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Sur Figaro Vox, plaidoyer pour une souveraineté industrielle, par Eric Delbecque.

L’usine Michelin de la Combaude poursuit ses activités malgré la crise sanitaire. Clermont-Ferrand, le 10 avril 2020.

THIERRY ZOCCOLAN/AFP

La crise démontre que la souveraineté industrielle conditionne notre sécurité nationale, considère le spécialiste des questions de guerre économique Éric Delbecque. Il appelle à abandonner la logique du capitalisme financier pour rebâtir notre tissu industriel et repenser l’aménagement de notre territoire.

Le Covid-19 a hélas réussi là où de nombreux spécialistes avaient échoué durant bien des années. Il démontre que la souveraineté industrielle n’est pas un concept ringard de nostalgique des grands programmes gaullistes mais une condition de la sécurité de la nation. L’intervention du Chef de l’État a évoqué ce point de façon claire: certaines productions méritent d’échapper aux simples «lois» du marché et ne peuvent pas être confiées à d’autres pays, Chine en tête. Il faut saluer cet effort de réinvention chez un homme qui n’avait pas placé cette question au centre de ses préoccupations jusqu’à présent. Précisons une fois encore, sur ce point comme sur d’autres depuis les gilets jaunes, qu’il apparaît trop facile de rejeter sur Emmanuel Macron l’intégralité de la responsabilité de tous nos abandons. Son prédécesseur n’a guère brillé en la matière: on peut même affirmer qu’il a résolument accompagné la désindustrialisation de l’Hexagone, et qu’il montra une totale indifférence aux problématiques de la guerre économique, de l’autonomie stratégique et des phénomènes de dépendances multiples mettant en danger la sécurité nationale au sens le plus large. À partir d’aujourd’hui, il faudra juger sur pièces…

Nous fûmes, en France, les dindons de la farce de la mondialisation de bas étage.

En fait, voilà 30 ans que nous déconstruisons tranquillement notre souveraineté en commençant par pulvériser les briques économiques. Celles-là mêmes qui nous permettent de ne pas être à la merci de la bonne volonté des autres lorsque l’essentiel sera en question et que chaque nation se concentrera d’abord sur la santé et la préservation des siens. Il est d’ailleurs difficile de le leur reprocher… Nous fûmes, en France, les dindons de la farce de la mondialisation de bas-étage (il en existe une plus intéressante, qui peut rapprocher les peuples et accroître les coopérations et les solidarités). Nos élites, toutes couleurs politiques confondues, publiques comme privées et académiques, firent semblant de croire que les rapports de force et les règles ordinaires de l’échiquier international de la puissance avaient disparu comme par magie. Impossible de laisser partir nos usines à l’autre bout de la planète et d’imaginer que l’on n’en subira jamais les conséquences.

La France n’a plus le droit désormais de se tromper: l’heure est à l’élaboration d’une solide doctrine sur ce thème précis. La base a été énoncée lundi par le président de la République: «il nous faudra rebâtir une indépendance agricole, sanitaire, industrielle et technologique française et plus d’autonomie stratégique pour notre Europe. Cela passera par un plan massif pour notre santé, notre recherche.» Pour réussir à relever ce défi, il faut cependant aller plus loin dans la définition de secteurs stratégiques tels que la Défense, la sécurité, l’énergie et quelques autres. À commencer par la santé, dont on saisit dorénavant à quel point elle exige d’être qualifiée de stratégique! Aller plus loin, c’est identifier des Entreprises d’intérêt local essentiel (EILES), PME traditionnelles, «Gazelles» et «Licornes», qui ne produisent pas forcément des boulons spécifiques pour les blindés ou les satellites, mais qui se révèlent capitales pour freiner la désertification d’un territoire (par leur nombre de salariés sur un espace fragile, des activités porteuses d’innovations fortes, etc.) ou pour sécuriser une population (par exemple la production de masques). Travail de titan? Sans doute. Néanmoins absolument nécessaire.

Ce qui repose sur la collaboration de nombreux acteurs implique d’exclure toute arrogance technocratique.

Il est clair que c’est aussi une manière de promouvoir le Made in France et la French Tech (sous réserve que l’on ne laisse pas le reste du monde la piller allègrement). Il serait sain de revenir à quelques raisonnements de bon sens: commencer par sanctuariser des entreprises indispensables à la continuité d’activité nationale, à la vie ordinaire en situation dégradée, afin de ne pas craindre de perdre les manettes, le contrôle de nos destinées. S’attaquer par conséquent (puisque les deux thèmes sont en partie connectés) à la rénovation de la «France périphérique», en refaçonnant son futur économique et industriel, bref se pencher de nouveau sur l’aménagement du territoire en ne s’abandonnant pas hypocritement au capitalisme financier le plus aveugle aux finalités non négociables de l’intelligence territoriale. Il ne s’agit pas bien sûr de nationaliser compulsivement mais d’épauler les organisations productives dans leur effort pour demeurer un moteur de prospérité des territoires (commune, département, région) dans lesquels elles s’enracinent. Ce qui repose sur la collaboration d’un grand nombre d’acteurs, non sur l’éviction de tel ou tel, et demande impérativement d’exclure toute arrogance technocratique (ou bureaucratique) qui persiste à jouer la partition du bon élève qui sait tout.

