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Dictature de santé publique, par Frederic Rouvillois.

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« Le temps est venu » écrit Michel Chevalier le 9 avril 1832, au début de l’épidémie de choléra qui va frapper Paris de plein fouet, « où les peuples doivent, sous peine d’une mort hideuse, soigner leur corps à l’égal de leur esprit ; où la sollicitude des gouvernements doit embrasser aussi bien le développement matériel de la race humaine que son développement rationnel, et s’occuper autant (…) de leur chair (…) sous toutes les formes, qu’il s’occupe ou qu’il est censé s’occuper de leur intelligence[1] ».

Même si le parallèle paraît quelque peu artificiel, il n’est pas tout à fait sans intérêt de comparer, sur ces questions du corps et de la santé, les réactions des saint-simoniens, face à la terrible vague de choléra qui s’abat sur la France en 1832, et la manière dont leur lointain disciple Emmanuel Macron va tenter de répondre, à partir de mars 2020, à la crise du Coronavirus.

 

Même si le parallèle paraît quelque peu artificiel, il n’est pas tout à fait sans intérêt de comparer, sur ces questions du corps et de la santé, les réactions des saint-simoniens, face à la terrible vague de choléra qui s’abat sur la France en 1832, et la manière dont leur lointain disciple Emmanuel Macron va tenter de répondre, à partir de mars 2020, à la crise du Coronavirus. Dans l’un et l’autre cas, une épidémie mondiale, la première venant des Indes, la seconde de Chine, semble avoir pris par surprise un pays qui se croyait plus ou moins à l’abri de la contagion- mais qui ensuite comprend rapidement que le bilan humain risque d’être lourd : en 1832, le choléra emportera 19000 Parisiens et fera plus de 100 000 morts.

 

Pour cette raison, les saint-simoniens n’hésitent pas à parler d’une véritable guerre : « c’est un ennemi qu’il faut combattre, car avec lui plus de trêves, de délais, il est au milieu de nos villes, qui tue et qui les jonche de cadavres[2]. ». C’est aussi ce que martèle Emmanuel Macron dans son discours du 16 mars : « l’ennemi est là, invisible, insaisissable, qui progresse. Et cela requiert notre mobilisation générale [3]» : en somme, répète-t-il à six reprises, « nous sommes en guerre ».

 

Et dans les deux cas, cette guerre justifie, de la part des pouvoirs publics, une réaction extrêmement forte : ce qu’on pourrait appeler une « dictature de santé publique », dont l’une des caractéristiques les plus notables est qu’elle entend s’appuyer sur l’autorité des scientifiques.

 

Dans la France libérale de la monarchie de Juillet, la soudaine explosion de l’épidémie légitime un brusque retour à l’interventionnisme étatique, seul susceptible de répondre à la gravité de la crise.

 

Dans la France libérale de la monarchie de Juillet, la soudaine explosion de l’épidémie légitime un brusque retour à l’interventionnisme étatique, seul susceptible de répondre à la gravité de la crise : « en cette circonstance, Michel Chevalier, le gouvernement a senti la responsabilité qui pesait sur lui. (…) ; je ne pense pas que les constitutionnalistes les plus radicaux songent à lui discuter les pouvoirs, même arbitraires, qu’il s’attribuerait afin d’arrêter la liberté de la contagion (…)[4] ».

 

Face la gravité du mal, il faut un pouvoir fort, concentré et ne s’occupant que de cela, tout le reste devant être remis à plus tard. Pour cela, il importe de renoncer à l’idolâtrie de la légalité, et de remettre en cause un « système parlementaire » qui « a été institué pour entraver l’action du gouvernement[5] ». Et Michel Chevalier, évoquant la nécessité de « mesures extraordinaires qui frappent le peuple, l’exaltent et le remplissent d’espérance », va jusqu’à prôner un « coup d’état industriel » : « Si Paris était assiégé par les Cosaques, qui reculerait à l’idée d’un coup d’État de nature à sauver Paris ? Le choléra qui va toujours croissant n’est-il pas pire que les Cosaques ? » Ce coup d’état n’a d’ailleurs rien d’effrayant : car « il n’y a de coup d’État dangereux que celui qui va contre le progrès[6] » ; or, celui-ci « est tout pacifique. Il s’agit de chasser le choléra, il s’agit d’assurer l’existence du peuple tout entier, riches et pauvres[7] ».

 

Michel Chevalier, évoquant la nécessité de « mesures extraordinaires qui frappent le peuple, l’exaltent et le remplissent d’espérance », va jusqu’à prôner un « coup d’état industriel ».

