L’union européenne, le léviathan impuissant, par Georges-Henri Soutou.
Illustration : La Suisse, modèle de neutralité active. Ça marche quand le cadre est petit.
L’Union européenne n’a jamais paru si faible sur le plan international. Mais le projet fédéraliste, à l’intérieur de ses frontières, gagne sans cesse du terrain avec l’arme fatale du droit communautaire.
La coïncidence du Brexit et de la crise pandémique a conduit l’Union européenne à une nouvelle étape de son développement, à mon avis désormais irréversible.
Le dernier Conseil européen présidé par Mme Merkel a en effet définitivement adopté le projet de budget pour les années qui viennent, et l’aide spécifique pour la relance nécessitée par la crise sanitaire, de 750 milliards d’euros. Deux innovations essentielles :
- la Commission peut emprunter directement sur les marchés pour financer cette aide ;
- et elle peut lier l’aide à des conditions, en particulier le respect de l’état de droit.
La Hongrie et la Pologne, qui ne voulaient pas de cette conditionnalité, ont, en fait, fini par s’incliner, quelles que soient les formulations qui estompent leur reculade.
Il y aura des suites logiques : la question des ressources propres de l’Union, au-delà des droits de douane et du 1 % de la TVA, va se poser très vite. On ouvrira ainsi la voie à un budget qui ne sera plus spécifiquement celui de l’UE comme institution, mais deviendra progressivement le budget européen fédéral, reprenant des responsabilités anciennement nationales. D’autre part la conditionnalité ne se limitera pas au respect de l’état de droit, mais va inclure très vite le non-respect des normes environnementales fixées par Bruxelles. Il est déjà possible de condamner un État devant la Cour européenne de Luxembourg dans ce domaine, avec amendes et astreintes, mais on passerait là à un niveau supérieur. D’autant plus que le parlement européen va très probablement voter l’avancement de la réalisation de l’objectif de zéro émission nette de 2050 à 2030, ce qui est d’ailleurs parfaitement irréalisable mais qui permet de s’immiscer dans pratiquement tous les aspects de la politique économique et sociale. Les Européens vont être de plus en plus concernés par les décisions de l’UE pour leurs impôts et pour leur vie quotidienne (chauffage, transports, logement…). Ainsi que pour tout ce qui concerne, par exemple, la politique d’immigration : Luxembourg attaque de plus en plus souvent les mesures que tentent de prendre les pays membres pour endiguer le flot et vient de condamner Varsovie et Budapest pour le durcissement de leur politique d’asile.
Luxembourg über alles
Une telle accélération n’aurait pas été possible si la Grande-Bretagne était restée (c’est d’ailleurs parce qu’elle sentait venir l’avalanche qu’elle est partie). Il y a eu une époque où la France n’aurait pas accepté tout cela, mais c’est bien fini, et maintenant nos cours et le Conseil constitutionnel s’inclinent devant le droit européen et Luxembourg.
La dernière résistance importante venait, on l’a vu dans cette chronique, du Tribunal constitutionnel de Karlsruhe, qui contestait la politique de la Banque centrale européenne ainsi que de la Cour européenne, et les accusait d’agir « ultra vires ». Or Luxembourg ne s’incline pas : il y a quelques jours, un avocat général auprès de cette Cour, le Bulgare Evgeni Tanchev, rappelait que le droit européen « brise le droit national » (reprise de la vieille formule allemande « Bundesrechtbricht Landesrecht », le droit fédéral brise le droit des Länder). Un gouvernement qui ne serait pas content n’aurait, selon lui, que trois solutions :
- ou modifier sa constitution ;
- ou demander, via le processus de l’Union, une modification du traité concerné ;
- ou quitter l’Union.
Ce qui a le mérite de la clarté ! Cette déclaration provoque à Berlin et à Karlsruhe beaucoup de spéculations : que la Pologne et la Hongrie soient condamnées à Luxembourg ne gêne personne, mais on se rend compte que l’Allemagne pourrait l’être aussi, à cause des jugements de Karlsruhe !
