Tombeau du chevalier de La Barre, par Eric Cusas.
Les parlements firent exécuter La Barre pour prouver qu'ils étaient indépendants. Aujourd'hui, la République permet qu'on exécute socialement tous ceux qui contredisent au politiquement correct, nouveaux blasphémateurs coupables d'indépendance d'esprit.
Le 1er juillet 1766, François-Jean Lefebvre, chevalier de La Barre, s’apprêtait à vivre une rude journée. En l’occurrence la dernière de sa brève existence.
Sur fond de querelle entre le Roi et les parlements, ce jeune homme à l’esprit délié venait d’être condamné à subir la question ordinaire et extraordinaire, avant d’être contraint de faire amende honorable, d’avoir la langue arrachée et d’être décapité au sabre. Son corps martyrisé serait ensuite jeté au feu après qu’on lui aurait cloué sur le torse un exemplaire du Dictionnaire philosophique de Voltaire.
Son crime pour devoir subir un si terrible châtiment ? Un blasphème dont la réalité et les circonstances n’ont d’ailleurs jamais été établis avec certitude. Mais l’homme était connu pour libertin et paillard; la réputation du chevalier tint lieu de preuve aux yeux du présidial d’Abbeville, soucieux de faire connaître au Roi et sa puissance et son indépendance. La peine, au reste, était illégale : depuis une ordonnance de 1666, les blasphémateurs n’encouraient plus la sanction suprême. Et l’Église elle-même n’en demandait pas tant. L’évêque d’Amiens n’avait-il pas sollicité la grâce du chevalier et supplié le Roi de commuer le châtiment en emprisonnement perpétuel ? Mais La Barre devait mourir, d’une certaine façon pour des raisons étrangères aux faits qu’on lui reprochait, parce que les bien-pensants du moment en avaient ainsi décidé.
Hugo, Mila, Paty, Lemaire…
On peut souffler ! Non seulement le délit de blasphème n’existe plus en France depuis la loi sur la liberté de la presse du 29 juillet 1881, mais en outre, les nations civilisées ont justement mis la peine de mort hors-la-loi. On peut aujourd’hui blasphémer de bon cœur sans s’exposer à la décollation ni même au regard courroucé d’un juge. Enfin, est-ce si sûr ? N’a-t-on point vu, quelque jour de janvier 2015, huit journalistes froidement abattus à l’arme lourde pour s’être hasardés à caricaturer un prophète dont les zélateurs semblent bien sourcilleux sur le point d’honneur ? Un adolescent dénommé Hugo ne dut-il pas, en avril 2018, supplier qu’on le laissât en vie après qu’un tweet comparant la Kaaba à une boîte de nuit lui a valu une avalanche de menaces homicides ? La jeune Mila ne vit-elle pas cloitrée, presque embastillée, depuis le mois de janvier 2020, pour s’être risquée à affirmer, en termes fleuris il est vrai, que la religion prônée par le même prophète n’était pas exactement sa tasse de thé ? Plus près de nous, voici six mois à peine, un professeur, M. Paty, ne fut-il point décapité – curieux écho au sort du chevalier –, à un jet de pierre de la Ville Lumière, pour avoir tenté d’enseigner la liberté d’expression, valeur cardinale des sociétés occidentales, qui inclut le droit au blasphème, en prenant en exemple les caricatures qui scellèrent le sort des susdits journalistes ? Enfin, depuis quelques semaines, un professeur de philosophie de Trappes, M. Lemaire, ne vit-il pas sous protection policière pour des motifs strictement identiques ?
On objectera – l’argument est facile – que le délit de blasphème n’est pas réprimé par la loi, que les crimes ou les menaces, dont nous venons de donner la liste – hélas non exhaustive – sont le fait de personnes privées qui encourent elles-mêmes les foudres des tribunaux. Certes. Mais dans « l’affaire Mila », par exemple, le concert de réactions, allant d’un embarras empreint de sévérité à une franche condamnation assortie d’un anathème de cour de récréation (une sorte de « c’est bien fait pour elle » proféré par le secrétaire général du CFCM) en passant par les morigénations dignes d’une institutrice de CE2 (ce n’est pas respectueux de se moquer de l’islam a dit – à peu près – l’impératrice des Pôles), donnent à penser qu’un cercle invisible entoure une religion, quand toutes les autres peuvent être impunément l’objet de quolibets ou de moqueries.
