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D'Atatürk à Erdogan, par Annie Laurent

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LA RÉALITÉ DE LA « LAÏCITÉ » TURQUE

Si Atatürk a bien fondé une république « laïque » sur les ruines de l’Empire ottoman, il s’agit d’une « laïcité » en réalité bien différente de la conception que nous en avons en France.

En 2005, au moment où s’ouvraient les négociations officielles en vue de l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne (UE), de nombreuses voix autorisées justifiaient ce projet par la « laïcité »de la République fondée par Moustafa Kemal, passé à l’histoire sous le nom d’Atatürk (« Père des Turcs »). Ainsi, disait-on, la nouvelle Turquie était prédisposée à adopter les valeurs démocratiques du Vieux Continent. Mais cela revenait à négliger la particularité de cette laïcité sui generis, qui ignore le principe de neutralité publique en matière religieuse. Loin de proclamer la séparation entre les domaines temporel et spirituel, le kémalisme a placé la religion sous la tutelle de l’État, avec les implications importantes qui en résultent dans de nombreux domaines tels que le droit et l’organisation des cultes. En outre, seul l’islam sunnite, religion de la majorité des Turcs, était concerné par ce programme (1).

Annie_Laurent.jpgTout s’est décidé en un jour, le 3 mars 1924. Dans la foulée de l’abolition du Califat, le Parlement vota la création d’une Direction des Affaires religieuses, laDiyanet. Placé sous l’autorité directe du Premier ministre, structuré de façon hiérarchique, avec une administration centrale et des ramifications en province et à l’étranger où résident de nombreux émigrés, cet organisme assure la gestion des institutions cultuelles : mosquées et écoles religieuses, nomination et rétribution des imams. Elle emploie aujourd’hui plus de 120 000 fonctionnaires.

Cette double réforme reposait sur une vision bien particulière d’Atatürk, acquise par sa proximité avec le Comité Union et Progrès, mouvement nationaliste fondé par lesJeunes-Turcs opposants au sultan et imprégnés des idées de la Révolution française qui avaient commencé à se propager dans l’Empire ottoman dès 1895. Lui-même agnostique, bien qu’élevé dans l’islam, Atatürk méprisait cette « théologie absurde d’un Bédouin [Mahomet] immoral, cadavre putréfié qui empoisonne nos vies » (2). Il rêvait donc d’ancrer la Turquie dans la civilisation occidentale dont il admirait le rationalisme. Mais, connaissant l’identification de la majorité des Turcs avec l’islam sunnite, il savait ne pas pouvoir les détacher d’un coup de leur religion. Lui-même reconnaissait en 1932 qu’« une nation sans religion est vouée à disparaître » (3).

La solution consistait d’abord à entretenir une confusion entre identité turque et sunnisme, ce qui, outre les chrétiens (4), marginalise ou exclut deux groupes, les Kurdes et les alévis. Quoique majoritairement sunnites et pouvant siéger au Parlement, les Kurdes sont privés de certaines libertés en raison de leurs particularités ethniques et culturelles ainsi que de leurs revendications autonomistes. À plusieurs reprises, leurs intellectuels ont été visés par la répression. Ce n’est que depuis l’ouverture des négociations avec l’UE qu’ils ont le droit d’enseigner leur langue dans des écoles privées.

La situation des alévis, moins médiatisée que celle des Kurdes, n’en est pas moins aussi injuste. Dissidence du chiisme et religieusement proche de l’alaouitisme en Syrie voisine, l’alévisme se caractérise par son syncrétisme (avec des emprunts à des traditions asiatiques telles que la réincarnation), son ésotérisme, ses rites initiatiques et sa liberté par rapport au Coran (5). A cause de leurs croyances déviantes de l’islam orthodoxe, les alévis, d’ethnie turque ou kurde, sont traités de manière péjorative dans les livres scolaires. Malgré leur importance numérique (environ 20 millions d’adeptes), ils ne jouissent d’aucune reconnaissance et n’ont aucun représentant à la Diyanet.

Au fond, ce qui est reproché aux Kurdes et aux alévis c’est de ne pas être de sang et de culture turcs pour les premiers, de confession sunnite pour les seconds.

L’autre volet du plan d’Atatürk consistait à asseoir le contrôle de l’État sur la religion. Les autorités religieuses n’étaient plus consultées sur la conformité des lois avec la charia (loi islamique), laquelle ne constituait d’ailleurs plus la source du droit. S’ensuivit une réforme de tout le système juridique avec la suppression des tribunaux religieux et l’adoption de nouveaux codes calqués sur le modèle suisse, les plus marquants concernant la disparition des normes islamiques en matière de droit matrimonial. 

Parallèlement, d’autres lois favorisèrent la sécularisation: dissolution des confréries, celles-ci étant considérées comme superstitieuses ; suppression de tout vêtement ou insigne religieux en dehors des lieux de culte, y compris pour les chrétiens ; adoption du dimanche comme jour chômé ; transformation en muséesde Sainte-Sophie (ancienne basilique byzantine devenue mosquée en 1453) et de Saint-Sauveur in Chora ; interdiction de fonder des associations à caractère religieux ; remplacement obligatoire du salut musulman, le salam, par la poignée de main ; prohibition du fez, le couvre-chef masculin traditionnel ; suppression progressive du foulard islamique (türbanen turc). Atatürk attendit cependant 1928 pour faire abroger, par une révision constitutionnelle, la mention de l’islam comme « religion d’État », et 1937 pour ériger la laïcité en principe fondamental.

