Vers un monde de cauchemar dont nous aurions pu éviter l'avènement, par Yves Morel.
Le XXIe siècle commence aussi mal que le XXe. Car il partage avec lui le même aveuglement sur les causes des maux qui nous menacent : le Progrès refuse de considérer ses erreurs.
Le XXIe siècle commence mal, à dire le moins. Comme d’ailleurs avait mal commencé le XXe.
Ce dernier avait débuté par une situation internationale tendue, puis par une Grande Guerre européenne de près de quatre ans et demi qui se solda par huit millions de morts, des dommages économiques incalculables, un bouleversement de la carte politique de notre continent et une crise de civilisation. Le nôtre a commencé par une épidémie de SRAS (novembre 2002-mai 2004) et continue avec la pandémie mondiale de coronavirus qui multiplie ses victimes, détériore complètement notre économie, aggrave les problèmes sociaux et bouleverse dramatiquement notre vie tant professionnelle que privée.
Et, comme si cela ne suffisait pas, nous sommes par ailleurs confrontés à une crise environnementale sans précédent, caractérisée à la fois par une pollution planétaire et un réchauffement climatique qui, tous deux, mettent en péril tous les écosystèmes terrestres et la survie même de l’humanité.
Des formes d’adversité nouvelles
Ces formes d’adversité nouvelles qui nous assaillent se distinguent des précédentes (les guerres, les grandes crises économiques, la misère ou les krachs boursiers aux conséquences désastreuses) par le fait qu’elles ne procèdent pas directement des initiatives humaines, et n’opposent pas des hommes à d’autres hommes, des groupes (nations, classes sociales) à d’autres groupes, des intérêts à d’autres. Le coronavirus (qui n’existait pas il y a moins d’un an) n’est pas notre ennemi, en ce sens qu’il détruit notre santé et parfois notre vie en nous ignorant, puisqu’il n’est pas un être intelligent et conscient. La nature et le climat, eux, deviennent menaçants et dangereux pour nous, tout aussi inintentionnellement. Sauf qu’en l’occurrence nous avons tout de même l’impression d’y être un peu pour quelque chose. Nous savons que nous sommes responsables de la pollution, de la destruction de notre environnement, du bouleversement des écosystèmes et, partiellement, des changements climatiques d’ampleur.
Une prise de conscience tardive
Il nous reste à acquérir la même conscience de notre responsabilité dans la production et la mutation des gènes qui nous apportent la maladie et la mort. Jusqu’à présent, cette conscience reste vague. Autant nos semblables ont pris conscience de la responsabilité du genre humain dans la catastrophe environnementale qui a d’ores et déjà commencé, autant ils ont le sentiment de n’être pour rien dans les épidémies successives (SRAS, Covid 19) qui affectent tout ou partie de la population mondiale. Au sujet du coronavirus, on a évoqué, comme on l’avait fait naguère pour expliquer l’apparition du virus du SIDA, la fabrication volontaire, en laboratoire, à des fins plus que douteuses, d’un germe qui aurait échappé à ses créateurs et manipulateurs. Une telle explication n’est nullement prouvée, mais elle présente l’avantage de nous exonérer de notre propre responsabilité dans l’éclosion de ces épidémies. La plupart des gens se persuadent aisément de n’être pour rien dans l’apparition de tel virus dangereux ; et tantôt ils rejettent la responsabilité du fléau sur un petit groupe de savants fous, de militaires fanatiques et de dirigeants politiques aussi irresponsables que malintentionnés et criminels, tous créateurs de germes nocifs, tantôt ils attribuent l’apparition de ces derniers à un caprice de la biologie indépendant de l’homme.
Une inaction délibérée et dangereuse des dirigeants politiques et économiques
Or nos dirigeants (politiques et économiques) savent très bien, depuis déjà plusieurs décennies, que la présence et l’activité de l’homme favorisent puissamment la mutation des virus, et que des germes qui, autrefois, affectaient les animaux (biologiquement capables de les neutraliser) se portent désormais sur nos semblables qui, eux, sont naturellement vulnérables et en subissent les effets pathologiques. Ils le savent, certes, mais ils n’ont rien tenté, rigoureusement rien, pour conjurer les risques de contamination dangereuse et prévenir le mal. Le danger, ils l’ont délibérément ignoré, en s’efforçant de ne pas y penser ou de se persuader qu’il ne se manifesterait pas ou qu’il ne se traduirait que par des maux mineurs et assez facilement surmontables. Dame ! Il ne fallait pas entraver le business, il ne fallait pas déranger le grand nouvel ordre planétaire de l’économie, qui engendre continuellement des investissements lointains à l’étranger, des implantations bancaires, industrielles et autres dans le monde entier, des délocalisations, des opérations et spéculations financières sur toutes les grandes places boursières, des voyages professionnels et des déplacements incessants de salariés, de cadres supérieurs ou dirigeants, de chefs d’entreprises, et, bien entendu, les voyages et séjours de millions de touristes sur tout le globe et en tous sens. Cette formidable agitation, ces multitudes humaines en mouvement constant, dans le monde entier, ces concentrations d’hommes et de femmes, ont puissamment stimulé la mutation des virus, lesquels ont fait de nos semblables leurs hôtes privilégiés.
Le “miracle” économique chinois a un coût environnemental que les activistes climatiques dénoncent peu.
