et dans le plus grand silence. La représentation héroïque et messianique du monde ouvrier (l’image de Sartre haranguant le prolétariat de Billancourt, le temps où l’on disait « Le Parti », « La classe » pour désigner les ouvriers) s’est comme dissoute en l’espace de dix ans (1975-85) qui ont vu se succéder la (re)découverte du Goulag, l’irruption des nouveaux philosophes (qui continuent de sévir dans le champ intellectuel), la rupture de l’union de la gauche, le brutal tournant libéral de 1983. À partir de là, les ouvriers sont apparus progressivement « hors-jeu », simples témoins d’un passé appelé à disparaître.

    Cette période de « modernisation conservatrice » qui commence au milieu des années 1980 (qu’on se souvienne de l’émission télévisée Vive la crise en 1984) a fortement contribué au processus d’invisibilisation dans la société française du groupe ouvrier, privé de ses points d’appui dans l’espace public et de ses relais chez les intellectuels. Une méconnaissance profonde des conditions d’existence des classes populaires, voir un réel désintérêt se sont alors développés. À partir du moment où ont cédé les digues qui protégeaient les ouvriers du regard méprisant des élites, le processus de dévalorisation massive de la condition ouvrière et de tout ce qui est ouvrier a pu se donner libre cours. C’est aussi à partir de ce moment que sont apparus, chez de nombreux ouvriers, le sentiment qu’on les avait abandonnés et le soupçon que la gauche les prenait peu ou prou pour des « privilégiés » ou, en tout cas, pour des personnes qui n’étaient pas trop à plaindre : la gauche de gouvernement ne s’occupait plus d’eux, mais soit des « pauvres », des « exclus », des « Arabes », etc., soit des jeunes détenteurs de futures compétences (BTS, techniciens) qui ont achevé de les enterrer symboliquement (« Et nous, les OS ? » clamaient-ils dans les années 1980). Bref, les ouvriers stables n’ont plus été un sujet de préoccupation pour la gauche.

    Pour toutes ces raisons, on est fondé à dire que les ouvriers sont devenus plus ou moins une « classe objet », comme disait Pierre Bourdieu. Si on les compare aux ouvriers qui était « pris » et enveloppés dans la « classe », les ouvriers d’aujourd’hui ont cessé de se penser comme un groupe à part. Pour une large part, très sensibles au regard que la société porte sur eux, ils semblent appartenir désormais à un groupe poreux, sans frontières fortement délimitées. La montée du chômage de masse, l’arrêt de l’embauche dans les grandes usines, le vieillissement sur place, tout contribue à installer l’idée que les ouvriers n’ont plus d’avenir en tant que groupe. En schématisant, on peut dire qu’autrefois les ouvriers étaient respectés et faisaient peur, alors qu’aujourd’hui, ils ne sont guère respectés, ni défendus dans les usines et ont cessé de faire peur. Pire, on les prend en pitié. Le point d’aboutissement de ce processus de dévalorisation a pu déboucher sur des attitudes suicidaires du type de celle des ouvriers de Cellatex ou de Moulinex qui menaçaient de « tout faire sauter ». Par certains côtés, dans certaines constellations ouvrières, le vote Le Pen exprime aussi un formidable ressentiment.

    La spirale de la dévalorisation et de l’autovalorisation

    Aujourd’hui les ouvriers ont le sentiment d’être abandonnés : ils sont devenus des « petits », parfois prêts à des alliances contre les « gros », avec les artisans et commerçants, contre les « pourris », les « riches », mais aussi contre les « immigrés », les « Arabes », les « pauvres ». À l’égard de ces derniers, ils ont une relation très ambivalente parce que ce sont les groupes sociaux dont il faut à tout prix se démarquer, pour préserver sa dignité. En même temps, ils représentent un avenir possible : celui d’ouvriers déchus, dépossédés de leurs droits et bafoués dans leur estime d’eux-mêmes.

    Qu’est-ce qui a contribué à cette dévalorisation ? D’abord, le chômage car, comme a su le dire Henri Krasucki (dans le film de Gilles Balbastre, Le chômage a une histoire) : « Il n’y a pas de moyen de coercition plus violent des employeurs ou du gouvernement que le chômage. Aucune répression physique, aucune troupe qui matraque, lance des grenades, rien n’est aussi puissant comme moyen contre la volonté d’affirmer une dignité, la volonté d’être considéré comme un être humain. C’est ça la réalité des choses ». Mais aussi le fort vieillissement des ouvriers dans les usines, la manière dont le renouvellement des générations s’est opéré, la façon dont les patrons ont refusé la formation continue des ouvriers (à la différence de l’Allemagne), la disqualification de plus en plus forte du PCF et de la CGT (c’est même un miracle que la CGT ait réussi à « tenir » au moment où s’est effondré le PCF).

    Les transformations de l’école ont contribué à cette dévalorisation. Les filières professionnelles sont devenues en quelques années synonymes d’échec. De même que l’étude du célibat chez les paysans béarnais à la fin des années 1950 constituait un indicateur très sûr de la dévalorisation du monde paysan, de même, à Sochaux comme dans les vieilles régions industrielles, la fuite des filières de l’enseignement professionnel autrefois valorisées (comme les CAP qui préparaient au métiers d’ouvriers qualifiés) a révélé l’étendue de la dévalorisation de la condition ouvrière. Tendanciellement, les élèves des lycées professionnels sont devenus des enfants d’immigrés : il s’est joué ici quelque chose d’essentiel dans la représentation du monde ouvrier. Une anecdote en dit long sur cette dévalorisation du monde ouvrier dans les instances du pouvoir : au ministère de l’Éducation nationale, la rumeur a commencé à circuler qu’il ne fallait plus écrire ou prononcer le mot « ouvrier » dans les projets de revalorisation du lycée professionnel et que le seul mot permis était celui d’« opérateur ».

    La fracture intergénérationnelle est au centre de la dévalorisation symbolique de la « classe ouvrière ». Le rajeunissement du groupe ouvrier ne s’est opéré que très tardivement et principalement à travers l’intérim, la précarité, dans des conditions qui empêchaient la transmission et l’articulation des expériences. Une fraction croissante des enfants d’ouvriers sont les enfants d’immigrés qui rejettent violemment tout ou partie de l’héritage ouvrier traditionnel (pour qu’ils l’acceptent, il faut des circonstances exceptionnelles comme dans la lutte des jeunes du Mac Do menées par des jeunes diplômés du « 93 »). Le sentiment de ne plus faire partie du même monde s’approfondit, chez les vieux comme chez les jeunes.

    La question des immigrés joue là un rôle déterminant : celui de bouc émissaire qui leur est dévolu depuis vingt ans. Un mécanisme social d’une redoutable efficacité s’est alors mis en place : la croissance d’une « armée industrielle de réserve », la mise en concurrence entre « nationaux » qui décrochent et « immigrés » dont les ouvriers ont l’impression qu’ils ne cessent d’arriver plus nombreux en France (des classes de primo arrivants dans les écoles primaires, les regroupements familiaux, etc.). On ne mesure guère, chez les défenseurs d’une immigration « libre », à quel point la majorité des classes populaires été traumatisée par ces vingt ans d’attaques et de combats pour la survie qui les ont éloignées de tout progressisme en la matière.

    Conclusion

    Le vote FN dans les classes populaires doit être analysé comme un symptôme de la spirale de dévalorisation et d’autodévalorisation qui s’est emparée de (feu) la classe ouvrière, celle qui auparavant organisait et fédérait autour d’elle les autres fractions des classes populaires. Le choc du premier tour de l’élection présidentielle de 2002 invite à la réflexion et à faire retour sur les vingt années précédentes qui ont préparé le terrain à cette déroute et à cette humiliation collective du « peuple de gauche ». En fait, au cours de cette période, l’écrasement progressif des classes populaires n’a été troublé que par quelques moments de colère : les sidérurgistes de Longwy de 1979 et 1984, les ouvriers de Peugeot de 1989, les cheminots de 1995. Alors qu’à la fin des années 1960 la révolution apparaissait comme un spectre menaçant, trente ans plus tard, le tableau social s’est inversé : la constitution d’une armée de réserve d’intérimaires et de CDD, l’instauration d’une précarité institutionnelle, l’atonie des syndicats ouvriers, le démantèlement progressif de l’État social, la défaite ouvrière et la fragmentation des classes populaires en même temps que la cohésion renforcée et l’enrichissement d’une classe dirigeante de plus en plus sûre d’elle-même. C’est ainsi qu’on constate que la peur sociale a changé de camp durant cette période. En fait, on a méconnu la façon dont les effets de « la crise » se sont fait sentir sur les « perdants », la façon dont la société salariale s’est décomposée et divisée. Les valeurs de gauche – comme l’égalité ou la fraternité – ne sont plus prises en charge, mais sont au contraire disqualifiées, voire tournées en ridicule. D’où l’importance de revenir aujourd’hui sur ce qui s’est passé après « le tournant de la rigueur » pris par la gauche au pouvoir. En même temps que la montée inexorable du chômage, la réhabilitation de l’entreprise (Tapie, Montand, Minc, etc.) en dit long sur l’intense travail idéologique qui a ét

  • «Aujourd'hui, faire aimer la France ne fait pas partie des missions d'un enseignant», par Martin Bernier.

    «Je crois à la possibilité, pour des enseignants motivés, aimant eux-mêmes la France, de transmettre cet amour à leurs élèves» AFP

    Dans son dernier livre, Jean-François Chemain déplore que la France soit trop souvent délaissée dans les discours républicains. Fort de son expérience d'enseignant en ZEP, il plaide pour un enseignement de l'histoire qui fasse aimer la France à ses enfants.

    13.jpgVotre livre débute avec le constat qu'il faut faire aimer la France à ses enfants, parler à leur cœur plutôt qu'à leur intelligence. En tant que professeur en collège, avez-vous le sentiment d'être parvenu à transmettre cet amour de la France à vos élèves?

