«Où va la France?»: Boualem Sansal s’interroge sur les racines du déclin.
Boualem Sansal. Clairefond
TRIBUNE - On sait que l’œuvre de l’écrivain algérien, réputé pour son indépendance d’esprit, qui vit en Algérie envers et contre tout, rencontre un très vif succès dans plusieurs pays européens, en particulier en France et en Allemagne. Selon lui, notre pays souffre de ne plus se reconnaître. Pour faire face à nos maux, Boualem Sansal nous invite à redécouvrir la pensée d’Ibn Khaldoun, historien arabe qui a médité sur la naissance et sur la mort des empires.
La réponse est en grande partie dans la question. Si on se demande ce qu’on va devenir c’est qu’on se sait malade, condamné, perdu, et de plus, implicitement dit, incapable de nous en sortir par nous-même. Il y a aussi, sous-jacent, comme un appel au secours. On espère, on attend, on gémit pour inspirer la pitié, sachant bien cependant que nos amis et nos ennemis de par le monde ont leur propre vision des choses.
Il y a toujours beaucoup de réponses dans les questions. Il faut juste les trouver. Ce que, en l’occurrence, la question ne dit pas, c’est le nomde la maladie. C’est essentiel, il paraît qu’on souffre moins quand on sait de quoi on va mourir.
Les Français sont connus pour ne jamais manquer de mots pour parler. Ils ont donné mille noms au mal qui ronge leur pays, et continuent de croire qu’en les répétant à l’infini comme des mantras ou des sourates ils avanceraient dans la vérité. Multiplier les noms ne fait, à mon avis, rien d’autre qu’ajouter au malheur du monde.
Que faire de tous ces mots qui font la une des journaux, les titres des livres et les thèmes de toutes les campagnes: déclin, décadence, faillite, éviction, déclassement, colonisation, identitaire, repli, mosquée, remplacement, islam, imam, prison, civilisation, voile, djihad, agression, islamophobie, banlieues, territoires, incompétence, amateurisme, franchouillardise, féminisation, rebeu, LGBT, Gafam, racisme, woke, anti-Blancs, antisémitisme, antisémite, antisioniste, Allah, juifs, haine, chrétiens, musulmans, terrorisme, attentat, blasphème, minorités, victimes, église, sourates, tags, incivilité, égorger, repères, autorité, souveraineté, coran, hadiths, halal, haram, harem, matérialisme, spiritualité, endettement, Europe, Mahomet, Mohamed, messager, inch’Allah, mondialisation, président, pacotille, ministres, rabais, bureaucratie, corruption, émigration, statistiques, démographie, délinquance, experts, télés, presse, subventions, libération, Cassandre, lanceurs d’alerte, rap, indigène, patriote, bobo, islamo-gauchiste, communication, langue de bois, gilets jaunes, dissidence, guerre civile, cheval de Troie, repentance, victimisation, Algérie, Afrique, Allemagne, Bruxelles, Maastricht, Brexit, frexit, Qatar, La Mecque,Chine, Poutine, Erdogan, députés, pantouflard, Daech, génocide, etc.,la liste est longue.
La profusion ne dit rien de fondamental, elle saoule. La vérité est que la France souffre d’elle-même, elle ne se connaît plus, ne se reconnaît plus, ce qui est bien la pire des maladies. J’ai parfois l’impression qu’elle se prend pour un pays musulman qui se voit menacé dans son existence par des hordes d’infidèles.
Devant l’échec de la démarche, elle a sous-traité ses pouvoirs de police et de gouvernement aux islamistes afin de rétablir l’ordre dans les territoires perdus de la république gangrenés par la délinquance, le séparatisme et le satanisme. Cercle vicieux.
Après avoir enrôlé les islamistes pour sauver les banlieues de la grande délinquance, et attribué reconnaissance et titres de noblesse à leurs représentants encravatés, la France et l’Europe en appelèrent aux États d’où sont originaires les envahissants islamistes (Algérie, Maroc, Tunisie, Libye, Turquie, Tchétchénie…) pour garder leurs frontières extérieures et faire que leur religion cesse de se répandre partout dans le monde.