 

En 2020, le président Macron ne prend pas le risque d’utiliser une telle terminologie, probablement difficile à « vendre » aux Français et la classe politique. Mais c’est la même idée qu’il développe le 16 mars : « Nous sommes en guerre. Toute l’action du Gouvernement et du Parlement doit être désormais tournée vers le combat contre l’épidémie. De jour comme de nuit, rien ne doit nous en divertir. C’est pourquoi, j’ai décidé que toutes les réformes en cours seraient suspendues, à commencer par la réforme des retraites. Dès mardi, en Conseil des ministres, sera présenté un projet de loi permettant au gouvernement de répondre à l’urgence et, lorsque nécessaire, de légiférer par ordonnances dans les domaines relevant strictement de la gestion de crise. ». C’est ce qu’officialise, quelques jours plus tard, la loi du 23 mars 2020, « d’urgence pour faire face à l’épidémie de Covid-19 ». Une loi qui, toutes choses égales par ailleurs, poursuit des objectifs comparables à ceux du « coup d’État » saint-simonien.

 

D’une part, en vertu de son article 11, « le gouvernement est autorisé à prendre par ordonnances, dans un délai de trois mois à compter de la présente loi, toute mesure (…) relevant du domaine de la loi », « afin de faire face aux conséquences » économiques, financières, sociales, administratives, juridictionnelles, budgétaires, éducatives, etc., « de la propagation de l’épidémie ». En bref, le gouvernement se substitue au parlement avec la bénédiction de ce dernier, même si le Chef de l’État assure que « le contrôle du Parlement continue dans cette période[8] ».

 

Par ailleurs, l’article 2 de la loi du 23 mars autorise le Premier ministre, « aux seules fins de garantir la santé publique », à porter des atteintes extrêmement lourdes à plusieurs libertés fondamentales, la liberté d’aller et venir (confinement, quarantaine, isolement, interdiction de circuler), la liberté du commerce et d’industrie, la liberté d’entreprendre, la liberté de réunion et le droit de propriété…En 1832, c’est essentiellement sur ce dernier droit que portaient les atteintes suggérées par les saint-simoniens, avec un recours systématique et accéléré à l’expropriation – en vue de réaliser les grands travaux dont ils estiment qu’ils permettront de juguler l’épidémie.

 

Tandis que le président Macron fait l’éloge de « notre État-providence [9]», se félicite de « la santé gratuite sans conditions de revenu, de parcours et de profession » et annonce pour « les prochains mois (…) des décisions de rupture en ce sens », Michel Chevallier, en 1832, applaudit à la rupture avec le modèle de l’État gendarme : « Abandonnant son principe fondamental, laissez faire, Laissez passer, il a compris qu’il était en droit et en devoir d’intervenir[10] ».

 

Avec une somme de 4 milliards de francs, empruntés auprès des « capitalistes » et « des banquiers de tous les pays [11]», l’État pourrait lancer « immédiatement (…) l’établissement d’un système de chemins de fer, d’un système de canaux et d’un système de banques », ce qui « produirait en France une excitation morale de confiance et d’espoir, qui serait le meilleur de tous les préservatifs contre le choléra. Ce serait la fin de la misère qui entretient le choléra, ce serait la substitution de l’ordre à un désordre industriel plus meurtrier que le choléra ». Enfin, dernier parallèle, dans les deux cas, cette « dictature de la santé publique » prétend se fonder sur la science – bien que cette dernière ne soit pas la même en 1832 et en 2020.

 

Sous la Monarchie de Juillet, le choléra, aux yeux des saint simoniens, est certes une maladie du corps, mais qui résulte d’un certain état socio-économique entraînant une certaine disposition d’esprit.

 

Sous la Monarchie de Juillet, le choléra, aux yeux des saint simoniens, est certes une maladie du corps, mais qui résulte d’un certain état socio-économique entrainant une certaine disposition d’esprit. Stéphane Flachat, dans l’un des premiers articles consacrés à la question dans le Globe du 2 avril 1832, affirme que le fléau, aux Indes où il a pris naissance, était « le compagnon du fétichisme et de l’esclavage[12] », qu’il n’est pas étonnant qu’il se soit ensuite longuement arrêté en Russie, où « pèsent le servage et le christianisme le plus arriéré », tandis qu’il n’a fait qu’un bref séjour en Angleterre.