    Jean-François CHEMAIN. - Effectivement, les élèves que j'ai eus en ZEP sont avant tout des affectifs, qui veulent aimer, qu'on les aime, et qu'on leur donne à aimer. C'est une équation très simple et très efficace, que j'ai personnellement expérimentée pendant une dizaine d'années. Avec des résultats très concrets, comme une classe qui se met spontanément debout pour chanter la Marseillaise à l'entrée du principal du collège, ou des élèves qui se mettent à danser en criant «vive la France» quand une de leurs camarades annonce qu'elle vient d'obtenir la nationalité. Mais faire aimer la France à ces jeunes est une gageure, puisqu’ils sont naturellement gorgés de discours de haine de notre pays, qu'ils proviennent de leur pays d'origine, de leur religion, de leur quartier, de leurs chanteurs préférés… À quoi s'ajoute le discours de repentance de plus en plus véhiculé par l'Éducation nationale elle-même. La France aurait tant à se faire pardonner – la colonisation, l'esclavage, la Shoah, son «racisme» actuel – que l'on ne touchera jamais le fond de ce tonneau des Danaïdes. Faire aimer la France ne fait absolument pas partie des missions d'un enseignant, au contraire c'est une prétention très mal vue par les instances qui veillent sur les programmes, très soucieuses d'un possible retour au «roman national». Le «roman de la gauche», par contre, fait fureur ! Donc oui, j'ai eu le sentiment de pouvoir, à mon petit niveau, faire un peu avancer l'amour de mes élèves pour la France, mais en franc-tireur, sous le manteau, et sans pouvoir préjuger de la pérennité du résultat.

    Vous citez Péguy dans votre livre. S'il est connu pour sa description des hussards noirs de la République, il faisait aussi le constat d'une déliquescence de l'école républicaine dès la fin du XIXe siècle. Au contraire, votre propos semble teinté d'optimisme. Vous avez encore espoir en l'école?

    Non, je ne crois pas que l'école, telle qu'elle est aujourd'hui, puisse régler des problèmes auxquels elle contribue largement. «Dieu se rit de ceux qui déplorent les effets dont ils chérissent les causes» disait Bossuet ! Le niveau des élèves français s'effondre d'un classement PISA à l'autre, mais les idéologues qui tiennent l'Éducation nationale n'en ont cure, tout à leur souci de nivellement égalitaire. Résultat, c'est un constat récurrent et général – mais que fait-on pour y remédier? – les élèves, dans leur grande majorité, ne maîtrisent plus la grammaire et le calcul, ce qui les rend inaptes à raisonner… peut-être est-ce ce que l'on veut, au moins inconsciemment, tant cette inaptitude permet de faire passer n'importe quelle ineptie, de susciter n'importe quels réflexes pavloviens. Je suis frappé, enseignant aujourd'hui dans des écoles post-bac, de l'homogénéité d'une grande partie de la jeunesse tant quant aux sujets qui lui semblent importants que quant à ce qu'il faut en penser. Pour ce qui est de faire aimer la France, je suis seulement optimiste de constater que la disposition existe chez les jeunes, mais il faudrait qu'il y ait en face quelque chose qui y réponde. Je crois donc à la possibilité, pour des enseignants motivés, aimant eux-mêmes la France, de transmettre cet amour à leurs élèves, quels qu'ils soient. Et là c'est un appel aux vocations !

     

    Le but avoué de l'instruction publique était, selon les mots mêmes de son promoteur Ferdinand Buisson, de mettre en œuvre la morale évangélique mais sans Dieu, et sans l'Église. Ce qui est la véritable définition de la laïcité.

    Jean-François Chemain

     

    Si vous semblez attaché à l'école, vous êtes plus sévère à l'égard de la République qui selon vous prend trop de place dans les discours officiels au détriment de la France. Vous pensez vraiment que la République a supplanté la France dans l'enseignement de l'histoire à l'école? Opposer les deux a-t-il un sens?

    Je le pense vraiment. La France est une terre, un peuple, une histoire, une civilisation multicentenaires. La République c'est l'État, et un certain mode de gouvernement depuis cent cinquante ans. Ce sont deux notions aussi différentes que le cheval et le cavalier. Et pour filer la métaphore, je dirais que la République n'est pas très tendre avec sa monture, qu'elle a tendance, depuis l'origine, à vouloir dresser à la cravache. Ça commence par une Terreur, dont on ferait mémoire ad nauseam si quelqu'un d'autre l'avait commise, mais qu'on escamote pudiquement, quand on ne lui trouve pas des excuses… Et ça se poursuit par un lancinant travail d'éducation/rééducation… Pour faire simple, le discours sous-jacent est celui-ci: la France a commis bien des péchés au cours de sa longue histoire. Elle y a été entraînée par l'Église catholique qui avait trop de pouvoirs. Heureusement, les Lumières sont arrivées, permettant l'avènement de la République qui, elle, a enfin tiré la France vers le haut. Donc tout ce qu'il y a eu de bien par la suite, on peut le mettre sur le compte de la République, et des républicains. Et tout le mal est advenu du fait de ceux qui, manipulés par l'Église et les nostalgiques de la France d'Ancien Régime, refusaient la République. Le combat n'est jamais terminé.

    L'esclavage? C'est Louis XIV et le Code Noir, tandis que la Seconde République l'abolissait définitivement – après que Napoléon l'a restauré: présentés ainsi, les faits sont simples et sans appel. La participation à la Shoah? C'est Pétain et le régime de Vichy, qui avaient supprimé la République. Là aussi c'est simple et sans appel. La Résistance? Les républicains ! La collaboration? Les adversaires de la République… L'affaire Dreyfus? D'un côté les gentils dreyfusards, de gauche et anticléricaux, les «républicains», en somme, de l'autre les méchants cathos patriotes. Pour la colonisation, c'est maintenant plus délicat, avec Ferry et son discours sur le devoir des «races supérieures» de dominer les «races inférieures», et son successeur Paul Bert qui a dit encore pire, mais on ne s'étale pas trop là-dessus. Le Président Macron a récemment reconnu le rôle de «la France» au Rwanda, alors que je ne crois pas que beaucoup de Français savent même où se trouve ce pays, et que si du mal a été fait c'est sur les instructions des dirigeants de la République. Donc la République est, en permanence, le procureur de la France et des Français, appelant à l'expiation et, pour ce qui la concerne, elle, en conserve toujours les mains propres.

    Vous reprochez à la République laïque son ambiguïté vis-à-vis du sacré. Vous pensez qu'elle ignore trop son propre héritage — chrétien et gallican — en prétendant s'ériger en nouvelle mystique?

    La République n'est pas, contrairement à ce qu'on croit, neutre religieusement. Elle est même le résultat de l'absorption de l'Église catholique – au moins de ses missions éducatrices et moralisatrices – par l'État absolutiste. La Révolution ne constitue en rien une rupture par rapport à l'Ancien Régime, mais bien l'accélération, la finalisation d'un processus commencé depuis Philippe le Bel. Il a d'abord pris la forme du gallicanisme, soumission de l'Église à l'État au temporel, puis celle de l'absolutisme, affirmation que le souverain tient sa sacralité de Dieu lui-même et non plus de l'Église, ce qui affaiblit les prétentions de cette dernière, enfin celle du despotisme éclairé, idée qu'il appartient à l'État de rationaliser l'Église dans l'esprit des Lumières, ce qui a été fait pendant les trois premières années de la Révolution, expérience de monarchie constitutionnelle. La République a donc achevé cela, d'abord par le Concordat de 1801, qui a nationalisé, fonctionnarisé l'Église, ensuite par les lois de la IIIe République. Celle-ci a rendu sa liberté à l'Église, en 1905, mais après en avoir repris la fonction moralisatrice et éducatrice, avec la création d'une «instruction publique», devenue «éducation nationale», dont le but avoué était, selon les mots mêmes de son promoteur Ferdinand Buisson, de mettre en œuvre la morale évangélique mais sans Dieu, et sans l'Église. Ce qui est la véritable définition de la laïcité.

    Aujourd'hui le processus s'accélère, avec l'affaiblissement des fonctions régaliennes de l'État, conséquence de l'Union européenne, et celui de ses missions de producteur de biens et services, et de «providence», faute de moyens financiers. Il ne lui reste plus qu'à nous rendre plus vertueux, ce qui constitue désormais son obsession. C'est la mission que s'est donnée un véritable «clergé» républicain, constitué, comme sous l'Ancien Régime, d'intellectuels à statut protecteur, forts de leur magistère intellectuel et moral, et payés avec les impôts du peuple pour lui faire en permanence la leçon: universitaires, «chercheurs» en sociologie, journalistes et artistes subventionnés, juges…

     

    Il faut en revenir à plus de modestie, de réalisme, de vérité aussi, en sortant de la révérence idolâtre à des idées abstraites, qu'on a cherché à imposer par les moyens les plus coercitifs, pour en revenir au simple amour de la France.

    Jean-François Chemain

     

    Vous dites que le dialogue est plus facile à établir entre croyants — chrétiens et musulmans dans le cadre de vos interactions avec vos élèves — qu'entre croyants et athées. Mais que faire face à ce constat? La France ne doit-elle pas protéger justement la liberté de ses citoyens de ne pas croire?

    Ayant enseigné en milieu presque exclusivement musulman, j'ai pu constater que mes élèves étaient très intéressés par les discussions d'ordre religieux, et que beaucoup s'y montraient plus ouverts qu'on aurait pu l'imaginer. Mais cela ne veut bien sûr pas dire qu'il faudrait obliger quiconque à croire, ou même à faire semblant ! Je note au passage que les reproches qui sont faits à l'Église quant à l'obligation de pratiquer, sous l'Ancien Régime, au moins aux grandes fêtes, ou à l'esprit dévot qui régnait au sommet du pouvoir au Grand Siècle, sont bien autant à mettre au compte de l'État, tant il est vrai que, comme l'écrivait la Bruyère, «un dévot est quelqu'un qui serait athée sous un roi athée». Et on en a aujourd'hui, des dévots de la laïcité ! Au contraire, l'Église a toujours su que la foi est une question personnelle, un effet de la «grâce», et qu'on ne saurait l'obtenir par décision d'État.

    Vous diriez qu'au fond l' «évangile républicain» est trop abstrait pour susciter un sentiment d'appartenance? Il façonne des constructions intellectuelles trop éloignées de toute réalité tangible pour être aimées?

