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La France périphérique et les oubliés de la politique : généalogie (partie 1), par Fabrice VALLET (Juriste).

OPINION. La France des oubliés identifiée par le géographe Christophe Guilluy a explosé à la figure d’un système médiatique aveugle à travers les GIlets jaunes. Comment ce phénomène de déclassement géographique a-t-il été enclenché ? Cette France des gens ordinaires parviendra-t-elle à se faire entendre en 2022 ? Éléments de réponse dans cette analyse en trois volets.

Depuis le plan Juppé de 1995, l’irruption d’un nouveau prolétariat s’étend des précaires aux indépendants en passant par la paysannerie. Derrière la défense d’acquis sociaux, de services publics fondateurs de l’identité de notre République s’affirme indéniablement le rejet massif du néo-libéralisme et de l’argent comme seul critère de régulation sociale.

Que ce soit des chercheurs de l’Institut d’études politiques de Bordeaux, comme Michel Cahen en 1995, Marc Blondel cette même année, François de Closets en 1998, Jean-Marie Le Pen en 2002, Bernard Cassen en 2003, Laurent Fabius en 2004, ou Christophe Guilluy en 2020, tous s’accordent pour dire le malaise du mal-vivre de ses populations, qui constituent la majorité des Français qui vivent dans les ceintures périurbaines ou la France rurale, dont le silence — pendant trop longtemps oublié dans des combats qui ne leur profitaient guère — a été rompu par l’actualité du mouvement des Gilets jaunes, en novembre 2018.

En effet, cette France périphérique — qui a puisé dans le déni opposé à ses difficultés d’existence pendant 40 ans l’aliment de sa rancœur, en novembre 2018 — est apparue dans sa vérité criante à la France protégée des effets de la mondialisation qui, jusque là se piquait de ses nobles sentiments sans éprouver ni compassion ni intérêt pour les effets délétères de l’explosion des inégalités et de l’avènement d’une société multiculturelle.

Et c’est assez significatif alors qu’une Marine le Pen, en 2009, évoque « ces agriculteurs, chômeurs, ouvriers, retraités, habitants des campagnes françaises, broyés par un système financier devenu fou » et accuse la caste politique UMP-PS de les considérer comme des « triples riens ». Comment alors lui refuser une certaine part de vérité, quand Emmanuel Macron en juillet 2017 distinguait dans des lieux publics et ouverts — comme les gares — des personnes « qui réussissent » et des gens « qui ne sont rien » ?

Ce paroxysme du mépris social par la France d’en haut, divise aujourd’hui la société entre ceux qui souffrent d’un manque, d’une gêne, dans l’inégale liberté d’avoir, d’aller et de venir, de faire et finalement d’être et, ceux qui revendiquent un modèle qui crée des richesses, mais qui ne répond plus aux exigences des plus modestes.

Cette France qui se définit par un cumul d’inégalités matérielles et culturelles — dans le partage des ressources économiques, l’accès au langage et aux codes, la maîtrise de l’avenir, la compréhension du monde et de son évolution —, selon Louis Chauvel, doit être respectée pour le formidable élan qu’elle a montré, dernièrement, avec la crise du Covid-19. Trop longtemps oubliée de la représentation, elle mérite bien entendu d’être décrite, avec toute la place majoritaire dans la société, qu’elle mérite, mais aussi d’être enfin représentée en 2022.

Origine de la France périphérique : des couches populaires abandonnées

À partir des années 1980, la division internationale du travail, les mutations technologiques et la recomposition économique des territoires ont entraîné le plus grand plan social de l’Histoire. Pour la première fois, les plus modestes ne vivaient plus là où se créaient la richesse et les emplois : le monde des périphéries populaires venait de naître. Ainsi, pendant trop longtemps, les classes dirigeantes n’ont pas envisagé la France autrement que structurée autour d’une classe moyenne majoritaire, héritée des représentations des Trente Glorieuses. En quelques décennies, la classe moyenne triomphante est ainsi devenue le « panier de déplorables », selon l’expression utilisée par Hillary Clinton, celui des sans dents (François Hollande), de ceux qui ne sont rien.

La majorité des ouvriers, des employés ainsi que des ménages modestes vivent aujourd’hui sur des territoires périurbains, industriels et ruraux, à l’écart des lieux de pouvoirs économiques et culturels. Reléguée dans cette « France périphérique », terme créé et rendu célèbre par le géographe Christophe Guilluy, cette classe ouvrière semi-clandestine n’en a pas moins abandonné les valeurs d’une société « libre, égalitaire et décente » (George Orwell) qui encourage la coopération pacifique des individus autonomes plutôt que la guerre de tous contre tous.

