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Le safe space ou la fabrique victimaire La pensée en vase clos de certains militants antiracistes, par Nadia Geerts.

Manifestation du mouvement HijabisFightBack à Anvers en Belgique, juillet 2020 © Photo Twitter.

Les safe space organisés non pas autour d’un vécu individuel mais autour d’une appartenance collective favorisent la construction d’identités victimaires.

Le 10 décembre est la date anniversaire de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, laquelle proclame notamment l’égalité de tous en dignité et en droits.

8.jpgMais le 10 décembre, c’est aussi la date choisie par le collectif féministe bruxellois Imazi.Reine pour organiser une rencontre virtuelle en safe space, plus exactement « en non-mixité sans hommes cis-hétéro (oui aux mecs queer, oui aux personnes non-binaires) et sans personnes blanches. ». Un libellé qui a fait grincer des dents et conduit à une reformulation moins excluante, afin de répondre à l’exigence légale de non-discrimination sur base de quelque critère que ce soit.

En juin dernier, le collectif Imazi.Reine s’était déjà illustré par une action baptisée « Hijabisfightback », qui visait à protester contre l’arrêt de la Cour constitutionnelle belge permettant l’interdiction des signes religieux dans l’enseignement supérieur. Aujourd’hui au centre d’une nouvelle polémique, il maintient que les espaces non-mixtes sont nécessaires, affirmant sur son compte Instagram que « la non mixité est un outil de survie et bien-être dont nous avons besoin. On crée ces espaces par nécessité et non par volonté d’exclusion. »

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Si ce collectif se revendique intersectionnel, décolonial, anti-raciste et inclusif, il est permis de douter du caractère inclusif d’un dispositif qui revendique l’exclusion, tout comme de la dimension antiraciste d’une approche qui se fonde sur la reconnaissance explicite de l’existence de races, comme s’en explique la fondatrice du collectif, Fatima Zohra : « Beaucoup de personnes reviennent avec l’argument du « les races n’existent pas », alors que si, d’un point de vue sociologique, elles existent, je pense qu’il faut pouvoir les aborder de manière à pouvoir traiter le problème. »

La non-mixité, outil de survie?

Un safe space, précisait l’annonce, est « un endroit permettant aux personnes habituellement marginalisées, à cause d’une ou plusieurs appartenances à certains groupes sociaux, de se réunir afin de communiquer autour de leurs expériences ».

Il y a donc en Belgique (ou en France), des personnes qui sont habituellement marginalisées en raison de leur appartenance à certains groupes sociaux, et qui ont de ce fait besoin de se réunir pour partager leur vécu. Jusque-là, rien de bien problématique. Il est en effet parfaitement imaginable que certaines expériences traumatisantes fassent naître le besoin de se retrouver avec des personnes partageant le même vécu. On songe bien sûr aux femmes ayant subi des violences conjugales ou un viol, ou encore aux victimes d’agressions homophobes. Qu’il existe pour ces personnes des groupes de parole est une fort bonne chose. Mais les safe space vont plus loin, et c’est là que réside le problème : ils établissent une équivalence entre une expérience – toujours singulière – et une appartenance – forcément collective.

Dans son principe, le safe space repose sur le principe qu’il est nécessaire de se mettre momentanément à l’abri d’une catégorie d’individus – les hommes, les violeurs, les racistes, les homophobes,… – pour partager le plus sereinement possible une expérience et s’outiller en vue de lutter plus efficacement, dans un second temps, contre l’adversaire – qu’il s’agisse ici d’individus ou d’idées.

Il s’agit donc de rompre avec un principe fondamental d’égalité de tous en dignité et en droits – droit de s’associer, de se réunir – au nom d’un autre droit fondamental : le droit à la sécurité. Encore faut-il dès lors démontrer l’existence d’une menace suffisante sur la sécurité pour justifier la rupture du principe d’égalité.

De plus, en excluant les personnes blanches et les hommes cis hétéros de sa rencontre – virtuelle, ce qui relativise d’emblée tout danger réel auquel seraient exposés les participants – le collectif « féministe » Imazi.Reine valide implicitement deux présupposés : le premier consiste à accréditer l’idée que les personnes blanches et les hommes cis hétéros ne sauraient être d’authentiques alliés – réels ou potentiels – dont l’intérêt serait éveillé par le titre de l’événement(1).