    On cite régulièrement la devise «liberté, égalité, fraternité» comme un mantra, supposé galvaniser l'énergie du croyant, produire un effet magique, susciter l'intervention de quelque force surnaturelle. Mon expérience est que ces mots, dans les classes, ne suscitent que scepticisme et frustration. Ils sont trop abstraits, et constituent un objectif impossible à atteindre. Qu'est-ce en effet que la «liberté»? Je mets quiconque au défi de donner une définition claire et opératoire de la liberté républicaine, surtout à l'heure où, comme le notait Philippe Muray, il est devenu impossible, au nom de l'avènement de L'Empire du Bien, de «ne pas tout interdire, absolument». Qu'a-t-on désormais le droit de faire, de dire, et même de penser? Les jeunes musulmans ne voient dans ce mot qu'une imposture, alors qu'on demande aux filles d'enlever leur voile à l'école.

    Idem pour l'égalité… Les Français ne sont déjà même pas d'accord sur son contenu: égalité des chances? Égalité matérielle? Les jeunes issus de l'immigration trouvent anormal d'être, pour beaucoup, au bas de l'échelle sociale, et considèrent les Français «de souche» comme des privilégiés, sans voir qu'il a fallu à ces derniers des générations de labeur et de sacrifice pour sortir de la misère… Le malentendu est total !

    Quant à la fraternité, les «noirs», les musulmans, s'appellent «frères» entre eux, les féministes «sœurs»… La fraternité n'existe plus que dans les «communautés» ennemies d'une nation éclatée… Mais qui se sent «frère» d'un autre français de qui il ne partage ni la race, ni la religion, ni le genre, ni les préférences sexuelles? Quant à la laïcité, elle sera inopérante tant qu'elle ne reconnaîtra qu'elle n'est qu'un catholicisme sécularisé. Il faut en revenir à plus de modestie, de réalisme, de vérité aussi, en sortant de la révérence idolâtre à des idées abstraites, qu'on a cherché à imposer par les moyens les plus coercitifs, pour en revenir au simple amour de la France, de son Histoire, de son patrimoine, de sa culture, de sa langue… et de son peuple.

     

    Agrégé et docteur en histoire, Jean-François Chemain a été professeur en ZEP pendant une dizaine d'années. Il enseigne aujourd'hui dans le supérieur et a récemment publié Non, la France ce n'est pas seulement la République (Artège, 2021).

    Source : https://www.lefigaro.fr/vox/

  • Du ralliement à la République, au ralliement au monde, par Hilaire de Crémiers.

    De Léon XIII à François, le cœur du problème est là, jamais abordé.

    Le pape Léon XIII en février 1892 décida, en publiant l’encyclique Au milieu des sollicitudes écrite en français et pour les Français, d’exhorter les catholiques de France à abandonner des querelles politiques jugées périmées, vaines et par nature diviseuses sur la question du régime et sur la forme du gouvernement.

    hilaire de crémiers.jpgSelon le texte pontifical longuement mûri et habilement préparé depuis des années, notamment par le fameux toast d’Alger du cardinal Lavigerie, il fallait privilégier l’union de tous sans esprit de retour pour favoriser l’émergence d’une force politique qui s’installerait résolument dans le cadre des institutions existantes de la République que l’Église ne saurait doctrinalement condamner puisqu’elles constituaient l’ordre établi. Cette union souhaitée et attendue porterait le projet social de la paix civique, de la réconciliation nationale, de la concorde des cœurs grâce à un programme législatif ordonné au bien commun, non plus conçu dans une ambiance de guerre civile et de lutte anticléricale. Tel était le sens général de l’encyclique qui devait être reçu comme une consigne pour ainsi dire obligatoire.

    Cette façon nouvelle d’envisager la politique s’appuierait en conséquence sur la large majorité des croyants et des honnêtes gens. Elle ne pourrait que l’emporter. Quant aux partis républicains, ils perdraient par le fait même leur raison de refuser à l’Église de donner ses conseils et aux catholiques de parvenir aux affaires.

    Le calcul, en effet, était simple. La France de l’époque, essentiellement rurale et provinciale, était catholique à plus de 95 % : baptême, communion, mariage, enterrement. L’anticléricalisme agressif et obsessionnel était minoritaire, même s’il s’était répandu, lors de la Commune particulièrement, dans les couches populaires livrées à elles-mêmes ; il se concentrait en des cercles politiques restreints dont le but était en réalité la conquête du pouvoir. Conquête de tout le pouvoir et de tous les pouvoirs encore nombreux et diversifiés dans les provinces, par l’élimination systématique des adversaires cléricaux, monarchistes, conservateurs, catholiques sociaux, ou modérés en manque d’objectifs et de chefs.

    Il suffisait donc de se placer sur le même terrain et l’affaire, en quelque sorte, était mathématiquement gagnée. La France était une République parlementaire. L’évolution des institutions après 1875 et 1877 permettait d’envisager, a contrario de ce qui se passait, un choix démocratique favorable à un programme commun de bon sens que la seule évidence du bien imposerait dans les consciences des citoyens et, en conséquence, dans les résultats des votations. L’enchaînement des « donc » donnait au raisonnement de ceux qui prenaient parti pour un tel ralliement, l’allure d’une logique inaltérable.

    Les deux chambres dans un tel cas de figure majoritairement composées d’honnêtes gens puisqu’élus eux-mêmes par des honnêtes gens, ne produiraient que des « bonnes » lois ; et les gouvernements issus de telles majorités parlementaires veilleraient à imprimer une « bonne » direction à la politique. La France était encore sous le concordat de 1801. Elle reprendrait sa politique traditionnelle d’entente avec le Saint-Siège et de soutien de la papauté, illustrée encore sous la IIe République et même sous Napoléon III, quoique de façon beaucoup plus contradictoire et aléatoire en raison des principes qui déterminaient la politique extérieure de l’Empereur.

    Léon XIII caressait même l’idée, comme l’a montré le professeur Roberto de Mattei dans son étude Le ralliement de Léon XIII, L’échec d’un projet pastoral (Les éditions du Cerf, 2016), de recouvrer les états pontificaux – au moins en partie – et d’assurer ainsi son pouvoir temporel auquel il ne renonçait pas. Dans une Europe dont la quasi-totalité des États était monarchiques – et presque tous, sinon tous, sous influence maçonnique –, Léon XIII imaginait une République française chrétienne qui serait la fille chérie du Saint-Siège dans la suite historique et mystique d’une France fille aînée de l’Église. En raison du renouveau catholique du XIXe siècle, la France était alors la grande pourvoyeuse de missionnaires à travers le monde. Elle rayonnait.

    Une manœuvre désastreuse

    D’origine libérale incontestable, mais expert en sciences ecclésiastiques et théologiques, restaurateur d’un thomisme universitaire de bon aloi en promouvant l’Aquinate au rang de docteur commun de l’Église, pape d’une doctrine parfaitement exacte tant de foi que de morale – que dirait-il aujourd’hui ? –, de plus homme de culture et latiniste distingué, écrivant lui-même ses encycliques d’un style précis et recherché à la Sénèque, il pensait – à l’inverse de son prédécesseur Pie IX, le pape du Syllabus – que l’Église n’avait rien à perdre à s’ouvrir aux temps modernes, y compris dans sa réflexion sur les institutions à propos desquelles il avait longuement disserté, tant sur la question sociale que sur les questions relatives à l’autorité, à la liberté et, d’une manière générale, au pouvoir. Il assumait cette puissante synthèse avec jubilation – cela se sent dans ses écrits et ses bons mots ; il était un homme d’esprit. Tout en poursuivant sa politique, il dénonçait la maçonnerie, prônait le rosaire et le culte du Sacré-Cœur.

    Il s’entourait d’hommes à sa dévotion. Son secrétaire d’État, le cardinal Rampolla, était dans sa mouvance et mettait son habileté diplomatique au service de son idée politique. De même Léon XIII écartait tout ce qui pouvait faire obstacle à sa conception. Le cardinal Pitra, bénédictin français renommé pour sa science et son érudition, avant même le ralliement de 1892, pour avoir émis des doutes sur la politique pontificale, subira la vindicte papale et devra se démettre de son chapeau. L’infaillibilité pontificale définie solennellement par Pie IX pour garantir le magistère spirituel du pontife romain, sortait des limites précises du dogme, tant dans la forme qui requérait un enseignement ex-cathedra, que dans le fond qui ne pouvait concerner que la foi et les mœurs.

    Un zèle imprudent doublé d’une passion politique inavouée fit de l’obéissance aux consignes pontificales une affaire de foi et de morale, ce que bien évidemment elles n’étaient pas. La religion était mise au service d’une politique, dans un confusionnisme qui n’était pas sans rappeler certains élans révolutionnaires de 1848 et les élucubrations prophétiques d’un Félicité de Lamennais. Alors apparurent les abbés démocrates qui, au nom de l’évangile, se mirent à vaticiner sur l’avenir d’une nouvelle société dont la perfection démocratique serait l’achèvement de la révélation chrétienne. Le salut était inversé.

    L’histoire pourrait être poursuivie, instructive plus qu’aucune autre. En bref, cette politique fut un échec total. Le catholicisme fut divisé plus que jamais. Les « ralliés » furent obligés d’entrer dans le jeu incessant des concessions républicaines. La coalition des honnêtes gens ne se forma jamais. Les élections furent toutes perdues dans leur ensemble. Les radicaux s’emparèrent peu à peu de la totalité de la République. L’Église fut persécutée, les congrégations chassées, l’enseignement fut pris en main par l’État républicain, les lois furent votées toujours dans le même esprit de destruction systématique des traditions nationales et chrétiennes. La démocratie chrétienne avait fonctionné en faveur de la démocratie – ou de ce qu’on mettait sous ce nom –, et non de l’œuvre divine de Jésus-Christ. En 1905, la rupture du concordat par la loi de Séparation, doublée de toutes les humiliations légales qui l’accompagnèrent, dont celle des Inventaires, fut l’aboutissement concret de cette politique. Le rêve de Léon XIII d’une république chrétienne à sa dévotion s’achevait dans une laïcisation générale de la société. Laïcité républicaine à laquelle l’Église de France après un siècle de combats et d’hésitations a fini par se rallier logiquement, en l’élevant au rang de principe cardinal de sa doctrine existentielle. La cause première et finale de son existence n’étant plus le Verbe incarné à qui appartient toute souveraineté, selon la parole de l’Apôtre, elle se contente d’être une concession de l’État républicain qui la tolère dans les limites de la vie privée. Et à la condition qu’elle soit sage et républicaine. Le président Macron aux Bernardins, il y a deux ans, a rappelé fermement cette doctrine à l’énoncé de laquelle les évêques de France n’ont pu qu’opiner.

