REQUIEM POUR LOUIS XVI.
Homélie prononcée par l'abbé Eric Iborra, le jeudi 21 janvier 2021, dans l'église Saint-Roch.
L’histoire est tragique. L’année 2020 l’a rappelé à sa manière. Le temps révèle en effet le caractère dramatique de l’existence, bornée par la mort, et une mort parfois violente. L’histoire est tragique. Et ce ne sont pas ces lieux qui diraient le contraire. Avec l’église dont les marches furent éclaboussées du sang des insurgés de Vendémiaire, mitraillés par les canons de Bonaparte.
Avec ces couvents dont les noms – Feuillants, Jacobins – évoquent le terrible engrenage d’une Révolution qui dévorait ses enfants. Avec, bien sûr, cette place toute proche dont les colonnades – perfection de l’art français – ont vu rouler il y a 228 ans la tête de ce roi dont la mémoire nous rassemble et pour qui nous prions, ou plutôt à qui nous nous confions.
L’histoire est tragique. Elle l’est pour les gens simples, ceux qui n’ont rien demandé, sinon à mener une vie industrieuse et droite. Mais qui, un jour, ont été amenés à s’exposer, au nom de leur conscience. Comme ces 4 vicaires de S. Roch qui, refusant de souscrire à la constitution civile du clergé, périrent lors des massacres de septembre. Ou encore comme cet enseignant dont l’assassinat l’automne dernier – cette tête ensanglantée que nous avons pu voir sur les réseaux sociaux, le jour anniversaire du supplice de la reine d’ailleurs – laisse entrevoir toute l’horreur d’une décapitation pour ceux qui l’auraient oubliée.
L’histoire est tragique. Elle l’est en particulier pour les rois. Peut-être parce que plus que d’autres ils se savent mortels. Un roi n’a rien d’un parvenu, d’un self-made man, qui aurait, avec la réussite, l’illusion de la toute-puissance et l’ambition de s’affranchir des limites de notre commune humanité. Bien au contraire. Même un Frédéric de Prusse, contemporain de Louis XVI, s’inscrit dans une continuité : il est Frédéric II, appartenant à une lignée qui n’a pas commencé avec lui et qui ne s’achèvera pas non plus avec lui. Le chiffre, le nombre ordinal qu’il porte accolé à son nom, ne cesse de le lui rappeler. Il n’est qu’un maillon dans une chaîne, même s’il peut y resplendir plus qu’un autre. Et cette inscription dans le temps, marquée par la mort de son père – le roi est mort, vive le roi – rappelle au roi l’inéluctabilité de sa propre mort. Par la mort il a succédé à son père, par sa mort il fera place à son successeur. Une dynastie met en lumière ce que nous avons toujours su et que nous tendons aujourd’hui à oublier, à l’heure où l’on révolutionne, après le grand corps social, sa cellule de base qu’est la famille, et avec elle les fondements mêmes de l’humain. La vie de l’homme a une borne – c’est la mort, tragédie pour chacun – et elle s’exerce dans un cadre – celui de la communauté humaine, familiale et politique, qui est une première réponse à cette même finitude. Nous recueillons de nos ancêtres la vie comme un héritage, héritage magnifié par tous ces sédiments déposés par les générations et qui constituent la culture, par extension l’âme d’un peuple ; et nous la transmettons à notre tour à nos descendants. Le roi, par son appartenance à une dynastie, est conscience pour le peuple de l’héritage reçu, entretenu, transmis. Son unicité – comme chef d’une famille placée à la tête de toutes les familles de son royaume – s’enracine précisément dans ce qu’il a d’universel et qui le transcende comme individu : la famille. Parce que le roi est avant tout relatif à sa famille et à cette famille de familles qu’il représente – les peuples de son royaume – il ne peut être – étymologiquement – absolu. L’existence même du roi est un démenti à l’anthropologie contemporaine, qui prétend faire de chacun, justement, cet absolu que le roi – par définition pourrait-on dire – ne saurait être. De même, par la contingence de sa personne – ces gènes-ci, ce sang-là, cette individualité concrète – il est aussi un démenti à cet idéalisme abstrait qui prétend conduire les sociétés modernes au nom des grandes vertus vides de visage. En ce sens le roi, paradoxalement, enseigne par sa simple existence humilité et réalisme.