Ce qui implique de créer de véritables Comités stratégiques d’intelligence territoriale (CSIT) pilotés par les préfets de région et intégrant les conseils régionaux, ainsi que les représentants structurant de la vie économique locale (associations professionnelles, grands opérateurs du service public, syndicats, etc.). Ces Comités, qui ne sont pas une idée totalement neuve (le Préfet Rémy Pautrat, dont l’auteur de ces lignes avait l’honneur d’être l’un des collaborateurs à cette époque, porta cette lumineuse idée dès 2005, sans grand succès sur la durée), auraient pour mission de se livrer à un vaste examen de ré-identification et d’enrichissement d’une liste des secteurs prioritaires rafraîchissant la notion de secteur stratégique, ou tout au moins essentiel, au niveau local (où figurerait l’agriculture, les transports). Cette dynamique de ciblage fin s’ajouterait à celle, nationale, de travail sur les SAIV (Secteurs et activités d’importance vitale) et les entreprises de souveraineté nationale. Dans ces enceintes pourrait naître le travail de renaissance de nos tissus industriels locaux: on pourrait y faire le point sur les savoir-faire industriels perdus ou sur le chemin de la disparition et décider de mesures correctives (notamment dans le domaine de la formation) pour recréer une autonomie de production. L’ensemble de la réflexion sur la rénovation économique des territoires trouverait là un instrument adapté, reposant sur la coordination de l’État et des régions, une intelligence collective, une combinaison de volontés réellement coopératives, accompagnée par l’ensemble des partenaires nécessaires (privés, publics, universitaires, sociaux).

Le coronavirus nous offre une dernière chance de ne pas nous laisser engloutir par une logique budgétaire intégriste.

Par ailleurs, nous ne pouvons plus nous passer d’un centre d’impulsion permanent sur cette question de l’autonomie économique stratégique, de la souveraineté industrielle indispensable à notre avenir national et européen. Le temps est donc venu de créer un secrétariat d’État à la sécurité économique, rattaché au Premier ministre, dont la vocation serait de donner corps à cette notion. De la même façon que l’on comprend aisément la notion de sécurité sanitaire, il devient urgent de fédérer sous ce vocable de «sécurité économique» l’ensemble des impératifs, relevant de la sécurité nationale, que sont la relocalisation d’activités vitales sur notre sol, la cristallisation de l’idée de souveraineté industrielle (qui implique de stopper certaines logiques mortifères de la société de marché sauvage) et la défense des écosystèmes économiques locaux, sur nos territoires, qui doivent être préservés ou rénovés si l’on veut éviter de dévaler toujours plus vite la pente glissante nous ayant conduits aux gilets jaunes, et que l’on envisage chaque jour avec un peu plus d’appréhension. Le sondage effectué par ODOXA pour l’agence COMFLUENCE avec Les Échos et Radio classique est éclairant: 61 % des personnes interrogées estiment que «nos sociétés ne pourront plus jamais fonctionner comme avant et que notre rapport aux autres, à l’environnement, à la croissance, et à la mondialisation changera profondément». Plus loin, 57 % pensent que l’une des plus grandes leçons de cette crise sera que «les entreprises françaises vont devoir relocaliser leurs productions et repenser leurs responsabilités sociétales». Le Covid-19 fait office de lanceur d’alerte: porteur de mort et de malheur, de solitude et de douloureuses interrogations, il nous offre cependant une dernière chance de ne pas nous laisser totalement engloutir par une logique budgétaire intégriste qui ne nous donne comme seul droit que celui de compter les morts…

 

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Expert en sécurité intérieure, Eric Delbecque est colonel de réserve de la Gendarmerie Nationale et membre du conseil scientifique du CSFRS (Conseil Supérieur de la Formation et de la Recherche Stratégiques). Il est directeur du pôle intelligence économique de COMFLUENCE. Il fut conseiller défense auprès du Ministre de l’Intérieur (2009-2012) et responsable de la sécurité de Charlie Hebdo après l’attentat de 2015. Docteur en Histoire contemporaine, diplômé de Sciences Po et de la Sorbonne, conférencier à l’IHEDN (Institut des Hautes Études de Défense Nationale), au CHEMI (Centre des Hautes Études du Ministère de l’Intérieur), et à l’École de Guerre Économique, il a enseigné à Sciences-Po, l'ENA, l'ENM et à l'EOGN (École des Officiers de la Gendarmerie Nationale). Il est spécialiste des questions de guerre économique, l’auteur de nombreux ouvrages sur l’intelligence économique et la sécurité notamment L’intelligence économique pour les nuls (First, 2015).

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