Une crise pour rien ?, par Jean-Philippe Chauvin.
Depuis quelques jours, il est de bon ton d’affirmer ou d’espérer que, après cette crise, rien ne sera plus comme avant, et nombre d’articles évoquent cette possibilité, cette « bonne nouvelle » que je suis le premier à souhaiter. Le discours du président lui-même n’appelait-il pas à changer les choses, à en finir avec l’illimitation de la mondialisation ? En tout cas, il est bien certain que cette période étrange fournit nombre d’arguments crédibles et solides aux partisans d’un retour au local et d’une certaine distanciation du mondial lointain : retrouvons le sens du proche et des prochains, cela paraît désormais plus prudent et, surtout, nécessaire.
Mais, malheureusement, il est de plus en plus certain que les élites mondialisées et libérales n’ont guère envie de renoncer à leur idéologie et à leurs pratiques, aussi néfastes soient-elles pour le planète comme pour la justice et les équilibres sociaux : le président brésilien Bolsonaro, sans vergogne, fait un bras d’honneur à l’idée de décroissance quand il valorise « l’économique d’abord » et se refuse à quelques mesures de précaution, y discernant un hypothétique complot contre les intérêts de son pays et de son intégration dans la mondialisation. Et, en France même, malgré les discours et lamentations d’usage, c’est la même petite musique qui commence à se faire entendre, en particulier si l’on a la curiosité de plonger dans la presse économique et boursière.
Dans le dernier numéro de Marianne, l’éditorialiste Jacques Julliard n’est guère optimiste à ce sujet, et il en parle sans détour, avec une pointe d’agacement et de sombre colère : à propos des déclarations la main sur le cœur de ceux qui nous gouvernent, par la presse ou la politique, « je n’en crois rien, connaissant un peu ce petit monde, mais je veux bien faire un effort et me persuader que la France va redevenir un pays sérieux… Sans blague ! ». Ainsi, même les républicains de tradition chrétienne ne croit plus vraiment en cette République qui nous commande et nous confine à défaut de nous diriger et de protéger ses citoyens… La grande désillusion de M. Julliard me rappelle une rencontre impromptue avec l’historien des idées René Rémond, quelques mois avant sa mort, qui m’avouait, au cœur même de l’Assemblée nationale dans laquelle se tenait le Salon du livre politique, que, sur la question de la décentralisation, c’était Maurras, le nationaliste, le fédéraliste, le royaliste, qui avait « tout compris » et qui « avait raison » !
Avant même que ceux de nos politiciens qui tiennent aujourd’hui des discours vertueux ne retournent à leurs habitudes et à leurs petit confort intellectuel, la Chine, en plein redémarrage, montre déjà ce qui se passera à la fin du confinement, comme le prouve la photo parue ce matin dans le quotidien Les échos : « Pékin retrouve ses bouchons. A mesure que l’Etat chinois desserre son étau sur la population, conforté par la baisse quotidienne du nombre de nouveaux cas de coronavirus, la vie reprend doucement et, avec elle, la circulation automobile (…). » La formulation même du propos est révélateur : « la vie reprend », comme si cette reprise passait forcément par la circulation automobile et les bouchons, et toute la pollution et les accidents routiers qui vont avec… Il est bien loin le temps d’un Pékin dans lequel ne circulaient que des vélos, avant les années du décollage économique chinois sur le modèle consommatoire anglo-saxon. Déjà, les affaires reprennent, la pollution va vite rattraper le temps perdu, et tout redeviendra « comme avant », ou presque : la préfiguration de ce qui va advenir chez nous dans quelques semaines ?
Pourtant, il serait bien temps d’interroger notre mode de vie et notre rapport au monde, complètement déformé par la société de consommation, et de prendre le temps de réfléchir à une autre voie que celle imposée par l’idéologie franklinienne qui valorise l’argent au détriment des hommes et de l’environnement, qui marchandise et dénature tout ce qu’elle touche ou, plutôt salit. Sylvain Tesson, à la suite de Jack London ou de Gustave Thibon, nous invite à prendre d’autres chemins que les autoroutes grises du conformisme et de la marchandisation, et sa voix mériterait un autre écho que le silence à peine poli de nos élites mondialisées et technophiles qui n’attendent que le retour des aéronefs pour repartir sillonner « leur » monde qui, décidément, n’est plus le monde réel, celui qui vit et qui respire, qui prie et qui cultive et qui est conscient, toujours, de la beauté et de la fragilité des choses de la vie…