    Une erreur magistrale

    Il y a une logique dans cette histoire dont Léon XIII se croyait affranchi par la supériorité de son esprit et de sa vision. La République n’était pas une simple forme de gouvernement. Elle s’érigeait elle-même depuis l’origine en Absolu, comme en font foi les discours des conventionnels. Il n’y a pas de place pour deux Absolus. En ralliant la République, l’Église institutionnelle ralliait une religion, et cette religion est par constitution exclusive : elle ne connaît que sa propre règle qu’elle décrète, de plus, universelle. Le compromis ne suffit pas, la soumission est exigée. Faut-il rappeler les paroles d’un Clemenceau ou d’un Viviani ? Aujourd’hui, ce qui pourrait s’appeler l’islam républicain – car au fond qu’est-ce d’autre que ce corpus doctrinal pseudo-révélé par les Grands Ancêtres ? – a réussi à réduire le catholicisme à la portion congrue de la dhimmitude, et il s’en flatte. Cependant il aura fort à faire dans les années qui viennent avec le Coran des islamistes ; il vient ainsi dans l’histoire des heures de vérité qui font éclater tous les sophismes. Coran républicain contre Coran islamiste, qui va gagner ?

    Lorsque Léon XIII meurt en 1903, la crise si manifeste en France s’est étendue au monde entier. L’Église est ravagée par deux idées qui tentent de la dominer : le ralliement au siècle oblige à repenser la religion dans son ensemble selon les critères de la modernité, philosophiques et scientifiques, en fait rationalistes, c’est ce qu’on appelle « le modernisme » ; le même ralliement pousse l’Église à épouser les forces sociales et politiques en gestation dans le monde pour animer de son esprit l’avènement d’une humanité nouvelle, c’est ce qu’on appelle « le progressisme ». L’Église du XXIe siècle n’a pas résolu la crise doctrinale et pastorale ouverte au début du XXe siècle par cette double tentation, plus prégnante de nos jours que jamais.

    Pie X, avec la fermeté de sa foi, dénonça ce péril mortel. Il fulmina avec toute l’autorité du Magistère contre l’une et l’autre hérésie, la première dans son encyclique Pascendi en 1907, la seconde dans la lettre pontificale Notre charge apostolique, écrite en français, en 1910, qui condamnait ceux qui osaient « faire entre l’évangile et la Révolution des rapprochements blasphématoires. » La foi – et donc la charité – l’emportait sur les stratégies politiques !

    Avec Pie XI, après la Grande Guerre, la même ambiguïté que sous Léon XIII régna au Vatican. Le pape publiait encyclique sur encyclique où il exposait longuement la doctrine de l’Église, y compris sur la royauté du Christ, et, en même temps, il traitait avec les puissances séculières, avec la République française dès 1922, avec le Mexique persécuteur des Cristeros, avec Mussolini, avec Hitler, en sous-main avec l’Union soviétique ; il aurait dit qu’il était prêt à traiter avec le diable… évidemment pour le bien de l’Église !

    En France où il prétendait reprendre la main en politique avec son Action catholique, il fut amené à condamner l’Action française, le journal et le mouvement de ce nom, au motif que le chef et le maître en était Charles Maurras qui n’avait pas la foi. Cette affaire politique constitue paradoxalement un chapitre essentiel de l’histoire contemporaine. Curieux, n’est-ce pas ? Comme l’a démontré définitivement Philippe Prévost dans son étude sur La condamnation de l’Action française, cette décision qui cassait le mouvement royaliste en plein essor, n’était que d’ordre politique. Les conséquences en furent incalculables comme celles du ralliement ; ce fut en fait un second ralliement où l’autorité pontificale, invoquée à tort et à travers et parée des vertus de l’infaillibilité qu’elle ne saurait revêtir en un tel domaine, servait de prétexte pour justifier une politique, pratiquement celle qui mena une décennie plus tard à la Deuxième Guerre mondiale et, pour la France, au désastre de 1940. Le plus grossier des sophismes consistait à accuser l’Action française de se servir de la religion pour renforcer sa politique, au moment précis où, en fait, sa condamnation religieuse entrait à l’évidence dans une stratégie politique. Le voleur crie au vol. L’honneur de Maurras fut, en revendiquant l’autonomie de la politique, de sauver ainsi l’indépendance de la religion. Un jour, ce sera dit et démontré !

    Alors, comme précédemment, le modernisme et le progressisme refleurirent de plus belle, entraînant des changements radicaux dans le clergé, avec sanction à l’appui. Le cardinal Billot, le théologien de Pie X, dut remettre son chapeau de cardinal. « Hora et potestas tenebrarum », murmura-t-il en sortant de l’audience pontificale.

    Pie XII releva la condamnation de l’Action française dès son élection en 1939. Il essaya de reprendre la tradition de Pie X qu’il éleva sur les autels. Mais le ver était dans le fruit.

    Lorsque le concile Vatican II fut convoqué en 1962 par Jean XXIII, la question se posa immédiatement de savoir s’il s’agissait d’un concile doctrinal dans la suite de Vatican I centré sur la foi de l’Église face aux erreurs modernes, marxisme et libéralisme entre autres, ou d’un concile pastoral d’ouverture au monde. Et immédiatement la réponse préparée d’avance par un groupe de connivence fut la révolution pastorale. « C’est notre révolution d’octobre », disait le dominicain Congar, expert au Concile.

    Le combat de la foi

    Quoiqu’on pense par ailleurs des textes du concile dont les formulations verbeuses et indéfiniment redondantes ne relèvent en rien, absolument rien, des formules dogmatiques, toujours précises et brèves, qui concluaient les conciles que l’Église a retenus – pas tous ! – pour l’explicitation de sa foi et qui définissent à la lumière de la Tradition et de l’écriture, la vérité révélée, sachant que c’est Dieu qui révèle et qui est l’objet même de la révélation, et non le monde, il apparaît de toute façon abusif d’en faire le fondement de la doctrine ecclésiale. Et, pire encore, de prétendre l’établir comme une révélation « nouvelle » qui fonderait une « nouvelle » Église chargée d’annoncer cette « nouvelle » foi. Il est des phrases conciliaires qui font frémir par leur impudence. Toujours la même ambiguïté. Ce qu’on appelle l’esprit du concile fit le reste. 60 ans après les résultats sont là. Un désastre sans précédent. Le ralliement à la République est devenu un ralliement au monde dans le même esprit de stratégie politique : se faire accepter ! Il ne s’agit pas de juger des hommes qui peuvent être admirables de dévouement ; il n’est question que de doctrine dont la perversité se traduit dans la dégradation de la foi et de la morale. On sait à quel point aujourd’hui le problème de l’Église est là et nulle part ailleurs.

    Deux papes, Jean-Paul II et Benoît XVI – mais déjà avant eux Paul VI dans la deuxième partie de son pontificat –, ont essayé de réinscrire l’après-concile dans la continuité de la tradition magistérielle. « L’herméneutique de la continuité », disait Benoît XVI dont l’intelligence lumineuse avait esquissé tant pour l’Église que pour les peuples un chemin de foi véritable. Il ne fut pas suivi. Un Vatican trop pourri, une lâcheté trop générale. Tout ce que l’on sait ne peut que soulever un immense dégoût.

    Et voilà que F

  • Islam et féminisme (2/3), par Annie Laurent

     

    Annie_Laurent.jpgLe jeudi 16 juin dernier, nous donnions ici-même le premier texte de cette série de trois que consacre Annie Laurent au thème Islam et féminisme. Vous pouvez le retrouver ici :

    Islam et féminisme (1/3), par Annie Laurent

    Voici, aujourd'hui le deuxième texte de la série, que viendra conclure celui que vous pourrez lire demain...

    François Davin, Blogmestre

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    Nayla Tabbara, Zeina El-Tibi et Asma Lamrabet constatent la stagnation et le déclin de la condition féminine en Islam, mais elles refusent d’en imputer la responsabilité aux textes fondamentaux de cette religion.

     

    HOMME ET FEMME : MÊMES DROITS, MÊMES DEVOIRS ?

    N. Tabbara : « Si l’on prend la peine de revenir aux sources de l’islam, on constate que le Coran s’adresse aussi aux femmes à une époque et dans un contexte où elles avaient rarement une voix » (L’islam pensé par une femme, Bayard, 2018, p. 88). L’auteur cite un verset coranique où Dieu parle « aux croyants et aux croyantes » en énumérant les pratiques vertueuses qui vaudront à chacun « un pardon et une récompense sans limites » (33, 35). Sur ce plan, il y a effectivement égalité entre hommes et femmes, les uns et les autres étant appelés à « gagner » le paradis (cf. aussi Coran 4, 124 ; 9, 72 ; 16, 97).

    Cependant, souligne l’islamologue libanais Ghassan Ascha, la description coranique du paradis réserve les jouissances sexuelles aux seuls hommes qui y disposeront de « houris ». Il cite plusieurs versets explicites sur ce thème (78, 31-33 ; 40, 54-58 et 70-74 ; 56, 10-22 et 35-38 ; 52, 19-20 ; 37, 48-49 ; 44, 51-55 ; 38, 49-53 ; 2, 25 ; 3, 15 et 4, 57). Mais rien n’est prévu dans ce domaine pour les femmes qui accèderont au paradis. Cet auteur mentionne aussi un hadîth attribué à Mahomet, selon lequel « l’enfer est surtout peuplé de femmes » (Du statut inférieur de la femme en Islam, L’Harmattan, 1987, p. 31-33).

