A l'heure du bilan, où suis-je ? et quelle heure est-il ?, par Aristide Renou.
Il est des bilans que l’on doit répugner à tirer. Parce qu’on doit répugner à dire du mal de son pays et de ses compatriotes. Parce qu’en politique le pessimisme tend à être une prophétie autoréalisatrice. Parce que l’auto-dénigrement est une passion bien française, qui ne produit que de mauvais fruits.
Pourtant, en dépit de toutes ces raisons pressantes, vient néanmoins un moment où il faut reconnaitre notre position, et essayer de déchiffrer le présent. « Où suis-je ? et Quelle heure est-il ? telle est de nous au monde la question inépuisable », écrit Claudel, et cette question il faut essayer d’y répondre, ne serait-ce que de manière provisoire, même en se défiant de son propre jugement.
Commençons par le plus simple, par la puissance publique. Le bilan est simple car il est entièrement négatif. Un cinéaste américain – peut-être est-ce John Huston - aimait à raconter la plaisanterie suivante : Un metteur en scène, un scénariste et un producteur de cinéma sont perdus dans le désert. La chaleur est atroce, la soif les torture. Soudain, le scénariste découvre, à moitié enfouie dans le sable, une boite de jus d’orange en conserve. Il la brandit triomphalement et s’écrie : « Regardez ce que j’ai trouvé ! Nous allons pouvoir boire ! ». Le metteur en scène s’exclame : « C’est formidable ! Et j’ai justement dans ma poche un ouvre-boite qui va nous permettre de l’ouvrir ». Alors le producteur, qui était resté en arrière, se met à courir pour les rejoindre et leur crie « Attendez ! Surtout ne faites rien avant que j’ai pissé dedans ! »
Vous pouvez remplacer le scénariste et le metteur en scène par ces Français ordinaires qui ont tenté d’apporter des solutions pragmatiques aux problèmes de l’heure et le producteur par l’Etat français : vous aurez une image assez fidèle de notre réalité.
Je tiens, de manière générale, la puissance publique pour un mal nécessaire. « Pourquoi donc le gouvernement a-t-il été institué ? Parce que les passions des hommes ne se conformeront pas sans contrainte aux exigences de la raison et de la justice », écrit Publius, l’auteur du Fédéraliste. « Si les hommes étaient des anges, aucun gouvernement ne serait nécessaire. Si des anges gouvernaient des hommes, aucun contrôle externe ou interne sur le gouvernement ne serait nécessaire. » Les hommes ne sont pas des anges (et pas des démons non plus), il en a été ainsi depuis que l’être humain est apparu sur la terre et il en sera ainsi tant qu’il hantera la surface de cette planète. Par conséquent le gouvernement est un mal qu’il faut supporter pour en éviter de plus grands, mais, en ce qui concerne l’Etat français ici et maintenant, force est de constater que son caractère maléfique est devenu beaucoup plus évident que son caractère nécessaire.
Imprévoyance, improvisation, indécision et confusion d’un côté, lorsqu’il s’agirait d’être d’une aide quelconque pour les Français, et de l’autre rapidité, efficacité et même allégresse dès lors qu’il s’agit de mettre en branle l’appareil répressif, d’édicter des interdictions et de faire pleuvoir des amendes, voilà le visage que nous a offert la puissance publique depuis le début de l’épidémie.
Le confinement lui-même n’a jamais eu pour but premier de protéger la population contre le virus mais de protéger le gouvernement contre la population. Le confinement généralisé, c’est le gouvernement qui ouvre le parapluie, qui cherche à couvrir les conséquences de son impéritie en enfermant tout le monde.
Puisqu’elle a peu à peu renoncé à ses fonctions légitimes et nécessaires de protection des droits naturels des individus et de la communauté nationale, la puissance publique est devenue chez nous presque exclusivement tracassière, moralisatrice, infantilisante, destructrice. Sa seule ambition semble désormais être que rien ne puisse se faire hors de son contrôle et sa nullité avérée n’est qu’une raison supplémentaire de superviser toujours plus étroitement les individus : c’est le seul moyen de se rendre indispensable lorsqu’on ne sert à rien.
De ce point de vue, il est tout à fait approprié que la levée du confinement ait coïncidé avec l’adoption de la loi Avia. Une loi tyrannique, portée par une Africaine au tempérament tyrannique, et qui prétend policer jusqu’à nos sentiments au nom du « vivre-ensemble » et des « valeurs de la République », quel plus parfait symbole y-a-t-il de ce que l’Etat est devenu en France ?