La fin de l’invisibilisation des grands perdants de la globalisation, marquée par la désindustrialisation des économies, a réuni des catégories très différentes : des ouvriers, des employés, des indépendants, des paysans, des femmes, des hommes, des retraités et des jeunes. À ce mouvement de fond qui dure depuis plus de 15 ans, s’est greffé une nouvelle composante sociologique composée par les agents du service public soumis aux vents de la concurrence ainsi que les précaires, en novembre 2018, lors du mouvement national des Gilets jaunes.

Des classes sociales majoritaires

En 1995, déjà, Michel Cahen, chercheur à l’IEP de Bordeaux avait diagnostiqué que le prolétariat représentait plus de 75 % de la population. Il mettait ainsi dans cette catégorie aussi bien les producteurs de services marchands tels que les cheminots ou les employés de centre d’appels. Au côté des ouvriers, il comptait dans cette nouvelle classe en situation de fragilité sociale, les employés, les infirmières, les instituteurs. Il constatait aussi une prolétarisation croissante de milieux issus de l’artisanat, du petit commerce, du paysannat, de la petite bourgeoisie. Une France, néanmoins, à ne pas confondre avec la France précaire. Et Marc Blondel eut raison d’englober les chômeurs dans ce nouveau prolétariat, quand il lança l’anathème contre « tous ceux qui pourraient un jour avoir comme espérance d’opposer ceux qui n’ont pas de travail et ceux qui en ont ».

Au lendemain du premier tour de l’élection présidentielle de 2002, le sociologue Alain Chenu, décrivait cette galaxie des « sans-grade, des exclus » (Jean-Marie Le Pen), abandonnée par la politique, comme un univers d’ouvriers — 27 % des emplois, à cette époque — mais aussi d’employés. Si les premiers furent les premières victimes des plans sociaux successifs, dans la sidérurgie, l’automobile ou l’électronique, les seconds constituent une population en majorité féminine, peu syndiquée hors secteur public, la plus exposée au chômage et à la précarité, selon Alain Chenu. Ce sont ces caissières d’hypermarchés, ces agents de service dans les cantines, ces employées de salons de coiffure, ces femmes de ménage, ces secrétaires, ces convoyeurs de fonds, ces hommes de troupe comme ces gardiens de la paix ou ces vigiles.

En 2004, dans un essai décapant, Éric Conan citait Bernard Cassen, qui parlait en ces termes de catégories oubliées dans les politiques publiques, représentant d’après lui, 20 millions de personnes. Il dénonçait à cette occasion les syndicats et les partis qui ne touchaient pas la vraie France d’en bas : celle des chômeurs, des ouvriers et employés pauvres, celle des petits commerçants éliminés par les grandes surfaces, celle des familles monoparentales, des précaires, qui sont sans accès à l’exercice effectif de la citoyenneté. Cette même année, l’OCDE indiquait que la chute des bas salaires concernait les ouvriers qualifiés, les manœuvres du bâtiment, les mécaniciens auto, les chauffeurs d’autobus et les secrétaires.

En 2005, Jean-Fraçois Kahn, dans un article décapant, fustigeait encore la gauche socialiste, qui n’avait pas réussi à regrouper derrière elle les salariés, les chômeurs, les exclus, les employés, les commerçants de proximité, tout comme les artisans, les patrons de PME indépendantes, mais également une large fraction de la paysannerie.

L’année suivante, l’ancien conseiller de Jean-Pierre Raffarin, à Matignon, Hakim el Karoui confirmait, la naissance, en pointillés d’une nouvelle alliance entre le bloc ouvriers employés (40 % du pays) et des classes moyennes rendues anxieuses par la mondialisation. Dans un opuscule qui fit date dans les milieux autorisés, en 2010, Christophe Guilluy, dénonçait, dans Fractures françaises, le fait qu’« ouvriers, employés, petits paysans, petits indépendants, retraités et jeunes de ces catégories vivent désormais dans une France des fragilités sociales ».

En 2011, Marianne consacrait un article aux classes populaires déclassées, évoquant ces outsiders du marché du travail. Ceux-ci étaient constitués par les ouvriers au chômage, les jeunes en galère de petits boulots en CDD, employés à temps partiel subi. Le journal notait aussi que ces classes populaires étaient aussi intégrées, mais que dans ce cas là, elles avaient basculé chez les employés en emploi stable/CDI. Ce bloc constituait alors 30 % de la population active contre 23 % pour les ouvriers.