Mais il me semble que Karlsruhe commence sinon à reculer, du moins à changer de registre. L’un de ses juges, Peter Huber, dans une longue interview à la Neue Zürcher Zeitung le 8 décembre, ne parlait plus d’« ultra vires », mais demandait à Luxembourg de ne pas juger uniquement en fonction de critères juridiques mais en tenant compte des conséquences concrètes des programmes proposés, ou de leur refus (ce qui, dans la tradition juridique allemande, est tout à fait acceptable). En outre, il en appelle à une collaboration entre les différentes cours constitutionnelles des pays membres et Luxembourg, collaboration que nos propres juges invoquent toujours avec des larmes d’émotion mais qui ne me paraît pas figurer dans les traités, qu’elles court-circuitent. Et quant à la question précise de la position de la Bundesbank face aux rachats d’emprunts d’États membres par la BCE, ce qui avait déclenché toute la procédure, Peter Huber admet que la Banque fédérale fait ce qu’elle peut mais peut parfaitement être mise en minorité au conseil des gouverneurs à Francfort.
L’empire européen consacre sa faiblesse
Deux forces freinaient la dérive institutionnelle constante de l’UE : la Grande-Bretagne et Karlsruhe. La Grande-Bretagne est partie et Karlsruhe se réfugie dans des théories de plus en plus complexes. En revanche, une contradiction fondamentale apparaît, et même s’est beaucoup aggravée ces dernières semaines, entre une entité de plus en plus étroitement intégrée à l’intérieur mais de plus en plus impuissante à l’extérieur. Et qui même refuse la puissance. Le dernier Conseil européen a renoncé à prendre des sanctions un peu sérieuses à l’égard de la Turquie. L’Allemagne, après la France, vient d’accepter d’admettre Huawei à participer à la mise en place de la 5G, certes avec des conditions, mais les deux pays se séparent sur un point important de Washington et Londres. Dans le même sens, les dirigeants allemands, à la suite d’un débat national animé, se distancient de plus en plus de la politique de fermeté que Washington a engagé face à Pékin, y compris la ministre de la Défense Kramp-Karrenbauer qui, jusqu’ici pourtant, prônait la résistance face aux pénétrations chinoises dans tant de domaines. Et ils ne tenteront pas une relocalisation de leurs industries, c’est désormais clair, le marché chinois est trop important à leurs yeux. À l’égard de la Russie, des déclarations très fermes de la chancelière sur l’Ukraine ou l’affaire de la tentative d’empoisonnement de Navalny n’empêchent pas le fait que le gazoduc Nord Stream 2 n’est pas remis en cause.
En ce qui concerne la politique de défense commune, on en est encore plus loin qu’en 2015, où on sentait certains frémissements. Le départ de la Grande-Bretagne représente la perte de près du quart du budget militaire total des membres de l’UE, ainsi que la sortie du seul pays européen, avec la France, à disposer (à peu près…) d’une panoplie complète et d’une capacité opérationnelle réelle. Il ne reste que l’OTAN, plus comme un moulin à prières d’ailleurs que comme un engagement militaire bien concret, sauf des exceptions comme la Pologne.
Un ancien conseiller fédéral et ministre des affaires étrangères helvétique, Mme Micheline Calmy-Rey, a tout récemment suggéré que l’Union européenne adopte une politique de « neutralité active », sur le modèle suisse. Elle rappelle que les Cantons avaient fini par adopter cette politique parce que c’était le seul moyen de maintenir leur union, malgré leurs désaccords et leurs attirances étrangères séparées voire opposées. Et elle suggère que c’est la seule solution pour l’UE, étant donné ses propres divergences. À mon avis, cette thèse va faire des adeptes, particulièrement en Allemagne…
Je dois dire cependant que la « neutralité active » à la Suisse repose sur une politique extérieure discrète mais très active, et sur un établissement militaire très sérieux et globalement soutenu par la population. Si l’Union européenne en était là, je serais plutôt rassuré !
Mais on assiste au contraire, exception dans l’Histoire, à la naissance d’un État fédéral, géant économique mais nain géopolitique, et qui tient à le rester. À mon avis, l’une des explications profondes est que le mouvement fédéraliste européen, reprenant pendant et après la seconde guerre mondiale des thèmes apparus dès les années 30, à la suite du traumatisme de la Grande Guerre, a voulu détruire systématiquement les systèmes politiques reposant sur des politiciens professionnels et sur le parlementarisme, ainsi que les États-nations fauteurs de guerres. Le « Message aux Européens » proclamé lors du Congrès européen de La Haye en 1948 fixait des objectifs qui sont ceux de l’Union européenne aujourd’hui : « la libre circulation des hommes, des idées et des biens », « une Charte des droits de l’homme », « une Cour de justice » et « une Assemblée européenne ». Et il ne parlait pas de sécurité et de défense de l’Europe…
Source : https://www.politiquemagazine.fr/