En s’appuyant sur l’armée et malgré l’impopularité de ces mesures dans les provinces éloignées des métropoles, le Réis(Président) veilla à l’application stricte de son système jusqu’à sa mort en 1938. L’amorce d’une lente érosion de la laïcité est ensuite apparue et elle n’a cessé de gagner du terrain. Le multipartisme, autorisé en 1946 par le successeur d’Atatürk, Ismet Inönü, afin de satisfaire à une condition imposée à la Turquie pour prix de son adhésion à l’ONU, favorisa l’émergence de l’islam politique qui œuvre depuis lors à la réislamisation de l’État et de la société.

Suite à diverses dissolutions des partis se réclamant de l’islamisme, cette idéologie s’est cristallisée à partir de 1969 autour du Milli Görüs (la « Vision nationale »). Dans sa jeunesse, Recep-Tayyip Erdogan avait milité dans ce mouvement qui lui servira de tremplin pour créer le Parti de la Justice et du Développement (AKP) en 2001. Il s’en est démarqué peu après, notamment à cause de l’opposition de Milli Görüs à l’adhésion à l’UE, option à laquelle lui-même se dit attaché.

Ce qui n’empêche pas son gouvernement de promouvoir une forte méfiance envers toute influence occidentale. En témoigne la campagne contre les symboles de Noël et les festivités du Nouvel An menée en décembre 2016. Le sermon du dernier vendredi de ce mois-là, rédigé comme chaque semaine par la Dyanet et imposé à tous les imams du pays, a condamné avec virulence ces « fêtes païennes ». Pour le président turc, « on ne peut être à la fois laïque et musulman, parce qu’Allah, le créateur du musulman, dispose du pouvoir absolu » (6).

Depuis son élection comme président de la République en 2014, débarrassé du contrôle de l’armée qu’il a évincée à la suite de la tentative de coup d’Etat qui le visait en 2016, Erdogan met tout en œuvre pour enterrer l’héritage d’Atatürk, dont les statues disparaissent peu à peu du paysage. Utiliser sa légitimité démocratique pour parvenir à ses fins, telle est sa stratégie. Ainsi, il a pris des mesures pour limiter les permis relatifs au commerce d’alcool, introduire des cours obligatoires de religion (sunnite) dans les programmes scolaires, autoriser le port du türban à l’école pour les filles à partir de 10 ans, et pour les femmes dans les institutions publiques, imposer la censure pour des motifs moraux, etc.

Avec lui, l’islam s’impose visiblement. En témoignent la nouvelle mosquée – la plus haute du monde ! –édifiée place Taksim à Istamboul et la reconversion de Sainte-Sophie en mosquée. Pour la spécialiste libanaise Jana Jabbour, cette décision « est perçue par une large majorité d’ultraconservateurs turcs comme le signe de la victoire de l’Islam sur la Chrétienté et le triomphe de l’identité islamique de la Turquie sur son identité occidentalisée, laïque et pluraliste » (7). Erdogan s’emploie aussi à accroître sa mainmise idéologique sur les Turcs établis en Europe. Il dispose pour cela des Unions turco-islamiques des affaires religieuses (Ditib) qui dépendent de la Dyanet. Sous la surveillance de « conseillers religieux » en poste dans les ambassades, les imams détachés veillent à maintenir la diaspora dans une identité turqueet traquent les opposants au régime (8).

La laïcité à la turque présente donc une contradiction qu’analyse ainsi le professeur turc Emre Oktem : « Le politique a pénétré dans le religieux pour mieux le contrôler, mais le religieux en a profité pour s’introduire dans l’appareil étatique. La Dyanet avait été conçue comme un instrument de contrôle étatique. Elle assuma bien son rôle mais elle servit également, et avec beaucoup de succès, à propager la religion islamique, selon la confession sunnite, si bien que l’Anatolie a subi une vague d’islamisation orthodoxe qu’elle n’avait guère connue à l’époque ottomane, où les moyens de communication étaient si précaires et l’Etat si peu présent » (9).

 

                                                                       Annie Laurent

____

  • A. Laurent, L’Europe malade de la Turquie, éd. François-Xavier de Guibert, 2005.
  • Benoît-Méchin, Mustapha Kémal ou la mort d’un empire, Albin Michel, 1954, p. 323.
  • Thierry Zarcone, La Turquie moderne et l’islam, Flammarion, 2004, p. 136.
  • p.
  • Sur les alévis, cf. Zarcone, ibid., p. 297-303.
  • Cité par Ahmet Insel, La nouvelle Turquie d’Erdogan, du rêve démocratique à ladérive autoritaire, Ed. La Découverte, 2015, p. 84.
  • « Erdogan se prend-il pour Mehmet II ?», L’Orient-Le Jour, 25 juillet 2020.
  • « Comment Erdogan tisse sa toile », Valeurs actuelles, 10 août 2017 ; cf. aussi Jean-Frédéric Poisson, La macronie et l’islamisme, Éd. de Paris, 2022.
  • Cité par A. Laurent, cit., p. 91.
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 Article paru dans La Nef n° 348 – Juin 2022

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