    Qui sont les houris ? « Au sein de l’exégèse classique, on trouve une pléthore de représentations fantasmagoriques des hûr décrites comme des femmes belles, chastes et jeunes, dont la seule fonction est l’accouplement continuel avec des hommes venus au paradis dans le seul but d’avoir des relations sexuelles éternelles » (A. Lamrabet, Islam et femmes. Les questions qui fâchent, Gallimard, 2017, p. 125-129).

    Peut-on dès lors approuver Z. El-Tibi lorsqu’elle écrit : « Aucune religion ne s’est préoccupée de la femme et ne lui a donné autant d’importance que l’Islam » (La condition de la femme musulmane, Cerf, 2021,p. 46) ? Ou encore : « Le Coran fait l’éloge de nombreuses personnalités féminines » (ibid., p. 51) ? Comment comprendre alors la marginalisation des femmes dans le texte sacré de l’islam ? A l’exception notable et mystérieuse de Marie dont une sourate, la XIXème, s’intitule Mariam, toutes les femmes dont il y est question sont anonymes. Par exemple : l’épouse du pharaon (66, 11), la reine de Saba (27, 32), dont les noms, Assia et Bilqîs, ne sont indiqués que par des historiens.

    Z. El-Tibi : « Pour l’Islam, les droits et les devoirs sont les mêmes pour les hommes et pour les femmes, et toute la question est de savoir comment ces prescriptions sont respectées dans la pratique » (ibid., p. 21).

    Elle appuie son affirmation sur deux intellectuels musulmans contemporains :

    • Qassim Amîn, juriste égyptien du XIXème siècle, pour lequel « la charia a été la première loi à donner l’égalité à l’homme et à la femme », cet auteur affirmantque « la corruption [est venue de l’extérieur], avec des pratiques tirées des usages coutumiers » (ibid., p. 41).
    • Mustapha Cherif, universitaire algérien, pour qui « l’essentiel des dérives relatives à la condition de la femme a des causes sociologiques et non point religieuses » (ibid. p. 41).
    •  

    L’héritage, un exemple d’inégalité juridique

    La question de l’héritage fait l’objet d’une prescription coranique précise : « Quant à vos enfants, Dieu vous ordonne d’attribuer au garçon une part égale à celle de deux filles » (4, 11).

    Pour Z. El-Tibi, cette disposition ne doit pas être comprise comme inégalitaire. « Il est notable que cette situation résulte d’un esprit d’équité, c’est-à-dire de la juste appréciation de ce qui est dû à chacun selon ses devoirs ». S’appuyant sur le juriste Ghazali (1058-1111), elle précise : « Il est normal que la femme n’ait que la moitié de la part d’un homme dans la mesure où son époux doit subvenir à ses besoins et lui offrir un douaire (dot) » ; puis elle commente : « Les textes doivent toujours être lus en tenant compte des finalités supérieures ». Elle admet cependant la nécessité de réformer cette règle pour tenir compte des situations réelles (op. cit., p. 88-92), imitée en cela par N. Tabbara (op. cit., p. 118-123).

    Telle est aussi la position d’A. Lamrabet qui, pour sa part, va jusqu’à affirmer qu’« avec la révélation du Coran, les femmes ont eu pour la première fois le droit à l’héritage […]. En octroyant ce droit, inconnu dans les autres civilisations, l’islam a initié la reconnaissance des droits juridiques des femmes, une première dans l’histoire de l’humanité » (op. cit., p. 143). Or, selon le sociologue marocain Mohammed Ennaji, aucune preuve historique n’atteste cette affirmation (Le corps enchaîné. Comment l’islam contrôle la femme, éd. La croisée des chemins, 2018, p. 50).

    L’universitaire tunisienne Hela Ouardi relate une situation d’exception qui suscite le doute sur l’authenticité de l’inégalité successorale : le calife Omar, premier successeur de Mahomet, a réservé à sa fille Hafsa l’intégralité de son patrimoine, au détriment de ses fils. L’auteur s’interroge : « Omar enfreint-il la loi coranique ? […] Ce serait tout de même bizarre de sa part, lui qui est si intraitable sur l’application des lois divines ! Dès lors, de deux choses l’une : soit ce verset n’existait pas du temps d’Omar et donc il serait apocryphe, soit la loi divine concernant l’héritage des filles n’était pas du tout considérée comme un impératif absolu mais plutôt comme une règle par défaut, susceptible d’être modulée par le testament du légataire » (Les Califes maudits, t. III, Albin Michel, 2021, p. 91).

    Quoi qu’il en soit, en 2017, El-Azhar s’est formellement opposée à un projet de loi tunisien prévoyant la reconnaissance de l’égalité successorale (cf. PFV n° 84). L’institution égyptienne, qui prétend assumer une fonction magistérielle, a ainsi rejoint les adeptes de ceux pour lesquels le caractère explicite de la mesure relative au partage de l’héritage interdit qu’elle soit abolie ou amendée, observe Razika Adnani, philosophe franco-algérienne, citant le téléprédicateur Youssef El-Qaradaoui, militant influent des Frères musulmans, pour lequel annuler ou remplacer la charia reviendrait à « donner à l’être humain le droit de corriger Dieu et de critiquer ses règles » (« Égalité dans le partage successoral, qu’est-ce qui gêne les musulmans ? », Econostrum-Info, 3 septembre 2018).

    R. Adnani rappelle cependant que « l’abrogation est une pratique qui n’est pas étrangère à l’islam. Elle a été pratiquée dès le début de son histoire ». Alors, poursuit-elle, pourquoi ne pas y recourir lorsque des principes adaptés à la culture des premiers siècles de l’islam posent problème aujourd’hui ? La complaisance de certaines musulmanes en ce domaine inspire cette réflexion à la philosophe : « N’est-ce pas que le dominé [la femme] se rallie parfois au dominant [l’homme], souvent pour obtenir quelques privilèges personnels ? », ce qui « renforce ainsi sa propre domination » (ibid.).

     

    HOMMES ET FEMMES DANS LE MARIAGE

    Le mariage est le cadre approprié pour l’exercice de la supériorité masculine, comme le précise le Coran : « Admonestez celles dont vous craignez l’infidélité ; reléguez-les dans des chambres à part et frappez-les. Mais ne leur cherchez plus querelle si elles vous obéissent » (4, 34).

    En outre, une fois mariée, la femme ne s’appartient plus ; elle doit se tenir en permanence à la disposition de son époux. « Vos femmes sont pour vous un champ de labour. Allez à vos champs comme vous le voudrez » (2, 223). Ce verset renvoie au sens premier du mariage en islam, tel que l’exprime le mot arabe nikâh d’où a été forgé le verbe « niquer » en français. « Le nikâh, c’est le coït transcendé », écrit l’islamologue tunisien Abdelwahab Bouhdiba (La sexualité en islam, PUF, coll. Quadrige, 1975, p. 24). Le mariage est un contrat juridique qui a pour objet de rendre licite l’acte sexuel. Sur ces sujets, cf. A. Laurent, L’Islam, pour tous ceux qui veulent en parler (mais ne le connaissent pas encore), Artège, 2017, p. 150- 153 et 159-165.

    Tout cela n’empêche pas A. Lamrabet d’assurer : « Le Coran décrit le mariage comme un pacte solennel “lourd de sens” entre deux partenaires égaux » (op. cit., p. 70). Il n’est pourtant valide que si le consentement de l’épouse est donné par son tuteur légal (walî) qui ne peut être qu’un homme, condition qui n’est pas requise de l’époux.

    D’après elle, ce sont les compilations du fiqh (droit jurisprudentiel) classique qui ont inscrit le mariage dans « une logique de domination », reflet de la culture patriarcale. « C’est au nom d’une lecture de la religion asservie à l’autoritarisme politique qu’on a fait croire aux musulmanes qu’elles devaient être asservies à leurs époux […]. Accepter ces notions d’obéissance et de soumission des femmes dans le mariage c’est accepter de cautionner l’instrumentalisation idéologique du message spirituel dont la principale finalité est de libérer l’être humain, homme ou femme, et de lutter contre les oppressions quelles qu’en soient les origines » (ibid., p. 72).

    Permission polygamique

    Après avoir affirmé que « la polygamie a été pratiquée dans la plupart des sociétés anciennes », Z. El-Tibi souligne que le Coran limite cette forme de mariage à quatre femmes, à condition de les traiter avec équité (4, 3 ; 4, 129), et elle la justifie par la nécessité de ne pas abandonner les orphelins qui avaient perdu leur père à la guerre (4, 3). « C’est, dans ce contexte précis que le verset tolère l’ancienne coutume de la polygamie pour des raisons exceptionnelles et d’intérêt général. S’il n’y a pas de telles raisons, la polygamie n’est pas admise car elle ne doit pas chercher à satisfaire des convenances personnelles. Mais elle peut aussi répondre à des situations précises, par exemple si l’épouse est victime d’une maladie qui la rend incapable de mener une vie conjugale normale ou d’avoir des enfants » (op. cit., p. 70-71). Quant à Mahomet, s’il « prit, souvent symboliquement, plusieurs épouses [c’était] pour des raisons de haute politique », raisons que cet auteur n’explique pas (ibid., p. 107).

    Un réformiste contemporain, Mahmoud Taha, philosophe soudanais (cf. PFV n° 66), présente ainsi, dans son livre Le second message de l’islam (1967), la raison historique invoquée par les musulmans qui ont recours à une interprétation contextuelle du Coran sur ce sujet : « Si la monogamie n’a pas été immédiatement imposée par l’islam, c’est parce qu’à l’époque le nombre de femmes excédait nettement celui des hommes à cause des guerres qui décimaient les rangs de ces derniers. En autorisant la polygamie limitée, le Coran assurait une protection aux femmes qui seraient autrement demeurées sans protection faute d’un mari » (cité par Jean-René Milot, Égalité hommes et femmes dans le Coran, Médiaspaul, 2009, p. 117).

    Cette localisation dans le temps et l’espace ne permet pas de considérer la polygamie comme un progrès dans l’histoire humaine. Selon la Bible et le Coran, le premier couple était d’ailleurs monogame.

