Feuilleton : Chateaubriand, "l'enchanteur" royaliste... (32)
Anne-Louis Girodet, Portrait de Chateaubriand,
Saint-Malo, musée d’Histoire de la Ville et du Pays Malouin.
(retrouvez l'intégralité des textes et documents de cette visite, sous sa forme de Feuilleton ou bien sous sa forme d'Album)
Aujourd'hui : Napoléon se livre aux Anglais...
Tout va très vite, depuis la seconde abdication de Napoléon, le 22 juin.
Celui qui n'est plus que l'ex-empereur s'est retiré à la Malmaison avant de se rendre à Rochefort, où deux frégates, mises à sa disposition par le gouvernement provisoire, l’attendent pour le transporter avec toute sa suite aux États-Unis, où il avait déclaré vouloir se retirer...
Changeant finalement d'avis, et probablement beaucoup trop optimiste sur le sort que ceux-ci lui réserveraient, il prit la décision surprenante - et aberrante, pour lui... - de se rendre aux Anglais !...
Des Mémoires d'Outre-Tombe, La Pléiade, Tome I, pages 987 à 993, extraits :
"...Sorti de Paris le 25 juin, Napoléon attendait à la Malmaison (ci contre) son départ de France... La Malmaison, où l'empereur se reposa, était vide. Joséphine était morte; Bonaparte, dans cette retraite, se retrouvait seul. Là il avait commencé sa fortune; là il avait été heureux; là il s'était enivré de l'encens du monde; là, du sein de son tombeau, partaient les ordres qui troublaient la terre.
Dans ces jardins où naguère les pieds de la foule râtelaient les allées sablées, l'herbe et les ronces verdissaient; je m'en étais assuré en m'y promenant. Déjà, faute de soins, dépérissaient les arbres étrangers; sur les canaux ne voguaient plus les cygnes noirs de l'Océanie; la cage n'emprisonnait plus les oiseaux du tropique : ils s'étaient envolés pour aller attendre leur hôte dans leur patrie...
...Toutes les lâchetés avaient acquis par les Cent-Jours un nouveau degré de malignité; affectant de s'élever, par amour de la patrie, au-dessus des attachements personnels, elles s'écriaient que Bonaparte était aussi trop criminel d'avoir violé les traités de 1814.
Mais les vrais coupables n'étaient-ils pas ceux qui favorisaient ses desseins ?
Si, en 1815, au lieu de lui refaire des armées, après l'avoir délaissé une première fois pour le délaisser encore, ils lui avaient dit, lorsqu'il vint coucher aux Tuileries : "Votre génie vous a trompé; l'opinion n'est plus à vous; prenez pitié de la France. Retirez-vous après cette dernière visite à la terre; allez vivre dans la patrie de Washington. Qui sait si les Bourbons ne commettront point de fautes ? qui sait si un jour la France ne tournera pas les yeux vers vous, lorsque, à l'école de la liberté, vous aurez appris le respect des lois ? Vous reviendrez alors, non en ravisseur qui fond sur sa proie, mais en grand pacificateur de son pays."
Ils ne lui tinrent pas ce langage : ils se prêtèrent aux passions de leur chef revenu; ils contribuèrent à l'aveugler, sûrs qu'ils étaient de profiter de sa victoire ou de sa défaite.
Le soldat seul mourut pour Napoléon avec une sincérité admirable; le reste ne fut qu'un troupeau paissant, s'engraissant à droite et à gauche...
...Napoléon quitta la Malmaison accompagné des généraux Bertrand, Rovigo et Becker, ce dernier en qualité de surveillant ou de commissaire. Chemin faisant, il lui prit envie de s'arrêter à Rambouillet. Il en partit pour s'embarquer à Rochefort...