Notre peuple, jusqu’à un certain point, est déicide : en décapitant Louis, c’est Dieu que l’on visait.
Il arrive aussi que le tragique de l’histoire vienne le saisir à bras le corps. Pensons à Baudouin IV de Jérusalem, rongé par la lèpre, cadavre vivant menant ses chevaliers au combat. Pensons à Louis IX, mourant sur la cendre les bras en croix au milieu des débris de son armée. Pensons encore à Charles d’Angleterre ou à Charles d’Autriche, rois déchus au destin tragique… Là encore, ce qui arrive au roi en tant qu’individu n’est pas sans signification pour le plus grand nombre : le roi devient le symbole en qui tous ceux qui souffrent peuvent se reconnaître et en un sens sublimer leur souffrance. Le roi apparaît alors comme une effigie, une effigie de l’humanité en sa condition abaissée. C’est davantage dans l’adversité, dans la mort même, que la figure du roi se révèle au mieux, mieux que dans les grandeurs d’établissement, toujours éphémères et superficielles. A l’origine – immémoriale – de la royauté, il y a cette idée : le roi est le médiateur du divin pour son peuple. Le roi, dans l’Antiquité, était prêtre. La fonction royale et la fonction sacerdotale coïncidaient. Le roi, comme Melchisédech, offre le sacrifice. Il viendra un temps où le sacrificateur et la victime ne feront plus qu’un dans l’unique et surabondant sacrifice de la nouvelle Alliance. Lieutenant de Dieu, le roi chrétien ne peut plus être qu’une figure de Celui qui sauve par la croix. En lui les deux fonctions doivent coïncider et leur coïncidence n’est jamais plus visible que dans l’imitation de la passion du Christ.
C’est à cause de cette identification au Christ moqué et supplicié que la figure de Louis XVI, en particulier, est une figure actuelle. Actuelle de l’actualité même du mystère pascal qui, par le truchement du sacrement de l’eucharistie, ne cesse quotidiennement de proclamer et la mort et la résurrection de Celui en qui nous reconnaissons le médiateur du salut. C’est de là, peut-être, que nous vient cette émotion qui nous étreint ce matin. Le sang du roi, de ce « roi bienfaisant », qui a coulé il y a quelques centaines de pas d’ici, continue de crier en notre faveur vers le Père comme jadis celui d’Abel. Rappel tutélaire alors que nous sommes exposés aux méfaits toujours plus avérés du cynisme et de l’ambition. Les convulsions politiques et les haines inexpiables qui ont cours dans notre pays, orphelin et parricide, ont certainement quelque chose à voir avec cet acte qui n’est jamais vraiment devenu du passé, précisément parce qu’il s’est porté non point contre un tyran mais contre un innocent, image de l’Innocent par excellence, le Roi dont « le royaume n’est pas de ce monde ». Notre peuple, jusqu’à un certain point, est déicide : en décapitant Louis, c’est Dieu que l’on visait.
L’histoire est tragique, et à certains égards les temps que nous vivons et ceux que nous nous apprêtons à vivre l’illustrent. L’histoire est tragique : elle verse le sang, sur une terre où roulent les sombres nuées de la mort. Mais c’est par le sang versé d’un autre Roi, humble et bienfaisant à l’infini, que s’est levée la formidable espérance d’une histoire transfigurée en éternité bienheureuse, quand les ténèbres le céderont pour toujours à la gloire lumineuse de la résurrection. La passion du roi, comme tant d’autres exemples méritoires charriés par l’histoire, nous renvoie à cet événement décisif. Qu’un éclat de sa splendeur vienne illuminer nos âmes et nos cœurs quand la flamme de nos espérances humaines vient à vaciller dans les épreuves…
Source : https://www.politiquemagazine.fr/