    Tout cela n’empêche pas Z. El-Tibi d’assurer que « l’islam a permis le passage de la famille patriarcale, dans laquelle la femme n’avait aucun droit, à la famille conjugale, dans laquelle elle est une moitié du couple » (op. cit., p. 45). Or, observe le journaliste franco-algérien Slimane Zéghidour, « en admettant la polygamie (polygynie devrait-on dire car seul l’homme peut disposer de plusieurs conjointes) à l’instar du judaïsme – jusqu’à quatre épouses concomitantes -, et en autorisant le mari à répudier unilatéralement les indésirables, l’islam ignore tout simplement la notion de conjugalité, si fondamentale dans le christianisme » (Le voile et la bannière, Hachette, 1990, p. 13).

    C’est en effet l’enseignement du Christ qui a institué le mariage monogame et sacramentel, comme cela est rapporté dans l’Évangile (cf. Mt 19, 4-6 ; Mc 10, 6-9).

    Tout en exprimant leur préférence pour la monogamie, les trois intellectuelles musulmanes justifient la pratique du mariage polygame ou portent sur elle des regards accommodants,

    A. Lamrabet : « Le verset qui parle de la polygamie est l’exemple type des versets conjoncturels spécifiques au contexte de l’époque et qui ont accompagné, en douceur, la révolution des mœurs sociales de l’Arabie au moment de la révélation coranique […]. Il s’agit là non point d’un verset législatif éternel mais d’une permission donnée afin de remédier à une situation sociale contraignante ». Pour elle, l’évidence saute aux yeux : « La peur de l’iniquité interdit la polygamie et comme l’équité entre épouses y est inapplicable, celle-ci devient de fait très improbable à concrétiser » (op. cit., p. 75-77).

    N. Tabbara : « Pour ne pas introduire une rupture radicale insurmontable dans les habitudes sociales du temps de la Révélation, le Coran aurait usé de psychologie en limitant la pratique polygame et par le nombre et par les conditions pour, graduellement, faire comprendre que Dieu veut la monogamie » (op. cit., p. 109-110).

    Sur ce point, G. A

  • L'Islam est-il une hérésie, par Annie Laurent

    Annie_Laurent.jpgUne étude sérieuse du Coran permet d’y découvrir la présence d’un nombre substantiel de passages semblant relever de doctrines jugées hérétiques par le Magistère de l’Église. Or, une prise en considération de ces hérésies chrétiennes dans le livre sacré des musulmans est nécessaire pour connaître réellement l’islam et entreprendre un dialogue en vérité avec les musulmans.

    La complexité de cette question mérite donc une clarification. Telle est la tâche entreprise par Annie Laurent dans cette Petite Feuille Verte n° 94. Elle se présente comme une introduction générale au sujet (définitions, contexte historique, etc.); les suivantes exposeront les différentes hérésies les unes après les autres (millénarisme, arianisme, nestorianisme, pélagianisme, iconoclasme, etc.), avec leur contenu et leur application dans le Coran...

    Mahomet prêchant, de Grigori Gagarine (1845, Musée Russe, à Saint-Petersbourg)

    QU’EST-CE QU’UNE HÉRÉSIE ?

    Une définition claire du mot « hérésie » (du grec Haireo, « j’emporte », « je saisis »), dans son acception chrétienne, est donnée par le Code de droit canonique : « On appelle hérésie la négation obstinée, après la réception du baptême, d’une vérité qui doit être crue de foi divine et catholique, ou le doute obstiné sur cette vérité » (can. 751).

    Le Dictionnaire d’histoire de l’Église, récemment publié sous la direction de Mgr Bernard Ardura, président du Comité pontifical des sciences historiques (Éd. du Cerf, 2022), apporte cette précision : « Le terme d’“hérésie” se développa à l’intérieur de la chrétienté. Il désigne le fait de dévier de ce que les chrétiens considèrent comme le vrai credo » (p. 450).

    Historiquement, il fut admis très tôt que le contrôle doctrinal de ces déviations incombait à la hiérarchie de l’Église, ce qui reste le cas dans le catholicisme. À partir du IVème siècle, des conciles œcuméniques ont été convoqués pour examiner ces doctrines déviantes et se prononcer à leur sujet, le plus souvent au moyen de précisions théologiques, d’anathèmes et/ou de condamnations de leurs instigateurs.

    En théorie, la généralisation du concept d’hérésie pourrait entraîner son application hors du domaine catholique, donc dans les autres religions, y compris l’islam. Pour ce dernier, l’hérésie concernerait alors ceux qui, en son sein, nient ou déforment les croyances de base affirmées dans son livre sacré (p. ex. le Coran « incréé », l’unicité divine, le rôle « prophétique » de Mahomet, etc.). Rien ne permet cependant d’envisager une telle hypothèse puisque l’islam ne dispose d’aucune autorité magistérielle, l’institution d’El-Azhar étant trop souvent perçue à tort comme l’équivalent de la papauté (sur El-Azhar, cf. PFV n° 87 et n°88). Certains juristes sunnites considèrent cependant le chiisme et ses dissidences (druze, alaouite, alévie, ismaélienne) comme des hérésies.

    L’ISLAM EST-IL UNE HÉRÉSIE ?

    La qualification d’hérésie appliquée à l’islam en tant que tel et dans son intégralité ne peut donc pas être retenue comme le montrent plusieurs spécialistes.

    Michel Younès, professeur de théologie à l’Université catholique de Lyon : « À la différence d’une approche qui perçoit l’islam comme une hérésie venant d’une dérive chrétienne ou judéo-chrétienne, plusieurs études cherchent à analyser la complexité islamique autrement. Il ne s’agit plus de revenir à un proto-islam, mais de constater les traces d’une diversité constitutive, relative aux multiples influences intégrées dans cet islam naissant » (Les approches chrétiennes de l’islam, Éd. du Cerf, coll. Patrimoines, 2020, p. 42).

    M. Younès cite Jan Van Reeth, enseignant à la Faculté des sciences religieuses comparées d’Anvers (Belgique) : « Ce serait une erreur de vouloir réduire les origines de l’islam à une seule communauté ou un seul mouvement religieux […]. Les recherches actuelles montrent plutôt que l’islam naissant a subi un grand nombre d’influences très diverses et venant de plusieurs horizons » (ibid., p. 43).

    En 1938, Hilaire Belloc, écrivain catholique britannique (1870-1953), publiait un livre intitulé The Great Heresies, qui vient d’être traduit en français (Les grandes hérésies, Artège, 2022). À partir d’une approche généraliste : « Une hérésie est l’entreprise de déconstruction d’un corps de doctrine unifié et homogène par la négation d’un élément inséparable de l’ensemble » (ibid., p. 46), cet auteur consacre un chapitre entier à « La grande et durable hérésie de Mahomet » (ibid., p. 95-152). Pour lui, le « mahométisme débuta comme une hérésie, et non comme une nouvelle religion » malgré l’apparence que lui donnaient « sa vitalité et son endurance » (ibid., p. 98).

    Il se fait ensuite plus précis, rappelant que la doctrine islamique a émergé « en dehors du giron de l’Église » et soulignant que Mahomet, « né païen », « jamais baptisé », « s’appropria les doctrines chrétiennes et fit le tri entre elles dans un pur élan hérétique […]. Mais il ne procéda nullement de l’intérieur ; son action fut externe » (ibid., p. 116-117)
    [selon les connaissances historiques de l’époque de Belloc ; on pourra juger de leurs avancées à la lecture du dossier « Le Coran des historiens » publié par La Nef n°325, NDLR]

    Ainsi, en considérant l’islam comme il se présente, il paraît difficile de qualifier d’hérésie une religion qui n’affirme aucun lien avec la foi chrétienne ou la tradition biblique, et ce malgré sa revendication de porter l’enseignement du « vrai Jésus de l’islam ».

    Opinions catholiques sur l’islam

    Néanmoins, il est vrai que des saints ont qualifié la religion musulmane d’hérétique, certains d’entre eux variant cependant dans leur approche.

    Saint Jean Damascène (v. 675- v. 750), Père et docteur de l’Église, qui assista aux débuts de l’islam en Syrie, son pays natal, le désignait comme la « Religion des Ismaélites ». Il signifiait par là qu’il ne s’agissait pas d’une « simple hérésie chrétienne ». Cela ne l’empêcha pas d’intituler « Hérésie 100 – L’islam » l’un de ses exposés sur la doctrine coranique (Écrits sur l’Islam, Éd. du Cerf, Sources chrétiennes, 1992, p. 90 ; p. 211-227).

    Le bienheureux Pierre le Vénérable (1092-1156), dans une lettre à saint Bernard de Clairvaux (1090-1153) : L’islam est « la lie de toutes les hérésies, dans laquelle se sont comme réfugiés les débris de toutes les sectes diaboliques qui se sont élevées depuis la venue du Sauveur » (Antoine Régis, Les saints catholiques face à l’islam, DMM, 2019, p. 10 et 63).

    Saint Alphonse-Marie de Liguori (1696-1787): « Le mahométisme n’est autre chose qu’un mélange d’hébraïsme et d’hérésie propagé par Mahomet » (ibid., p. 229).

    D’autres bienheureux et saints ont, au cours de l’histoire chrétienne, porté sur l’islam des jugements sévères voire des condamnations pour sa fausseté et son danger, mais sans présenter cette religion comme une hérésie (cf. A. Régis, ibid.).

    Saint Thomas d’Aquin (1225-1274), auquel l’Eglise a attribué le titre de « Docteur commun », mérite une attention particulière. Voici ce qu’il écrivait dans La somme contre les gentils : « Aucune prophétie divine ne témoigne en sa faveur [de Mahomet] ; bien au contraire, il déforme les enseignements de l’Ancien et du Nouveau Testament par des récits légendaires, comme c’est évident pour qui étudie sa loi » (Éd. du Cerf, 1993, p. 27).

    Regard de l’Église sur l’islam

    Il ne semble pas que, tout au long de son histoire et à notre époque, l’Église catholique ait jamais déclaré l’islam en tant que tel comme une hérésie et l’ait condamné sur ce motif. En fait, elle ne donne implicitement aucun crédit d’authenticité à cette religion, comme cela résulte de deux textes majeurs de son magistère récent.