Des catégories hier opposées (jeunes, actifs et retraités issus de catégories modestes, ouvriers, employés, petits paysans, petits indépendants) forment désormais un continuum socioculturel et partagent une même perception des effets négatifs de la mondialisation. En effet, ces ouvriers, employés, petits paysans, petits indépendants, jeunes, actifs occupés, chômeurs et retraités issus de ces catégories vivent en dessous du revenu médian, parfois dans des conditions de précarité extrême, toujours dans un état de fragilité sociale : c’est ce que constatait, Christophe Guilluy dans son essai majeur, La France périphériqueen 2015. « Cette seconde France, c’est celle des exclus et des sans-droits, dont le nombre s’accroît : celle des ouvriers et des employés, des petits agriculteurs ; celle d’une partie des classes moyennes. » C’est aussi ce qu’avait déjà jugé Laurent Fabius, en 2004.

Cette « périphérie » majoritaire, mais de plus en plus sinistrée et paupérisée conduit à rendre le peuple réellement existant de plus en plus invisible aux yeux des élites qui ne subissent pas le modèle économique et sociétal.

Ainsi, depuis les années 2000, après les ouvriers, ce sont les paysans, puis les employés, les petits indépendants, les chômeurs, les jeunes et les retraités qui sont peu à peu sortis de l’invisibilité culturelle en exprimant politiquement une contestation du modèle dominant. Ainsi, il existe bien une identité de condition des classes moyennes et populaires de la France périphérique, devenue la France des Gilets jaunes. Cette visibilité des gens ordinaires s’accentua à l’occasion de la pandémie du covid 19. Aides-soignantes, et infirmières, éboueurs, chauffeurs routiers, livreurs, caissières, magasiniers, caristes, commerçants, travailleurs indépendants, ceux qui quelques mois plus tôt s’étaient rassemblés sur les ronds-points en gilet jaune furent couverts d’applaudissements.

Ainsi, depuis plus de trente ans, la maximisation du profit à court terme et la reconversion des capitaux dans des activités plus spéculatives ou plus rentables, associées au coût élevé du travail, ont entraîné la destruction massive d’emplois productifs (agricoles, miniers, industriels) et de services jugés inutiles ou substituables. L’abandon conscient du secteur productif par les investisseurs et par les pouvoirs publics a frappé tant l’agriculture — 1.5 millions d’emplois perdus en 40 ans — que l’industrie — 2.5 millions d’emplois industriels disparus en 40 ans pour passer sous la barre des 3 millions. Des chiffres aggravés par la chute de la pêche, des mines et du bâtiment. De plus, si l’on ajoute à ce pitoyable bilan, les onze millions de pauvres plus ou moins assistés, mais intégrés par l’économie sociale de marché, nous nous trouvons bien en face de cette réalité socio-économique qui polarise les modes de vie, les paysages et toute une façon d’être au monde, autour du pavillon, de l’automobile et du centre commercial.

Sur les ruines de la classe moyenne, ouvriers, employés, chômeurs, jeunes et retraités issus de ces catégories, petite bourgeoisie traditionnelle, petits paysans et petits cadres partagent une perception commune des effets de la mondialisation et des choix économiques et sociétaux de la classe dirigeante.

Les valeurs incarnées par la France périphérique

Depuis plus de trente ans, une formidable colère gronde, un puissant refus de cette société dont les battements de la Bourse remplacent ceux du cœur, dont les démiurges aimeraient qu’elle ne sache plus rien dire d’autre que : « Combien ça coûte ? Combien ça rapporte ? » En effet, comment refuser le diagnostic d’en bas de ces classes populaires ? Un diagnostic qui repose sur les effets de la mondialisation (stagnation ou déflation salariale, précarisation, chômage, fin de l’ascension sociale) et de son corollaire lié à l’immigration, aléas de la cohabitation, quartiers difficiles, problèmes de logement, déshérence de l’école, instabilité démographique. Comment ne pas en appeler comme Hubert Védrine — en 2020, après avoir été au pouvoir de 1997 à 2002 — à remettre en cause un mode de vie basé sur le mondialisme, la déréglementation, le sans frontiérisme, la mobilité permanente sans limites ni entraves ?! Le modèle néolibéral a plongé durablement la société populaire dans une forme de précarité sociale structurelle.