La “religion diversitaire”
Il n’est pas jusqu’au garde des Sceaux de l’époque, Mme Belloubet, qui ne se soit fendue d’une déclaration ubuesque, assimilant la critique d’une religion à une atteinte à la liberté de conscience, avant de faire volte-face et de retraiter au pas de charge, lorsqu’une soudaine et inhabituelle connexion neuronale (le personnel politique ayant une fâcheuse tendance à réagir par arc réflexe plutôt qu’à penser) lui fit réaliser qu’elle avait glissé. Et ne parlons même pas de l’infortuné Samuel Paty, objet de demi-hommages dès lors que les autorités s’abstiendront vertueusement d’accoler le qualificatif d’islamiste à la violence terroriste dont il fut la malheureuse victime, quoique ces deux mots aient pris la fâcheuse habitude de voyager de conserve depuis une vingtaine d’années.
Sous une forme atténuée – mais exténuante –, ce que Mme Chazaud appelle, avec d’autres, le djihad judiciaire[1], véritable guérilla procédurale menée par de prétendues associations représentatives, dont les vociférations sont à la mesure d’une sensibilité d’écorché vif sur le point religieux, contribue à la sanctuarisation de l’islam et à la résurrection de fait du délit de blasphème. Est-ce la peur qui motive la prudence de Sioux des politiques dès que l’islam est critiqué ou tourné en dérision, quand l’indifférence prévaut s’il s’agit d’un autre culte ? Est-ce encore une forme de communion dans la « religion diversitaire » dont parle si bien Mathieu Bock-Côté ? Sans doute un peu des deux. Mais de quelque façon qu’on envisage la question, il reste que la pression sociale et un régime de terreur extra-étatique font renaître le blasphème tel un nouveau phénix. La Cour européenne des droits de l’homme rappelle pourtant avec constance, depuis l’arrêt Handyside[2] que « […] la liberté d’expression vaut non seulement pour des “informations” ou “idées” accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de société démocratique. »
Désacraliser la bêtise
Sans doute, nous l’avons dit, les restrictions au droit de critiquer l’islam ne proviennent-elles pas de normes étatiques ou de décisions judiciaires, mais lorsqu’on combine l’impuissance à lutter efficacement contre les formes les plus extrêmes de la répression du blasphème (Charlie Hebdo, Samuel Paty) avec la relative mansuétude visant ses manifestations purement verbales (Mila, Hugo, M. Lemaire), on en arrive à entériner le fait, par lâcheté ou par idéologie, à défaut de le traduire dans la loi.
C’est là le dernier tombeau du chevalier de La Barre, un jeune homme de vingt ans immolé sur l’autel de la sottise la plus obscurantiste. Car jamais le blasphème n’empêchera le croyant de croire ; et pour celui qui possède la grâce de la foi, l’insulte faite à un dieu, quel qu’il soit, ne devrait salir que celui qui la profère. C’est à ce dieu de punir l’offense, s’il le veut, non aux hommes.
Comme le disait le regretté Pierre Desproges, dont la perte se fait sentir cruellement chaque jour un peu plus, non seulement on peut rire de tout, mais encore on doit rire de tout pour « désacraliser la bêtise, exorciser les chagrins véritables et fustiger les angoisses mortelles. » L’islam n’y fait pas exception.
[1] . Anne-Sophie Chazaud, Liberté d’inexpression – Nouvelles formes de la censure contemporaine, L’artilleur, 2019.
[2] . Cour eur. D.H., 7 décembre 1976, Handyside c. Royaume-Uni, § 49. Cette formule est régulièrement reprise dans les arrêts de la Cour. Voy., parmi d’autres, Cour eur. D.H., (Gde Ch.), 22 avril 2013, Animal defender International c. Royaume-Uni, § 100; Cour eur. D.H. (Gde Ch.), 13 juillet 2012, Mouvement raëlien suisse c. Suisse, § 48; Cour eur. D.H. (Gde Ch.), 7 février 2012, von Hannover c. Allemagne, (n°2), § 101; Cour eur. D.H., 18 mai 2004, Editions Plon c. France, § 42; Cour eur. D.H., 23 mai 1991, Oberschick c. Autriche, (n°1), § 57.
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