    • Constitution dogmatique sur la Révélation divine, Dei Verbum (Concile Vatican II) : « L’économie chrétienne, étant l’Alliance nouvelle et définitive, ne passera donc jamais et aucune nouvelle révélation publique n’est à attendre avant la manifestation glorieuse de Notre-Seigneur Jésus-Christ » (§ 4) ;
    • Catéchisme de l’Église catholique : « La foi chrétienne ne peut pas accepter des “révélations” qui prétendent dépasser ou corriger la Révélation dont le Christ est l’achèvement. C’est le cas de certaines religions non chrétiennes et aussi de certaines sectes récentes qui se fondent sur de telles “révélations” » (§ 67).

    Des influences hérétiques dans le Coran

    Toutefois, l’islam s’est en quelque sorte emparé de plusieurs hérésies chrétiennes, sensées correspondre à sa propre perspective religieuse, ou formé à partir d’elles – perspective qui diffère largement de la perspective biblique. Ces « emprunts » ont été reconnus par plusieurs experts.

    Roger Arnaldez, académicien (1911-2006) : « Persuadé de la vérité du monothéisme, le Prophète se trouvait plongé dans un milieu d’une complexité extraordinaire. Il est peut-être vain de chercher à déterminer quelles sectes il a connues, comme s’il avait été à l’école de l’une d’elles. En réalité, il a dû entendre, et sans doute écouter, un ensemble de doctrines qui lui parvenaient pêle-mêle, au hasard des rencontres » (À la croisée des trois monothéismes, Albin Michel, 1993, p. 55).
    [toujours selon les connaissances historiques disponibles à ce moment ; on pourra juger de leurs avancées à la lecture du dossier « Le Coran des historiens » publié par La Nef n°325, NDLR]

    Maurice Borrmans (1925-2017), prêtre des Missionnaires d’Afrique (Pères Blancs) et islamologue, enseignant à l’Institut pontifical d’études arabes et islamiques (Rome) : « L’islam prétend bien nier avec le Coran, les trois mystères essentiels du christianisme : la trinité du Dieu unique, l’incarnation de son Verbe, la rédemption assumée par celui-ci » (B. Ardura, op. cit., p. 483).

    Jan M.F. Van Reeth, professeur d’histoire des religions du Moyen-Orient à l’Université d’Anvers (Belgique) : « Le Coran porte les traces de toute une série d’hérésies christologiques datant des premiers siècles du christianisme, de sorte qu’on peut se poser la question : le ou les sources du Coran ne devraient-elles pas être situées dans une telle communauté chrétienne hétérodoxe ? » (« La christologie du Coran », Communio, n° XXXII, 5-6, septembre-décembre 2007).

    L’ORIENT CHRÉTIEN, BERCEAU D’HÉRÉSIES

    Au VIIème siècle, lors de l’avènement de l’islam, le Proche-Orient était très largement christianisé, même si le judaïsme y était encore très présent. Des recherches savantes publiées par des historiens et des archéologues contemporains décrivent cette réalité, prenant la suite des auteurs de l’Antiquité comme Sozomène. En voici une sélection.

    Camille HechaiméLouis Cheikho et son livre “Le christianisme et la littérature chrétienne en Arabie avant l’Islam”, éd. Dar El-Machreq, Beyrouth, 1986.

    Alfred HavenithLes Arabes chrétiens nomades au temps de Mohammed, Centre d’histoire des religions, Louvain-la-Neuve, 1988. 

    Edmond RabbathL’Orient chrétien à la veille de l’islam, Publication de l’Université Libanaise, Beyrouth, 1989.

    Vincent DérocheEntre Rome et l’islam. Les chrétientés d’Orient 610-1054, éd. Sedes, 1996.

    Anne-Marie EddéFrançoise Micheau et Christophe PicardCommunautés chrétiennes en pays d’islam, du début du VIIème siècle au milieu du XIème siècle, éd. Sedes, 1997.

    Michel Younès, « L’islam, hérésie chrétienne ou religion abrahamique ? », Perspectives et Réflexions, éd. L’Œuvre d’Orient, n° 7 – 2019.

  • GRANDS TEXTES (41) : L'Avenir du nationalisme français

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    Le tome II des Œuvres capitales de Charles Maurras, sous-titré Essais politiques, s’achève par un texte court au titre prometteur : L’Avenir du nationalisme français.

    En exergue, on y lit la mention suivante : Ces pages forment la conclusion  du mémorial publié sous le titre POUR UN JEUNE FRANÇAIS chez Amiot Dumont, Paris, 1949.

    Maurras y démontre comment « le nationalisme français se reverra, par la force des choses…»  Force des choses qui, aujoud'hui, semble bien s'exercer sur la France avec intensité, avec caractère de gravité, de divers ordres, intérieurs et extérieurs.

    Et justifier la permanence ou le retour d'un nationalisme français, tel que Maurras l'illustre et le redéfinit ici.

    Par quoi ce très beau texte trouve toute son actualité.  

    Lafautearousseau 

    MAURRAS hommage.jpgIl ne reste donc plus au Français conscient qu'à agir pour que sa volonté soit faite et non une autre : non celle de l'Oligarchie, non celle de l'Étranger.

    Reste le rude effort d'action pratique et réelle, celui qui a voulu maintenir en fait une France, lui garder son bien, la sauver de son mal, résoudre au passage ses crises. C'est un service trop ancien et trop fier de lui-même pour que l'œuvre amorcée en soit interrompue ni ralentie. Ceux qui sont de l'âge où l'on meurt savent qu'elle dépend d'amis en qui l'on peut avoir confiance, car, depuis plus de quarante ans, ils répètent avec nous : par tous les moyens, même légaux. Ayant travaillé ainsi « pour 1950 », ils travailleront de même pour l'an 2000, car ils ont dit dès le début : pour que la France vive, vive le Roi !

    L'espérance ne se soutiendrait pas si le sens national n'en était pas soutenu en première ligne. Mais là aussi je suis tranquille.

    Il est beaucoup question d'abandonner en tout ou en partie la souveraineté nationale. Ce sont des mots. Laissons-les aux professeurs de Droit. Ces messieurs ont si bien fait respecter leur rubrique, intus et in cute , ces dernières années, qu'on peut compter sur eux pour ajouter du nouveau à tous les plus glorieux gâchis de l'intelligence . Les trésors du réel et ses évidences sont plus forts qu'eux. Ce qu'ils déclarent périmé, ce qu'ils affectent de jeter par-dessus bord ne subira pas plutôt l'effleurement d'une égratignure ou d'une menace un peu concrète, vous verrez l'éclat de la réaction ! Preuve que rien ne vit comme le sens de la nation dans le monde présent. Ceux qui voudront en abandonner une part ne feront rien gagner à Cosmopolis : ils engraisseront de notre héritage des nationalités déjà monstrueuses. Les plus grands faits dont nous soyons contemporains sont des faits nationaux : la prodigieuse persévérance de l'Angleterre dans l'être anglais aux années 1940-1945, l'évolution panslaviste ou plutôt panrusse des Soviets, la résistance que la Russie rencontre chez les nations qu'elle a cru s'annexer sous un double vocable de race et de secte, l'éclosion de la vaste conscience américaine, le retour à la vie du nazisme allemand, sont tous des cas de nationalisme suraigu. Tous ne sont pas recommandables. Nous aurions été fous de les imiter ou de les désirer tous. Nous serions plus insensés de ne pas les voir, qui déposent de la tendance universelle. En France, le patriotisme en avait vu de toutes les couleurs après la victoire de Foch : que d'hostilité et que de disgrâces ! De grands partis caractérisés par leurs « masses profondes », étaient lassés ou dégoûtés du vocabulaire français, il n'y en avait plus que pour le charabia marxiste. À peine l'Allemand a-t-il été campé chez nous, toutes ses offres de bon constructeur d'Europe ont été repoussées et le Français, bourgeois, paysan, ouvrier ou noble n'a connu à très peu d'exemples près, que le sale boche ; l'esprit national s'est refait en un clin d'œil. La patrie a dû avaliser la souillure de beaucoup d'hypocrisies politiciennes. L'usage universel de ce noble déguisement est une preuve de plus de sa valeur et de sa nécessité, qui est flagrante : on va le voir.

    Le nationalisme de mes amis et le mien confessent une passion et une doctrine. Une passion pieuse, une doctrine motivée par des nécessités humaines qui vont grandissant. La plupart de nos concitoyens y voient une vertu dont le culte est parfois pénible, toujours plein d'honneur. Mais, parmi les autres Français, surtout ceux du pays légal, distribués entre des partis, on est déjà et l'on sera de plus en plus acculé au nationalisme comme au plus indispensable des compromis. Plus leurs divisions intéressées se multiplient et s'approfondissent, plus il leur faut, de temps à autre, subir le rappel et l'ascendant plus qu'impérieux du seul moyen qu'ils aient de prolonger leur propre pouvoir. Ce moyen s'appelle la France.

    Comment l'éviter quand tout le reste les sépare ? Sur quel argument, sur quel honnête commun dénominateur discuter hors de là ? Il n'y a plus de mesure entre l'économie bourgeoise et l'économie ouvrière. Ouvrier et bourgeois sont des noms de secte. Le nom du pays est français. C'est bien à celui-là qu'il faut se référer. Qu'est-ce qui est avantageux au pays ? Si l'on adopte ce critère du pays, outre qu'il est sous-entendu un certain degré d'abjuration des erreurs partisanes, son essentiel contient toute notre dialectique, celle qui pose, traite, résout les problèmes politiques pendants du point de vue de l'intérêt national : il faut choisir et rejeter ce que rejette et choisit cet arbitre ainsi avoué.

    Il n'y a certes là qu'un impératif limité. Les partis en lutte feront toujours tout pour s'adjuger le maximum en toute propriété. Mais leur consortium n'est rien s'il ne feint tout au moins des références osant aller plus loin que la partialité collective. S'y refuse-t-il ? Son refus peut donner l'éveil au corps et à l'esprit de la nation réelle, et le point de vue électoral lui-même en peut souffrir. Si ces diviseurs nés font au contraire semblant de croire à l'unité du compromis nationaliste, tout spectateur de bonne foi et de moyenne intelligence en sera satisfait.