...Depuis le 1er juillet, des frégates l'attendaient dans la rade de Rochefort : des espérances qui ne meurent jamais, des souvenirs inséparables d'un dernier adieu, l'arrêtèrent... Il laissa le temps à la flotte anglaise d'approcher. Il pouvait encore s'embarquer sur deux lougres qui devaient joindre en mer un navire danois (c'est le parti que prit son frère Joseph); mais la résolution lui faillit en regardant le rivage de France. Il avait aversion d'une république; l'égalité et la liberté des États-Unis lui répugnaient. Il penchait à demander un asile aux anglais : "Quel inconvénient trouvez-vous à ce parti ?" disait-il à ceux qu'il consultait. - "L'inconvénient de vous déshonorer", lui répondit un officier de marine : "Vous ne devez pas même tomber mort entre les mains des Anglais. Ils vous feront empailler pour vous montrer à un schelling par tête."
Malgré ces observations, l'empereur résolut de se livrer à ses vainqueurs. Le 13 juillet, Louis XVIII étant déjà à Paris depuis cinq jours, Napoléon envoya au capitaine du vaisseau anglais le Bellérophon (ci dessous) cette lettre pour le prince régent :
"Altesse Royale, en butte aux factions qui divisent mon pays et à l'inimitié des plus grandes puissances de l'Europe, j'ai terminé ma carrière politique, et je viens, comme Thémistocle, m'asseoir au foyer du peuple britannique. Je me mets sous la protection de ses lois, que je réclame de votre Altesse Royale comme du plus puissant, du plus constant et du plus généreux de mes ennemis.
Rochefort, 13 juillet 1815."
Si Bonaparte n'avait durant vingt ans accablé d'outrages le peuple anglais, son gouvernement, son roi et l'héritier de ce roi, on aurait pu trouver quelque convenance de ton dans cette lettre; mais comment cette Altesse Royale tant méprisée, tant insultée par Napoléon est-elle devenue tout d'un coup le plus puissant, le plus constant, le plus généreux des ennemis, par la seule raison qu'elle est victorieuse ?
Il ne pouvait pas être persuadé de ce qu'il disait; or ce qui n'est pas vrai n'est pas éloquent. La phrase exposant le fait d'une grandeur tombée, qui s'adresse à un ennemi est belle; l'exemple banal de Thémistocle est de trop.
Il y a quelque chose de pire qu'un défaut de sincérité dans la démarche de Bonaparte; il y a oubli de la France : l'empereur ne s'occupa que de sa catastrophe individuelle; la chute arrivée, nous ne contâmes plus pour rien à ses yeux. Sans penser qu'en donnant la préférence à l'Angleterre sur l'Amérique, son choix devenait un outrage au deuil de la patrie, il sollicita un asile au gouvernement qui depuis vingt ans soudoyait l'Europe contre nous, de ce gouvernement dont le commissaire à l'armée russe, le général Wilson, pressait Kutuzoff dans la retraite de Moscou, d'achever de nous exterminer : les Anglais, heureux à la bataille finale, campaient dans le Bois de Boulogne. Allez donc, ô Thémistocle, vous asseoir tranquillement au foyer britannique, tandis que la terre n'a pas encore achevé de boire le sang français versé pour vous à Waterloo !
Quel rôle le fugitif, fêté peut-être, eût-il joué au bord de la Tamise, en face de la France envahie, de Wellington devenu dictateur au Louvre ? La haute fortune de Napoléon le servit mieux : les Anglais, se laissant emporter à une politique étroite et rancunière, manquèrent leur dernier triomphe; au lieu de perdre leur suppliant en l'admettant à leurs bastilles ou à leurs festins, ils lui rendirent plus brillante pour la postérité la couronne qu'ils croyaient lui avoir ravie.
Il s'accrut dans sa captivité de l'énorme frayeur des puissances : en vain l'océan l'enchaînait, l'Europe armée campait au rivage, les yeux attachés sur la mer.
Le 15 juillet, l'Épervier transporta Bonaparte au Bellérophon. L'embarcation française était si petite, que du bord du vaisseau anglais on n'apercevait pas le géant sur les vagues. L'empereur, en abordant le capitaine Maitland, lui dit : "Je viens me mettre sous la protection des lois de l'Angleterre." Une fois du moins le contempteur des lois en confessait l'autorité.
La flotte fit voile pour Torbay : une foule de barques se croisaient autour du Bellérophon; même empressement à Plymouth. Le 30 juillet, lord Keith délivra au requérant l'acte qui le confinait à Sainte-Hélène : "C'est pis que la cage de Tamerlan", dit Napoléon..."