Une semaine libanaise avec Annie Laurent : 7/8, La francophonie en danger
Alors que le Liban commémore son centenaire en 2020, le pays connaît depuis quelques mois d’importants soubresauts populaires.
De quoi s’agit-il précisément, comment analyser la situation profonde du Liban aujourd’hui ?
Quelle place pour les chrétiens ?
C’est à ces questions que répond ce dossier.
par ANNIE LAURENT
«La France et le Liban ont ourdi ensemble le complot de la liberté », aimait à dire l’ancien chef de l’État libanais Charles Hélou (1964-1970).
Celui qui fut aussi président de l’Association des Parlementaires de langue française entendait ainsi illustrer la complicité sur laquelle a, pendant longtemps, reposé le lien particulier de la France avec le pays du Cèdre.
Au fil du temps, le français s’est enraciné au Liban, notamment à travers les congrégations religieuses qui fuyaient la France pour échapper aux lois laïques de la IIIème République. Ainsi naquit un important réseau d’établissements d’enseignement catholiques.
Mais survint l’offensive culturelle de l’anglais véhiculée par les protestants américains qui établirent l’Université Américaine de Beyrouth en 1866. Neuf ans après, les jésuites créèrent dans la capitale l’Université Saint-Joseph (USJ), qui s’est rapidement imposée comme un phare de la francophonie au Proche-Orient. À partir de 1950, elle sera concurrencée par l’Université Saint-Esprit de Kaslik (USEK), fondée par l’Ordre Libanais Maronite.
En devenant puissance mandataire, en 1920, la France a conféré à sa langue un cachet officiel. Ainsi, la Constitution de 1926, rédigée sous forme bilingue, tout en déclarant l’arabe langue nationale prévoyait le recours au français en cas de besoin. La révision de 1990, toujours en vigueur, précise que la loi déterminera les cas où le français serait utilisé dans les structures étatiques.
Par ailleurs, loin de rester l’apanage des chrétiens, l’usage du français s’est étendu à toutes les communautés par le biais de la Mission laïque mais aussi des établissements catholiques. C’est à la demande instante d’un musulman, Saëb Salam, président du Conseil, sunnite comme le veut le système local, qu’en 1973 le Liban adhéra à l’Organisation internationale de la francophonie. « La langue française a
toujours été partie intégrante de notre conscience nationale. D’aucuns disent de notre patrimoine culturel, voire pour certains de notre identité », écrivait encore l’an passé un diplomate sunnite, Bassam Tourbah (1).
L’anglais n’a cependant pas cessé de poursuivre son avancée dans l’enseignement supérieur, y compris catholique. Depuis une trentaine d’années, les institutions anglophones (collèges, universités) se multiplient. Si bien que le français connaît un profond déclin, et ce dès l’école, comme le montre une enquête récente de L’Orient-Le Jour. « Alors que 70 % des élèves étaient scolarisés dans le réseau des écoles francophones il y a 20 ans, seulement la moitié des écoliers du pays poursuivent aujourd’hui leur scolarité dans ce réseau », indique Véronique Aulagnon, directrice
de l’Institut français du Liban (2).
Face à l’engouement pour l’anglais, certaines universités francophones développent des cursus complets dans cette langue. L’USJ, forte de 12.650 étudiants, « dispense désormais 15 % de ses cours en anglais », explique son recteur, le Père Sélim Daccache. Quant à l’USEK, elle anglicise à vive allure ses diverses disciplines. Mais le
recul du français se fait aussi au bénéfice de l’arabe, indique Karim El-Mufti, professeur de droit à l’USJ (3).
Le déclin du français se vérifie également au niveau de la presse. La Revue du Liban a disparu; les hebdomadaires Magazine et Le Commerce du Levant sont devenus mensuels. Longtemps concurrencé par Le Réveil, L’Orient-Le Jour, sauvé en 1971 par l’ancien ministre de la Culture Michel Eddé, reste le seul quotidien francophone.
Cependant, même si le français se porte mal au Liban, quelques signes permettent d’entretenir l’espoir. Chaque automne, le Salon du Livre francophone, organisé par l’ambassade de France, se maintient. Depuis 7 ans, on y décerne un prix Goncourt de l’Orient fondé par l’Association des Universités francophones. Par ailleurs, des efforts sont accomplis par des enseignants motivés, comme à l’école publique de Tebnine, village à majorité chiite du Liban Sud, ou encore à Batroun, ville chrétienne du Nord, où la congrégation de la Sainte-Famille maronite vient de fonder une université francophone. Enfin, les bénévoles de l’association SOS Chrétiens d’Orient enseignent volontiers le français dans les villages les plus reculés. Et l’Œuvre d’Orient maintient ses efforts dans ce sens. Malgré tout, c’est l’anglais qui est spontanément utilisé par les personnels des hôtels, des musées et des sites ainsi qu’à l’aéroport.
A. L.
(1) L’OrientLe Jour, 30 mars 2019.
(2) Id., 3 avril 2019.
(3) Id., 30 mars 2019.