La France en est là, sonnée, groggy, pieds et poings liés, enrôlée à son insu dans le djihad planétaire. Les reconstructeurs de l’histoire de France applaudissent, la puissance d’entraînement de l’expansion islamique accélère formidablement l’avènement de la mondialisation bienheureuse et l’open society promise.
Ce qu’Ibn Khaldoun nous apprend, au fond, c’est que c’est toujours le plus intelligent, le plus fort, le plus rapide, le plus cruel, qui l’emporte. Les Français seraient, selon les reconstructeurs, trop bêtes, trop irrémédiablement ramollis pour comprendre qu’il faut d’abord perdre pour ensuite gagner.
Comment sortir du piège?
Le génial Ibn Khaldoun le dit: il faut au plus vite se doter d’une économie productive qui sache créer de la richesse, des savoirs, des compétences, des métiers d’avenir, et qui sache diffuser dans la société l’esprit de conquête. Les chevaliers d’un pays sont ses entrepreneurs, pas ses soldats, pas ses princes et leurs dandys. Dans un pays prospère indépendant et inventif, l’État dispose de toutes les ressources nécessaires, financières, humaines et techniques pour administrer le pays, sans attenter aux libertés, sans avoir à terroriserla population pour prélever toujours plus d’impôts en recourant aux services de cogneurs locaux et étrangers. Les protections se paient cher. La mondialisation n’est pas l’auberge espagnole, il faut payer pour y entrer et profiter de ses mécanismes protecteurs. Le prix en est le démantèlement des forces nationales et la soumission des élites aux maîtres du monde. Au bout, l’État national disparaît et le pays devient étranger pour sa population.
La déconstruction est fort avancée. La France a déjà beaucoup perdu, son génie, sa culture, sa langue, ses valeurs, ses compétences, ses métiers d’avenir, ses territoires, son armée et son audience internationale. Mais il lui reste un peu de vie, elle peut rebondir.
Je sens que la publication de ce modeste articulet va déclencher une véritable passion pour Ibn Khaldoun. Ses connaisseurs seront lourdement sollicités. Le retour du maître fera très vite que beaucoup de penseurs, d’experts et autres beaux parleurs vont se rhabiller et disparaître. Personne ne les rappellera.
Un dernier mot, super essentiel. J’aurais dû commencer par là. Ibn Khaldoun recommande de tout soumettre au jugement de l’histoire. C’est par elle que nous sommes, c’est par elle que nous devenons et c’est en elle que nous serons. Hors d’elle, il n’y a que du vide et des choses éparses sans signification. L’histoire est un champ de forces orienté une fois pour toutes, on ne peut ni modifier, ni retrancher. Les pays d’islam n’aiment guère Ibn Khaldoun, pour eux la religion est la mesure de toute chose, il n’y a rien à discuter.
Il est des pays qui ont fait du khaldounisme, comme Monsieur Jourdain faisait de la prose, il faut y regarder, il n’y a pas de honte à apprendre des autres: de la Russie de Poutine, du Japon des samouraïs, de la Corée des chaebols, d’Israël des kibboutzim et des start-up, de la Chine des murailles et des routes de la soie, et de cet étonnant Royaume-Uni qui a toujours su retomber sur ses pieds et ravir la vedette.
Auteur de plusieurs dizaines d’ouvrages, Boualem Sansal a notamment publié «Le Serment des barbares» (Gallimard, 1999), «Le Village de l’Allemand ou Le Journal des frères Schiller» (Gallimard, 2008), couronné par quatre prix, «2084. La Fin du monde» (Gallimard, 2015), grand prix du roman de l’Académie française, et «Le Train d’Erligen ou La Métamorphose de Dieu» (Gallimard, 2019). Dernier roman paru: «Abraham ou La Cinquième alliance» (Gallimard, coll. «Blanche», 2020, 288 p., 21 €).
Sources : https://www.lefigaro.fr/vox/