On ne saucissonne pas sans risque l’humanité, et il est regrettable que des causes aussi nobles que le féminisme ou l’antiracisme fassent reculer l’universalisme au profit d’une guerre des clans dont nul ne sortira vainqueur

Le second consiste à considérer que dès lors qu’on est noir, non-binaire, queer ou femme non-blanche, on ne saurait nuire par sa présence au caractère « sûr » de la rencontre. Or, si l’on peut en effet supposer qu’être non-binaire ou queer sensibilise de facto aux discriminations dont sont victimes certaines catégories de la population, il semble pour le moins hâtif de considérer qu’un homme noir ou une femme « non-blanche » serait nécessairement un allié. Je ne pense pas m’aventurer beaucoup en disant qu’il doit y avoir des hommes noirs plus misogynes que certains hommes blancs. Quant à ce qui concerne l’antiracisme, considérer qu’il ne saurait provenir que de l’homme blanc constitue une validation hâtive du prisme « systémique ».

Quand le structurel noie l’individuel

Or, si l’on peut évidemment admettre que dans une société globalement « blanche », le racisme s’exerce prioritairement sur la minorité que constituent les personnes non-blanches, cette affirmation doit cependant être nuancée. D’abord parce que les concepts de majorité et de minorité sont toujours relatifs, et que l’on peut donc être à la fois membre d’une minorité au niveau national et majoritaire dans un quartier, une commune ou une école, et y reproduire des rapports de domination que l’on subit par ailleurs. Ensuite parce que cette logique équivaut à passer totalement sous silence l’antisémitisme, qui cible essentiellement, dans nos pays, une minorité blanche. Et cette omission des Juifs ne peut s’expliquer que de deux manières : soit par le déni d’une forme de racisme pourtant en augmentation, soit par l’adhésion au préjugé antisémite selon lequel les Juifs ne sauraient être de vraies victimes, dès lors qu’ils feraient partie des dominants.

Par ailleurs, la logique intersectionnelle, qui se fonde sur l’idée que certaines discriminations, en se superposant, ont un effet multiplicateur, se rend aveugle à la singularité de tel ou tel vécu. Une femme blanche, en tant que « personne blanche », est ainsi d’emblée disqualifiée, comme si elle n’avait par essence rien à dire sur les discriminations que l’on peut subir en raison de son sexe. Plus encore, elle ne saurait porter une parole pertinente sur l’effet multiplicateur induit par la conjugaison de son sexe et de sa couleur de peau, puisqu’être blanc équivaut, selon la logique intersectionnelle, à appartenir au camp des dominants.

Autrement dit, dès lors que le racisme anti-blancs n’est pas « structurel », il en devient inaudible, voire nié, alors même qu’il peut de toute évidence exister des comportements racistes émanant d’une minorité à l’égard de membres soit d’une autre minorité, soit de membres de la majorité.

La Belgique c’est quand même moins grand que les Etats-Unis !

Qui plus est, l’expérience américaine devrait nous renseigner sur ce que la ségrégation raciale subie par les Noirs a engendré en termes de discours et comportements haineux envers les Blancs, considérés indistinctement, quand bien même ils luttaient aux côtés des Noirs pour leur plein accès aux droits civiques. À un racisme structurel en a répondu un autre, certes plus explicable historiquement, mais non moins problématique et délétère.

Certes, cette référence aux États-Unis peut sembler fort peu à propos, s’agissant d’un événement organisé en Belgique. Mais précisément, la logique même des safe space est directement importée des États-Unis, dont elle reprend sans examen la grille de lecture racialiste. Or, nonobstant la réalité de notre passé colonial, nous n’avons jamais racialisé la société comme l’ont fait les États-Unis. Jamais la Belgique n’a pratiqué sur son territoire la ségrégation légale. Certes, le racisme existe, en Belgique comme ailleurs : aucune société humaine n’est immunisée contre lui. Mais notre société n’en est pas moins proche du modèle color-blind qui a tant de peine à émerger aux États-Unis, modèle color-blind que les safe space contribuent à faire dangereusement reculer au profit d’une logique victimaire qui distille insidieusement sa lecture racialiste, faisant des uns les victimes, des autres les coupables par essence.

En organisant des safe space organisés non pas autour d’un vécu individuel, mais autour d’une appartenance collective, on favorise la construction d’identités victimaires fondées non sur une quelconque réalité, mais sur une appartenance communautaire transformée en unique grille de lecture sociétale, que nulle intersubjectivité, nul contact avec l’altérité ne peut venir relativiser. Cette barrière de protection érigée entre soi et autrui, qui est essentielle lorsqu’il s’agit de partager un vécu traumatique où toute relativisation sonne à juste titre comme une minimisation, ne peut sans danger être transposée à tout ressenti subjectif fondé sur le seul critère de l’appartenance communautaire.

On ne saucissonne pas sans risque l’humanité, et il est regrettable que des causes aussi nobles que le féminisme ou l’antiracisme fassent reculer l’universalisme au profit d’une guerre des clans dont nul ne sortira vainqueur.

 

Agrégée en philosophie, essayiste, chroniqueuse dans "Marianne", directrice de collection à la Renaissance du Livre. Prix international de la Laïcité 2019.
 

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