Malheureusement, à cette puissance publique maléfique, il ne parait pas possible d’opposer un peuple vertueux, ou même simplement raisonnable et qui ne demanderait qu’à ce qu’on cesse de l’emmerder, pour reprendre le souhait formulé un jour par le président Pompidou.
Car si notre Etat est devenu despotique, il est juste de reconnaitre qu’il l’est devenu à la demande d’une grande partie des Français eux-mêmes, qui sont tout prêts à abandonner leurs libertés si cela leur permet de commander parfois autrui, et qu’il est devenu omniprésent parce que trop de gens attendent tout de lui.
Si le gouvernement s’est protégé par le confinement c’est aussi parce que, comme l’a confirmé l’épidémie, trop de gens se conduisent comme si les pouvoirs publics leur devaient l’immortalité et les tiennent pour responsables de toutes les morts qui « auraient pu être évitées » avec « plus de moyens », un peu comme les enfants qui se fâchent lorsque leurs parents refusent de leur décrocher la lune parce qu’ils ne veulent pas entendre que leurs parents ne sont pas tout-puissants.
Avec quelle facilité nous nous sommes laissés enfermer et dépouiller de nos libertés essentielles au nom de notre santé !
On me dira sans doute qu’en agissant ainsi les Français ont fait preuve de civisme et qu’il se sont souciés de ne pas mettre en danger la vie des plus vulnérables d’entre nous. Peut-être. Pour certains cette explication est probablement la bonne. Mais ce que j’ai lu et entendu depuis deux mois m’incline à penser que les motifs du plus grand nombre ont été beaucoup moins nobles, mélange de peur de la mort et de cette passion bien française pour l’égalité, dont les corolaires sont l’envie et l’exigence que tout le monde souffre, même inutilement, même au détriment de l’intérêt collectif. Force est de constater que l’alacrité du gouvernement pour nous enfermer a bien vite trouvé un allié dans les pulsions dénonciatrices et punitives d’un nombre non négligeable de nos concitoyens. Force est de constater que la communication absurdement anxiogène des pouvoirs publics, destinée à justifier leurs mesures despotiques, n’a eu aucun mal à faire perdre tout sens commun à nombre d’entre nous, et à les persuader que, sans cet enfermement généralisé, les gens tomberaient comme des mouches.
Il n’est pas jusqu’à ces applaudissements quotidiens destinés, officiellement, à manifester soutien et gratitude aux personnels soignants qui ne m’aient laissé un sentiment très mitigé. La gratitude est une belle chose et nous devons certainement de la reconnaissance aux personnels soignants qui ont fait preuve d’une grande conscience professionnelle durant cette crise sanitaire, mais la gratitude ne devrait pas exclure la lucidité. Se persuader que les soignants auraient fait preuve d’héroïsme en cette circonstance – tels des soldats surgissant de la tranchée pour se jeter sur les mitrailleuses ennemies - revient, me semble-t-il, à exagérer grandement la gravité du danger auquel ils étaient (et sont toujours) exposés et auquel nous sommes nous-mêmes exposés. Peut-être ai-je l’esprit mal tourné mais ces séances d’applaudissements m’ont surtout semblé manifester, soit de la naïveté soit un désir de se persuader de la très grande dangerosité de cette épidémie. Applaudir au balcon, n’était-ce pas aussi une manière de s’applaudir soi-même, de faire de son enfermement contraint un combat et de sa passivité imposée une vertu ? N’était-ce pas affirmer implicitement la parfaite légitimité des mesures despotiques prises par le gouvernement ?
Sans doute cette épidémie a-t-elle été l’occasion de gestes de dévouement, de compassion vraie, de courage même peut-être de la part de certains, mais, collectivement, il ne me semble pas, pour dire le moins, que la France et les Français sortent grandis de cette épreuve, qui a plutôt mis en lumière nos défauts et nos déficiences que nos qualités et nos atouts.
Quant à l’avenir, je peine à voir ce qui pourrait en sortir de bon.
Je ne crois notamment pas que les bonnes leçons seront tirées de ce qui s’est passé.