    Donc, avec douceur, avec violence, avec lenteur ou rapidité, tous ces partis alimentaires, également ruineux, ou périront de leur excès, ou, comme partis, ils devront, dans une certaine mesure, céder à l'impératif ou tout au moins au constat du nationalisme. L'exercice le renforcera. La fonction, sans pouvoir créer l'organe, l'assouplira et le fortifiera. Les doctrines des partis se verront ramenées, peu à peu, plus ou moins, à leurs éléments de Nuées et de Fumées auxquelles leur insuccès infligera un ridicule croissant. Leur foi ne sera bientôt plus qu'un souvenir sans vertu d'efficacité, trace matérielle tendant à s'effacer, car on rira de plus en plus de ces antiquailles, aux faux principes qui voulaient se faire préférer aux colonies et aux métropoles et qui mènent leur propre deuil. 

    Alors pourra être repris quelque chose de très intéressant : le grand espoir de la nation pour déclasser et fusionner ses partis.

    Un mouvement de nationalisme français ne sera complet que par le retour du roi. En l'attendant, les partis se seront relâchés de leur primatie et, par l'effet de leurs abus, les mœurs auront repris tendance à devenir françaises, l'instinct et l'intérêt français auront reparu à leur rang.

    Il ne faut pas se récrier à ce mot d'intérêt. Fût-il disgracieux, c'est le mot juste. Ce mot est plein de force pour nous épargner une grave erreur qui peut tout ruiner.

    Si au lieu d'apaiser les oppositions et de les composer sur ce principe d'intérêt, on a honte, on hésite et qu'on se mette à rechercher des critères plus nobles, dans la sphère des principes moraux et sacrés propres aux Morales et aux Religions, il arrivera ceci : comme en matière sociale et politique les antagonismes réels de la conscience moderne sont nombreux et profonds, comme les faux dogmes individualistes sur l'essentiel, famille, mariage, association contredisent à angle droit les bonnes coutumes et les bonnes traditions des peuples prospères qui sont aussi les dogmes moraux du catholicisme, il deviendra particulièrement difficile, il sera impossible de faire de l'unité ou même de l'union dans cet ordre et sur ce plan-là. Ou si on l'entreprend, on essuiera une contradiction dans les termes dont l'expérience peut déjà témoigner.

    Ces principes contraires peuvent adhérer, eux, à un arrangement, mais non le tirer de leur fond, non le faire, ni se changer, eux divisés, eux diviseurs, en principes d'arrangement.

    Ces principes de conciliation ne sont pas nombreux. Je n'en connais même qu'un.

    Quand, sur le divorce, la famille, l'association, vous aurez épuisé tous les arguments intrinsèques pour ou contre tirés de la raison et de la morale, sans avoir découvert l'ombre d'un accord, il vous restera un seul thème neutre à examiner, celui de savoir ce que vaut tout cela au point de vue pratique de l'intérêt public. Je ne dis pas que cet examen soit facile, limpide ou qu'il ne laisse aucune incertitude. Il pourra apporter un facteur de lumière et de paix. Mais si, venu à ce point-là, vous diffamez la notion d'intérêt public, si vous désavouez, humiliez, rejetez ce vulgaire compromis de salut public, vous perdez la précieuse union positive qui peut en naître et, vous vous en étant ainsi privés, vous vous retrouvez de nouveau en présence de toutes les aigreurs qui naîtront du retour aux violentes disputes que l'intérêt de la paix sociale aurait amorties.

    On a beau accuser l'intérêt national et civique de tendre sournoisement à éliminer ce que l'on appelle, non sans hypocrisie, le Spirituel : ce n'est pas vrai. La vérité est autre. Nous avons appelé et salué au premier rang des Lois et des Idées protectrices toutes les formes de la Spiritualité, en particulier catholique, en leur ouvrant la Cité, en les priant de la pénétrer, de la purifier, de la pacifier, de l'exalter et de la bénir. En demandant ainsi les prières de chacune, en honorant et saluant leurs bienfaits, nous avons rendu grâces à tous les actes précieux d'émulation sociale et internationale que ces Esprits pouvaient provoquer. Si, en plus, nous ne leur avons pas demandé de nous donner eux-mêmes l'accord désirable et désiré, c'est qu'ils ne le possèdent pas, étant opposés entre eux : le Spirituel, à moins d'être réduit à un minimum verbal, est un article de discussion. Le dieu de Robespierre et de Jean-Jacques n'est pas le Dieu de Clotilde et de saint Rémy. Le moral et le social romains ne sont pas ceux de Londres et de Moscou. Vouloir les fondre, en masquant ce qu'ils ont de contraire, commence par les mutiler et finit par les supprimer. Dès que l'unité de conscience a disparu comme de chez nous, la seule façon de respecter le Spirituel est celle qui en accueille toutes les manifestations nobles, sous leurs noms vrais, leurs formes pures, dans leurs larges divergences, sans altérer le sens des mots, sans adopter de faux accords en paroles. Un Spirituel qui ne serait ni catholique ni protestant ni juif n'aurait ni saveur ni vertu. Mais il doit être l'un ou l'autre. Ainsi seront sauvés la fécondité des féconds et le bienfait des bons ; ainsi le vrai cœur des grandes choses humaines et surhumaines. Il existe une Religion et une Morale naturelles. C'est un fait. Mais c'est un autre fait que leurs principes cardinaux, tels qu'ils sont définis par le catholicisme, ne sont pas avoués par d'autres confessions. Je n'y puis rien. Je ne peux pas faire que la morale réformée ne soit pas individualiste ou que les calvinistes aient une idée juste de la congrégation religieuse. On peut bien refuser de voir ce qui est, mais ce qui est, dans l'ordre social, met en présence d'options tranchées que l'on n'évite pas.

    De l'abondance, de la variété et de la contrariété des idées morales en présence, on peut tout attendre, excepté la production de leur contraire. Il ne sera donc pas possible à chacun, catholique, juif, huguenot, franc-maçon, d'imposer son mètre distinct pour mesure commune de la Cité. Ce mètre est distinct alors que la mesure doit être la même pour tous. Voilà les citoyens contraints de chercher pour cet office quelque chose d'autre, identique chez tous et capable de faire entre eux de l'union. Quelle chose ? L'on n'en voit toujours qu'une : celle qui les fait vivre en commun avec ses exigences, ses urgences, ses simples convenances.

    la-monarchie-francaise.jpgEn d'autres termes, il faudra, là encore, quitter la dispute du Vrai et du Beau pour la connaissance de l'humble Bien positif. Car ce Bien ne sera point l'absolu, mais celui du peuple français, sur ce degré de Politique où se traite ce que Platon appelle l'Art royal, abstraction faite de toute école, église ou secte, le divorce, par exemple, étant considéré non plus par rapport à tel droit ou telle obligation, à telle permission ou prohibition divine, mais relativement à l'intérêt civil de la famille et au bien de la Cité. Tant mieux pour eux si tels ou tels, comme les catholiques, sont d'avance d'accord avec ce bien-là. Ils seront sages de n'en point parler trop dédaigneusement. Car enfin nous n'offrons pas au travail de la pensée et de l'action une matière trop inférieure ou trop indigne d'eux quand nous rappelons que la paix est une belle chose ; la prospérité sociale d'une nation, l'intérêt matériel et moral de sa conservation touche et adhère aux sphères hautes d'une activité fière et belle. La « tranquillité de l'ordre »  est un bel objet. Qui l'étudie et la médite ne quitte pas un plan humain positif et néanmoins supérieur. Sortir de l'Éthique n'est pas déroger si l'on avance dans la Politique vraie. On ne se diminue pas lorsque, jeune conscrit de la vertu patriotique, on élève son cœur à la France éternelle ou, vieux légiste d'un royaume qu'un pape du VIe siècle mettait déjà au-dessus de tous les royaumes, on professe que le roi de France ne meurt pas. Tout cela est une partie de notre trésor, qui joint où elle doit les sommets élevés de l'Être.

    La nouvelle génération peut se sentir un peu étrangère à ces chaudes maximes, parce qu'elle a été témoin de trop de glissements et de trop de culbutes. Elle a peine à se représenter ce qui tient ou ce qui revient ; c'est qu'on ne lui a pas fait voir sous la raison de ces constantes, le pourquoi de tant d'instabilités et de ruines. Il ne faudrait pas croire celles-ci plus définitives qu'elles ne sont. L'accident vient presque tout entier des érosions classiques d'un mal, fort bien connu depuis que les hommes raisonnent sur l'état de société, autrement dit depuis la grande expérience athénienne continuée d'âge en âge depuis plus de deux mille ans, soit quand les royaumes wisigoths de l'Espagne furent livrés aux Sarrasins ou les républiques italiennes à leurs convulsions, par le commun effet de leur anarchie. La vérification polonaise précéda de peu nos épreuves les plus cruelles, et nos cent cinquante dernières années parlent un langage instructif.

    690209123.jpgLe mal est grave, il peut guérir assez vite. On en vient d'autant mieux à bout qu'on a bien soin de ne point le parer d'autres noms que le sien. Si l'on dit : école dirigeante au lieu d'école révolutionnaire, on ne dit rien, car rien n'est désigné. Si l'on dit démagogie au lieu de démocratie, le coup tombe à côté. On prend pour abus ou excès ce qui est effet essentiel. C'est pourquoi nous nous sommes tant appliqués au vocabulaire le plus exact. Une saine politique ayant le caractère d'une langue bien faite peut seule se tirer de Babel. C'est ainsi que nous en sommes sortis, quant à nous. C'est ainsi que la France en sortira, et que le nationalisme français se reverra, par la force des choses. Rien n'est fini. Et si tout passe, tout revient .

    En sus de l'espérance il existe, au surplus, des assurances et des confiances qui, sans tenir à la foi religieuse, y ressemblent sur le modeste plan de nos certitudes terrestres. Je ne cesserai pas de répéter que les Français ont deux devoirs naturels : compter sur le Patriotisme de leur pays, et se fier à son Intelligence. Ils seront sauvés par l'un et par l'autre, celle-ci étant pénétrée, de plus en plus, par celui-là : il sera beaucoup plus difficile à ces deux grandes choses françaises de se détruire que de durer ou de revivre. Leur disparition simultanée leur coûterait plus d'efforts que la plus âpre des persévérances dans l'être et que les plus pénibles maïeutiques du renouveau.