UA-147560259-1

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Faire disparaître les chiffres romains ne démocratisera pas la culture, par Natacha Polony.

"Marianne, qui sait ce que la République doit à Rome, s’est paré cette semaine de chiffres romains pour la numérotation de ses pages."
© Hannah Assouline 

Quelques annotations au musée Carnavalet ou au musée du Louvre mettent-elles en danger l’identité française et la mémoire de notre passé gréco-romain ? Dit comme ça, on ne peut que balayer la polémique d’un revers de manche. Sauf que le problème est bien plus complexe...

Et allez donc, encore une de ces polémiques inutiles dont les Français ont le secret ! C’est le refrain qu’ont entonné quelques progressistes autoproclamés quand a surgi l’information selon laquelle le musée Carnavalet, dans un souci de compréhension, rayait désormais de ses cartouches les chiffres romains. Voyons, ce n’est pas grave, ça concerne seulement les siècles. Les rois et les papes conservent leurs croix et leurs bâtons. Jusqu’à nouvel ordre. Et puis, cela ne vise pas uniquement les jeunes gens devenus incapables de les déchiffrer. C’est à destination de tous ces touristes asiatiques dont vous vous doutez bien que la culture antique leur échappe totalement… On aura donc attendu que le coronavirus donne un coup d’arrêt au tourisme de masse pour décider que nous devons adapter notre graphie aux voyageurs des pays désormais dominants…

Tentons de poser calmement le problème

Mais ne nous laissons pas beurrer les lunettes : si le sujet mobilise les fact checkers empressés de crier à la fake news et les linguistes wallons prêts à dénoncer dans Libération la « rhétorique de la pente glissante » (en gros, « une simple modification d’étiquette de musée peut soudain se muer en menace de la disparition totale des chiffres romains, voire de toute trace de la civilisation dont ils sont issus » ; bref, les réactionnaires croient toujours qu’un recul est suivi d’autres plus importants), ce n’est pas seulement parce que tout ce que le pays compte de rétrogrades s’est mobilisé pour exprimer son « insécurité culturelle » et son élitisme crasse, mais bien parce que se trouvent condensés plusieurs enjeux essentiels pour une démocratie, de l’accès à la culture à la transmission du passé.

Tentons de poser calmement le problème. Quelques annotations au musée Carnavalet ou au musée du Louvre mettent-elles en danger l’identité française et la mémoire de notre passé gréco-romain ? Dit comme ça, on ne peut que balayer la polémique d’un revers de manche. D’autant que beaucoup de ceux qui s’affolent sont plus prompts, habituellement, à brandir nos « racines chrétiennes » que l’immense héritage d’Athènes et Rome… Dans une époque où l’adjectif « inclusif » sert de mantra pour qui veut afficher ses bonnes intentions, la cause est entendue : les graphies relèvent de l’arbitraire, elles ont évolué au cours des siècles, il n’y a donc aucune raison de les figer au nom d’un dogme quasi religieux alors qu’elles freinent la compréhension du plus grand nombre.

 

Le problème n’est pas que cette graphie soit arbitraire mais que sa suppression rejoint l’abandon de l’apprentissage du subjonctif à l’école primaire, le nettoyage de la littérature enfantine pour en faire disparaître toute trace du passé simple et tout mot légèrement complexe… 

 

L’argument peut s’entendre : les chiffres romains n’ont qu’une valeur symbolique, ils ajoutent du prestige aux épisodes de Rocky ou à la saga Star Wars. Dès lors, puisque l’objectif d’une démocratie doit être de mettre la culture à portée de tous, il nous faut supprimer ce qui n’est que de l’ordre du symbole et constitue une barrière pour les plus défavorisés. À ceci près que les plus défavorisés ne sont justement par rebutés par les chiffres romains quand ils décorent des monuments de la pop culture. Preuve que la bienveillance des adeptes de la démocratisation peut facilement virer à la condescendance. Le problème n’est pas que cette graphie soit arbitraire mais que sa suppression rejoint l’abandon de l’apprentissage du subjonctif à l’école primaire, le nettoyage de la littérature enfantine pour en faire disparaître toute trace du passé simple et tout mot légèrement complexe… Soyons lucides, ce ne sont pas quelques chiffres romains qui expliquent le caractère désespérément monocolore – socialement, ethniquement, géographiquement – du public des musées mais l’échec d’une école républicaine qui a depuis des décennies décrété que, plutôt que d’élever le peuple vers une culture, non pas bourgeoise mais universelle, il fallait abolir toute échelle de valeur et s’extasier devant les derniers avatars de l’industrie culturelle.

Emancipation ou compassion gluante

Les aventures d’Astérix et Obélix, avec leurs citations latines, leurs références historiques et leurs chiffres romains, appartenaient à la culture populaire dans les années 1960. Tout cela échappe désormais à une majorité de jeunes gens. Il ne suffira pas de prétendre qu’ils « en savent tellement plus que les générations précédentes » dans d’autres domaines pour masquer la rupture générationnelle profonde qu’a provoquée la non-transmission des récits, des mythes, des références qui ont forgé notre civilisation. Des jeunes gens à qui l’on n’a pas éprouvé le besoin de transmettre, par des anecdotes et des symboles autant que par des savoirs précis, la profondeur du temps seront d’autant plus enclins à vivre dans l’immédiateté du présent et à juger le passé selon des critères totalement anachroniques. Non pas que l’on déboulonne plus facilement une statue de Louis 14 qu’une de Louis XIV, mais le premier a été adapté à nous, raboté, privé de son contexte, ce qui le rend finalement plus incompréhensible encore.

Marianne, qui sait ce que la République doit à Rome, s’est paré cette semaine de chiffres romains pour la numérotation de ses pages. Mais le clin d’œil ne nous fait pas oublier qu’il n’est pas de démocratie sans cette conviction profonde que tout individu peut s’émanciper par le savoir, et que respecter les plus défavorisés, c’est leur apporter les outils de cette émancipation plutôt que de les maintenir avec une compassion gluante dans une ignorance qui les maintient au bas de l’échelle.

Source : https://www.marianne.net/

Commentaires

  • Les humoristes ont un niveau de réflexion et un certain détachement (ou conscience ?) du réel qu'ils mettent en évidence les problèmes bien avant qu'ils soient généralisés : souvenez-vous de Louis croix V bâton ! -Les inconnus-

Écrire un commentaire

NB : Les commentaires de ce blog sont modérés.

Optionnel