 

Pour eux, le choléra résulte de la misère physique et morale : c’est en cela qu’« il y a (…) source de mort dans la position du prolétaire[13] ». Il s’agit au premier chef d’un problème économique et psychologique : c’est donc en intervenant scientifiquement sur ces deux plans que l’on pourra le résoudre. Or, pour cela, les représentants politiques ne font manifestement pas l’affaire : à la lumière de l’épidémie, ces derniers se trouvent ramenés à leur mesure véritable : « ils sont petits, bien petits[14] », note Henri Cavel le 12 avril. Par suite, c’est à d’autres de prendre le gouvernail : « en temps calme et ordinaires (…) on se contente d’un homme-machine », parlementaire ou ministre quelconque. En revanche, « lorsque les ressorts sont dérangés (…), on est contraint d’avoir recours à l’ingénieur[15] ». À celui qui sait. À celui qui connaît le système, et qui pourra le réparer.

 

En 2020, la maladie n’est plus la même, et ce n’est plus d’ingénieurs polytechniciens dont on a besoin, c’est de médecins. En revanche, comme au XIXe siècle, c’est le pouvoir lui-même que l’on est prêt à leur abandonner. Ainsi, lorsque fin mars, le gouvernement déclare suspendre sa décision, pourtant éminemment politique, relative à la poursuite du confinement, à l’avis du « conseil scientifique » qu’il a désigné le 11 mars[16]. Ou que, quelques jours plus tôt, il s’abrite derrière l’avis rendu par ce Comité pour maintenir le premier tour des élections municipales, le Président déclarant par tweet, juste avant son allocution télévisée du 12 mars : « Notre réaction ne peut se faire qu’avec l’expertise des spécialistes qui sont les plus légitimes pour évaluer la situation ».

 

Cette translation est d’ailleurs formalisée par l’article 2 de la loi du 23 mars : celui-ci dispose qu’en cas d’urgence sanitaire, sera réuni immédiatement un « comité de scientifiques » dont le président est choisi par le chef de l’État, deux membres par les présidents des assemblées, et le reste par le décret. Ce comité a alors pour mission de rendre « périodiquement » (c’est-à-dire, aussi souvent qu’il le souhaite) des « avis sur l’état de la catastrophe sanitaire » et sur « les mesures propres à y mettre un terme », avis « rendus publics sans délais » : autrement dit, immédiatement relayés par les médias, repris par l’opinion, et dotés par là-même d’une autorité irrésistible à laquelle, par avance, le politique accepte de se soumettre. Cas typique de ce transfert du pouvoir des représentants (et du peuple qu’ils représentent) aux « sachants » et aux « experts »[17], préconisé dès l’origine par l’école saint-simonienne.

 

[1] M. Chevalier, « Le choléra morbus », Le Globe, 9 avril 1832.

[2] H. Cavel, « Faiblesse des corps de l’État et de la presse en face du choléra », Le Globe, 12 avril 1832.

[3] E. Macron, « Adresse aux Français », 16 mars 2020.

[4] M. Chevalier, « Le Choléra », Le Globe, 1er avril 1832.

 [5] M. Chevalier, « Fin du choléra par un coup d’État », Le Globe, 11 avril 1832.

[6] M. Chevalier, « Le choléra morbus », Le Globe, 9 avril 1832

[7] M. Chevalier, « Fin du choléra. » Le Globe, 11 avril 1832

[8] E. Macron, « Adresse aux Français », 16 mars 2020.

[9] E. Macron, « Adresse aux Français », 12 mars 2020.

[10] M. Chevalier, « Le choléra », Le Globe, 1er avril 1832

[11] M. Chevalier, « Le choléra morbus », Le Globe, 9 avril 1832

[12] S. Flachat, « Le choléra, Assainissement de Paris », Le Globe, 2 avril 1832

[13] M. Chevalier, « Le choléra », Le Globe, 1er avril 1832

[14] H. Cavel, « Faiblesse des corps… », Le Globe, 12 avril 1832.

[15] Ibidem.

[16] Auquel s’ajoute, créé le 24 mars, un second comité, le « Care », Comité analyse recherche et expertise, chargé de conseiller le gouvernement sur le « curatif ». : « C’est grâce à la science et à la médecine que nous vaincrons le virus. », déclare ce jour-là le Président (cf. L’Express, 24 mars 2020)

[17] Opposés par le Président, dans son allocution du 16 mars, à leur antithèse absolue, les « demi-experts » et les « faux-sachants » – que l’on suppose susceptibles d’induire en erreur les « non-experts » et les « ne sachant pas » qui forment le bon peuple…

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