C’est pourquoi les valeurs des gens ordinaires, comme le bien commun, son identité, le cadre national, l’Etat-Providence et une forme de « common decency » sont toujours présentes dans leur cœur. La grille de lecture de Christopher Lash portant sur l’idéologie du progrès, en 1991, est éclairante à plus d’un titre sur la déchirure entre les élites et le peuple. Lash oppose « les gens de peu » qui luttent non pas pour défendre leurs intérêts, mais pour protéger « leurs métiers, leurs familles et leur environnement » menacés par les délocalisations et la déflation des pays émergents, aux gagnants de la globalisation. À la fin du XIXe siècle, l’historien Lawrence Goodwyn avait déjà remarqué que « la croyance dans les lois inexorables du développement va généralement de pair avec un certain mépris pour les gens ordinaires et leurs idées et coutumes ancestrales ». Le mépris affiché pour ceux qui défendent le peuple, confirme Lash, cache en réalité une aversion mal déguisée pour le peuple et ses angoisses, son désir de valeurs et son goût pour une certaine stabilité. « La population, écrit encore Lash, se montre troublée par l’indifférence des médias pour les ouvriers et les pauvres, sauf comme des objets de satire ou de compassion. »

Le capitalisme n’a pu fonctionner que parce qu’il a hérité d’une série de types anthropologiques : des juges incorruptibles, des fonctionnaires intègres et wébériens, des éducateurs qui se consacrent à leur vocation, des ouvriers qui ont un minimum de conscience professionnelle. Ces types ont été créés dans des périodes historiques antérieures, par référence à des valeurs consacrées et incontestables : l’honnêteté, le service de l’État, la transmission du savoir, le bel ouvrage. Ce sont l’ensemble de ces valeurs que veulent préserver les classes populaires d’aujourd’hui.

La permanence et l’atavisme d’une société populaire, contrainte aux valeurs d’entraide et de solidarité, ont été particulièrement montrés par George Orwell, et plus récemment, par JC Michea. George Orwell, dans sa définition de la « common decency » souligne la centralité de la société populaire. Ce concept s’édifie sur une société d’individus libres et égaux, reposant sur le don, l’entraide, la civilité, la bienveillance réciproque, qui sont incompatibles avec tout désir d’enrichissement personnel ou de domination de ses semblables. Ce que Pierre Leroux, fondateur du socialisme originel, pensait, dans sa théorie de l’amitié et de l’association : comme dépassement des contradictions entre l’égoïsme et l’altruisme. Dans un livre, La dignité des travailleurs, Michèle Lamont définit autrement cette honnêteté commune, comme une capacité à faire preuve de discipline et d’une conduite à la fois responsable et généreuse tout en visant à maintenir un sens d’ordre et de sécurité pour eux-mêmes et les autres. Michèle Lamont ajoute que « ce code moral distinctif des travailleurs est basé sur l’intégrité personnelle et la qualité des relations interpersonnelles ». De manière générale, les gens ordinaires accordent plus d’importance aux sentiments humains ordinaires, tels que l’amour, l’amitié, la joie de vivre, le rire, la curiosité, le courage ou l’intégrité. Ils n’en sont pas moins « tenus » par la triple obligation universelle originellement associée au sens de l’honneur de « donner, recevoir, rendre », chère à Marcel Mauss. C’est ainsi que la fraternité, expression de l’amour et de la sympathie, est capable de donner vie, et vigueur, au devoir de solidarité. Cette moralité populaire, définie par Jean-Claude Michéa, comme « un minimum de valeurs partagées et de solidarité collective effectivement pratiquée » peut paraître suffisante, dans le monde d’après Covid-19, pour relever le défi existentiel de la préservation du niveau et du mode de vie de la France périphérique.

L’employé du lotissement pavillonnaire, l’ouvrier rural, le chômeur du bassin minier, le petit fonctionnaire, mais aussi le petit paysan qui voisinent aujourd’hui dans la France périphérique contribuent à la recomposition sociale des milieux populaires. Il est temps pour tous ces oubliés des politiques publiques, que les élites se préoccupent de savoir comment les classes populaires bouclent les fins de mois, paient leur loyer ou leurs traites, assurent l’avenir de leurs enfants, se déplacent pour rejoindre leur travail ou comment elles préservent leur capital culturel.

 

Fabrice VALLET
Juriste
Juriste de formation et doté de cinq diplômes d’enseignement supérieur, il dirige actuellement une association d’insertion dans les quartiers prioritaires de Clermont-Ferrand. Il a travaillé pour le Ministère de la Cohésion sociale, de la Justice et pour la Présidence de la République.Il est l’auteur de plusieurs articles, notamment « Sauver notre modèle social aujourd’hui » et « L’Euro : croissance ou chômage ? ». Il a participé à Nuit debout et aux Gilets Jaunes.
 

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