Entre ensauvagement et extermination, le conflit « socialisé » de Georg Simmel, par Louis Soubiale.
La multi-conflictualité, sinon l’omni-conflictualité des sociétés contemporaines, est-elle le propre de la modernité, voire de la postmodernité ?
Si le conflit et la violence ne sont, certes, pas l’apanage de ladite modernité, il est un fait observable que, jamais dans l’histoire, un groupe humain socialement organisé n’aura autant baigné dans ce climat de haute inflammabilité polémogène qu’on qualifiera d’ensauvagement, tant il paraît renouer avec une certaine barbarie des mœurs pré-civilisationnelle. Au vrai, nos sociétés soi-disant policées sont diversement criblées de zones de conflits, quand elles ne sont pas scarifiées par des lignes de fracture plus ou moins profondes, rendues incoercibles par la propension mortifère à ne plus « faire communauté ». Le commun a été évacué au bénéfice indu d’un particulier surdéterminé, un corporatisme scissipare s’étant substitué au corps social, selon un processus dynamique qui n’épargne guère le plus haut niveau de l’État. C’est ainsi que la police, « soutenue » par son ministère de l’Intérieur, s’oppose frontalement à la justice et à son garde des Sceaux, tandis que l’actualité est quotidiennement émaillée de « faits divers » plus ou moins sanglants. Cette discordance n’est nullement faite pour garantir la sérénité et la stabilité du « droit gouvernement de plusieurs ménages » selon la formule de Jean Bodin. La conflictualité jaillit de ces incertitudes systémiques et itératives engendrant des bouleversements en cascades qui, de proche en proche, finissent par entamer, jusqu’à l’irréversible corrosion, les fondements de tout ce qui peut « faire société » : l’autorité, l’ordre public, les bonnes mœurs, la morale civique, l’instruction, l’excellence, la confiance publique… Mais ces incertitudes sont elles-mêmes le fruit de ces multiples courants déconstructeurs à l’œuvre depuis deux générations et qui, pour reprendre le mot de Julien Freund, précipitent la société dans une « dissidence avec elle-même ». La disharmonie qu’elle provoque plonge la société dans un état d’anomie systémique, l’antagonisme des valeurs (Max Weber) se conjuguant à l’illisibilité d’une conduite sociale commune, le tout débouchant sur la confusion, le chaos et la violence – de moins en moins contenue.
Pourtant, à lire Georg Simmel (1858-1918), l’un des pères de la sociologie, cette conflictualité endémique n’aurait rien de particulièrement « anormale », dans la mesure où, précisément, le conflit participe activement d’un mouvement qu’il dénomme « socialisation », laquelle s’entend comme le topos « où il y a action réciproque de plusieurs individus ». Aux premières pages du célèbre chapitre IV de sa Sociologie (1908), il note que « si toute interaction entre les hommes est une socialisation, alors le conflit, qui est l’une des formes de socialisation les plus actives qu’il est logiquement impossible de réduire à un seul élément, doit absolument être considéré comme une socialisation » (Le Conflit). À la différence des pacifistes qui vouent leur existence au triomphe inconditionnel de la paix, Simmel tient pour acquis et inévitable la propension humaine au conflit. Les animosités « directement productives sociologiquement », confèreraient une forme au corps social. Le conflit serait donc autant une nécessité vitale qu’un déterminisme socio-psychique : « De même que pour avoir une forme, le cosmos a besoin ‘‘d’amour et de haine’’, de forces attractives et de forces répulsives, la société a besoin d’un certain rapport quantitatif d’harmonie et de dissonance, d’association et de compétition, de sympathie et d’antipathie pour accéder à une forme définie. » Et si l’homme est mu par des élans incontestables et sincères de sympathie et de compassion, il n’est pas contradictoire qu’il soit, dans le même temps, poussé par des pulsions d’hostilité qui se manifestent graduellement selon l’objet du dissentiment et l’intensité de l’antagonisme (aversion, dissension, dissidence, violence, guerre…). Si la tension mène à la dissociation et à la division, elle n’en est pas moins facteur d’unification. Le conflit, selon Simmel, « est en fait un mouvement de protection contre le dualisme qui sépare, et une voie qui mènera à une sorte d’unité, quelle qu’elle soit, même si elle passe par la destruction de l’une des parties ». C’est dire, ajoute Simmel dans un registre schumpétérien, que « les relations conflictuelles ne produisent pas une forme sociale à elles seules, mais toujours en corrélation avec des énergies créatrices d’unité ».
Si l’unité jaillit d’une inéluctable et obligatoire dualité originelle, il n’en reste pas moins que tout conflit, par essence provisoire, doit déboucher sur sa propre fin – à la fois son terme et la réalisation de son objectif – quitte à renaître plus tard. Les acteurs du conflit doivent veiller à ne pas réduire à néant « l’élément créateur d’unité ». L’affrontement devient, en effet, un « cas-limite », assimilé au « meurtre crapuleux », lorsqu’il n’est plus question « d’épargner la victime, d’imposer une limite à la violence ». Pour Simmel, le conflit, loin de toute haine exterminatrice, est un « moment de la socialisation, même si celui-ci n’a qu’un effet de frein ». Nos sociétés Orange mécanique se situent-elles encore dans ce moment ?
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