Feuilleton : "Qui n 'a pas lutté n'a pas vécu"... : Léon Daudet ! (145)
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Aujourd'hui : "Avec Clemenceau" : évident, mais pas facile (I)...
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ndlr : ce sujet a été réalisé à partir d'extraits tirés des dix livres de souvenirs suivants de Léon Daudet : Paris vécu (rive droite), Paris vécu (rive gauche), Député de Paris, Fantômes et vivants, Devant la douleur, Au temps de Judas, l'Entre-deux guerres, Salons et Journaux, La pluie de sang, Vers le Roi...
Clemenceau, jeune, peint par Manet.
De "La pluie de sang", débuts du chapitre IX, pages 233 à 243 (première partie, pages 233/234/236) :
"L'arrivée au pouvoir de Clemenceau, le 17 novembre 1917, devait faire la preuve éclatante de ce que l'Action française répétait depuis deux ans et demi : les armées françaises (bien que commandées par des chefs infiniment supérieurs aux chefs allemands) ne pouvaient vaincre définitivement l'ennemi et libérer le territoire tant que la trahison demeurait maîtresse du pouvoir politique à Paris.
Le jour où cette trahison serait réprimée et refoulée, la victoire était certaine.
En d'autres termes, la démocratie (qui facilite les prises politiques de l'étranger pendant la paix et de l'ennemi pendant la guerre) devait céder à la dictature, si l'on voulait que la France fût sauvée.
Si mitigée qu'elle fût d'un absurde et funeste parlementarisme, la demi-dictature de Clemenceau empêcha notre écrasement, rendit possible notre relèvement militaire, et, grâce à l'appoint américain, amena, en un an moins six jours, l'armistice.
Sylla nous eût donné la victoire complète en trois mois, par l'exécution de Caillaux, de Malvy, d'une douzaine de leurs complices et la fermeture du Parlement.
Le vieux Marius (Clemenceau était malgré tout de formation républicaine) n'osa pas aller si loin.
Néanmoins cela suffit pour battre les Teutons et les Cimbres.
Le passé de Clemenceau nous causait, on peut le dire aujourd'hui, quelque appréhension.
Clemenceau avait sans doute prononcé le discours du 22 juillet 1917 au Sénat.
Mais nous connaissions son impulsivité, ses coups de tête et la variabilité de ses humeurs.
Il aurait fallu toute l'éloquence naturelle, et naturellement persuasive, de Jules Delahaye pour surmonter la moue que le nom de Clemenceau amenait sur les lèvres de Maurras et de Bainville, quant à cet étonnant bonhomme.
On assurait qu'il était résolu à sévir avec vigueur contre les agents de l'Allemagne et à désentraver le haut commandement, que brimaient, en dehors des politiciens de gauche et d'extrême-gauche, deux ou trois salons parisiens.
Delahaye affirmait qu'il allait boucler Caillaux.
D'autres pensaient qu'il fourrerait dedans pêle-mêle les antipatriotes et les royalistes, ce qui eût semblé assez dans sa manière.
Néanmoins, on n'avait pas le choix et il était, ce quasi octogénaire, la dernière carte à retourner.
Certes, il fallait un rude courage pour prendre le gouvernement dans les conditions où ce vieil homme le prenait.
Du haut en bas de l'administration, vingt-sept ans de waldeckisme, de combisme, de caillautisme (et, hélas !, de clemencisme) avaient peuplé les ministères et les grands services publics de gens sans conscience, sans tradition, et souvent sans aveu.
Après l'onde de reviviscence de la victoire de la Marne, par qui tout, pendant quelques semaines, s'était miraculeusement transformé, après ce terrible bain de sang et de gloire, l'avachissement au-dedans (dû au parlementarisme) avait sans cesse augmenté l'hécatombe, sur les lignes de feu.
Le mercantilisme effréné jouissait des mêmes privilèges que la trahison. Le sentiment révolutionnaire était à peu près nul dans la population (même ouvrière), les socialistes parlementaires demeurant assez intimidés en fait (malgré leur truculence de langage) par l'état de siège; mais l'idéalisme de 1830 et de 1848, survivant dans la cervelle de Clemenceau , risquait de l'incliner tout à coup vers quelque irrémédiable sottise.
Par bonheur, son patriotisme l'emporta, ainsi que son sang paysan.
Il avait cette supériorité physique sur ses quatre déplorables prédécesseurs qu'il n'avait pas peur de la mort.
Il allait périodiquement la défier, avec beaucoup d'élégance (car il avait des parties d'aristo), sur le front de bataille, même comme simple président de la commission de l'armée au Sénat.
En outre, c'était un homme très sensible (comme tous les bourrus), sensible à l'héroïsme, aux sentiments naturels, à la beauté comme elle se présente, voluptueuse ou morale, féminine ou mâle. Pour tout dire, un grand vivant, non un empaillé d'académie, comme un Ribot ou un Painlevé, ni un voyou comme Briand, pour lequel il professait le plus profond mépris.
Je tiens de témoins oculaires qu'il pleurait de vraies larmes, avant les grandes attaques de juillet, qu'il embrassait paternellement les soldats, les serrait sur son coeur, les gâtait de mille façons, qu'il se serait dépouillé de tout pour eux.
Aussi sa popularité fut-elle immense et justifiée. Cela, d'emblée. Dans le contact des hommes, comme dans l'éloquence, le naturel est la force suprême et Clemenceau était naturel.
Retrouvant après dix ans notre admirable et délicieux Maxime Real del Sarte, qu'il avait fait fourrer en prison, comme président des Camelots du Roi, le retrouvant amputé d'un bras et sculptant de belles oeuvres, le vieux Vendéen lui sauta au cou, le tutoya, le prôna, avec une générosité de coeur magnifique.
C'est le cas de dire avec Berquin qu'un bon coeur fait pardonner bien des étourderies !