Il en va de même pour le problème environnemental qui – tout le monde s’accorde à le reconnaître – revêt aujourd’hui un caractère d’urgence. Et, à ce sujet, nous avons encore moins d’excuses qu’en ce qui concerne les épidémies, car, depuis au moins cinq décennies, n’ont manqué ni les alarmes résultant de catastrophes à caractère écologique, ni les avertissements et objurgations émanant d’écologues, d’océanographes, de géologues, de climatologues, de zoologistes et botanistes de tous pays sur le risque que notre surdéveloppement effréné, notre pollution {tant industrielle que domestique et tant individuelle que collective), notre gaspillage des ressources, nos industries polluantes, notre consumérisme débridé, faisaient courir aux écosystèmes des diverses régions ou parties du monde, et en définitive à celui de la planète, transformant cette dernière en un enfer. Tous ces avertissements, ceux de la nature comme ceux des hommes, sont restés vains. Il a fallu attendre les canicules qui se sont régulièrement succédées à partir de 2003, la fonte continue des calottes glaciaires du Groenland, de la Sibérie septentrionale et de l’Arctique, la montée du niveau des mers, l’apparition de gigantesques nuages de pollution au-dessus de l’Inde et de gaz toxiques dans les grandes villes chinoises, l’accentuation sensible de l’effet de serre, la pollution totale de cours d’eau et de lacs, l’assèchement important de certains de ces derniers, la destruction d’une partie de la faune sous-marine, la quasi-extinction d’espèces animales terrestres, pour que se produisît une prise de conscience.
Un accord de Paris insuffisant, non contraignant et largement bafoué
Cette prise de conscience s’est traduite formellement – et laborieusement et tardivement – par les accords dits de Paris du 22 avril 2016 (en fait adoptés au Bourget, puis signés à New York) unissant 195 pays du monde entier contre la réduction de l’émission des gaz à effet de serre, et en faveur du renoncement aux énergies fossiles, de multiples initiatives tendant à ralentir (avec l’espoir de l’arrêter, à long terme) le réchauffement climatique. Mais on sait que cet accord ne présente rien de contraignant et laisse les États signataires seuls juges et maîtres de leurs initiatives pour répondre aux objectifs fixés par le texte. Et, de fait, les États-Unis, le Brésil, l’Inde, la Russie et le Canada ne semblent guère pressés de prendre des mesures conformes à la réalisation des objectifs de l’accord. Les États-Unis se sont même retirés de l’accord le 1er juin 2017, ont décidé de rouvrir et de faire fonctionner à plein régime leurs vieilles mines de charbon (« J’adore les mineurs », a même lancé Donald Trump). Le Brésil de Jair Bolsonaro ne dénonce pas l’accord de Paris, mais le critique ouvertement et la bafoue en permanence. La Chine affirme vouloir réduire considérablement la part des énergies fossiles dans son total énergétique, la faisant passer de 89 % en 2016 à 76 % en 2040 (cependant que la part des énergies renouvelables monterait de 9 à 16 %). Elle prévoit de faire de l’électricité la première de ses sources d’énergie, et de développer les secteurs des énergies hydraulique, nucléaire, solaire et éolien. Mais son objectif sera de toute façon difficile à atteindre, et on peut s’inquiéter quand on sait que son objectif, dans le domaine énergétique, est de devenir le premier producteur mondial d’énergie nucléaire. Et, en attendant, elle reste le premier émetteur mondial de CO2 dans le monde (sa part représente 29,4 % du total).
Des mesures qui ne feront que limiter les dégâts, à supposer qu’elles soient intégralement appliquées
On le voit, les initiatives en matière de réduction de la production de gaz à effet de serre restent bien modestes, timides, fragiles et aléatoires. Et, de toute façon, seraient-elles mises en œuvre intégralement et par la grande majorité des États (à commencer par les plus pollueurs) qu’elles ne feraient, en fin de compte, que limiter les dégâts : tous les climatologues (de tous pays et de toutes sensibilités politiques) s’accordent pour prévoir que, même dans cette heureuse hypothèse, le réchauffement climatique augmentera – certes à une vitesse sans cesse décroissante – durant trois bonnes décennies, et ne s’arrêtera qu’autour de 2050. Et il en va de même pour la réduction des autres formes de pollution et des perturbations des écosystèmes. Autrement dit, même dans l’hypothèse la plus favorable d’une prise de conscience mondiale et très forte de l’urgence du problème environnemental, nous sommes assurés de voir notre planète devenir un chaudron et un cloaque.
Ces mesures seront donc à la fois insuffisantes et très difficiles à mettre en œuvre car, beaucoup trop tardives, elles exigeront, dans tous les domaines – au plan des libertés individuelles, au niveau des préjudices matériels que leur application exigera des particuliers, et dans tous les secteurs de l’économie – des sacrifices considérables qui ne pourront être obtenus que par la contrainte.
En résumé, nous nous préparons de belles années, voire un beau siècle, de contraintes, de sacrifices et de conditions de vie difficiles, entre risques de contaminations virales diverses, chaleur écrasante et atmosphère dangereuse, sur une planète pourrie et surchauffée (sans parler des traditionnels problèmes sociaux). Mais il est navrant de penser que tout cela eût pu être évité si nous avions été assez sages pour conjurer un danger dont nous connaissions la certitude.
Illustration : L’Inde a basculé dans le progrès, c’est-à-dire dans le smog, qui tue plus d’un million d’Indiens chaque année.
Source : https://www.politiquemagazine.fr/