On a, par exemple, beaucoup fait de reproches aux Agences Régionales de Santé, reproches certainement justifiées mais qui ne doivent pas nous faire oublier que ces agences n’existent pas par hasard. Ces bureaucraties coûteuses et paralysantes sont la conséquence inévitable de la déresponsabilisation des acteurs de santé dans un système entièrement socialisé comme l’est celui de la France. Etant donné que, dans le système de santé « à la française », les patients n’acquittent pas le coût de leurs soins et que les médecins n’ont pour ainsi dire pas à se soucier du coût de ce qu’ils prescrivent, il est naturel que les dépenses croissent indéfiniment, puisque le désir de vivre est illimité. Il ne reste donc plus qu’à essayer de « réguler » l’ensemble en lui ajoutant des couches successives de bureaucraties, qui, conformément à leur nature de bureaucratie, ne parviennent à limiter les dépenses qu’en générant des pénuries et des aberrations.
Allons-nous sortir de ce cercle infernal ? Allons nous rendre de la liberté aux médecins et aux patients ? Allons-nous essayer d’introduire un peu de responsabilité individuelle dans un système qui en manque si cruellement ? Il semblerait plutôt que ce soit le contraire qui se dessine, que les Français ressortent de cet épisode épidémique plus attachés que jamais à leur système socialisé qui a pourtant si cruellement montré ses limites et que leur demande quasi unanime soit qu’on accorde simplement « plus de moyens » à l’hôpital public, soit, à peu près, que l’on verse davantage d’eau sur le sable.
Les Français ont été choqués de découvrir l’état de désindustrialisation de leur pays, notre incapacité à produire rapidement et en grande quantité des choses apparemment aussi simples que des masques (y compris de simples masques en tissu !) ou du paracétamol. On parle de mettre fin à cette dangereuse dépendance vis-à-vis de l’étranger, de rapatrier certaines industries, bref on semble redécouvrir que la notion d’indépendance nationale, finalement, a encore quelque pertinence. Tout cela est excellent, mais les industries n’ont pas quitté la France par hasard et elles ne reviendront pas simplement parce que les Français en ont envie. Notre désindustrialisation a des causes objectives : coût du travail (c’est-à-dire poids des cotisations sociales de tous ordres), fiscalité, réglementation… Sommes-nous prêts à toucher à tout cela ? Sommes-nous prêts à desserrer les contraintes que nous faisons peser sur notre appareil productif, et notamment les contraintes « écologiques » ?
Sommes-nous prêts à poser franchement la question du coût du travail, c’est-à-dire la question du coût et du mode de fonctionnement de notre « Etat social » ? La bonne réponse est très vraisemblablement : non. Les Français, à mon sens, restent plus que jamais entichés de leur « modèle social » et de la « transition écologique » et refusent de faire le lien entre l’une et l’autre et les maux dont, à juste titre, ils se plaignent.
Je ne saurais faire mieux que de citer Pierre Manent : « Dans la dernière période, notre régime a connu une corruption qui a affecté toutes les classes : les riches, car il a favorisé la finance et la rente, en particulier immobilière, et a incité la haute technostructure à se détourner de la nation jusqu’à perdre parfois le sens du bien commun ; les pauvres et les modestes, car il a découragé le travail par des prestations sociales indiscriminées. Les fonctions dites régaliennes - armée, sécurité, justice - ont été privées de ressources. Donc, ou bien nous procéderons à la réallocation des ressources en faveur des fonctions régaliennes et de la rémunération du travail, ou nous nous immobiliserons de plus en plus dans l’administration par l’État de ressources de plus en plus rares, tandis que se poursuivra notre étiolement politique et moral. »
Telle est en effet l’alternative qui s’offre à nous, mais je crains fort que ce soit la seconde branche, celle de l’immobilisation et de l’étiolement, qui soit choisie et que la seule conséquence de cette crise soit d’ouvrir encore un peu plus le robinet de l’endettement pour, surtout, ne toucher à rien de fondamental.
« Où suis-je ? et Quelle heure est-il ? ». A ces questions j’aurais fort envie de répondre que nous sommes dans l’océan atlantique, la nuit du 14 au 15 avril 1912 et que l’orchestre va bientôt s’arrêter de jouer. Mais les nations ne coulent pas comme les navires. Personne ne peut dire lorsque la voie d’eau est irréparable et le naufrage certain. Un sursaut totalement inattendu, ou un miracle, restent toujours possibles.
Alors, peut-être sommes-nous au printemps 1424, lorsqu’une jeune fille de treize ans entendait un ange lui raconter la grande pitié qui était au royaume de France.