Lu sur la page facebook de Gérard Leclerc : l'article de Boutang sur Matzneff...
Le texte que vous allez lire est libre d'accès, à condition d'en citer la source, ce qui est tout à fait normal; il est disponible sur le site Archives Royalistes de la NAR :
Ce texte de mon ami et maître Pierre Boutang du 27 décembre 1979 est paru dans le bimensuel "Royaliste". Il n'a pas pris une ride et se trouve en pleine actualité, alors que Gabriel Matzneff est l'objet d'un procès public qui a lieu avec bien du retard. Pierre Boutang est d'une fermeté, voire d'une dureté absolues à l'égard du pécheur Matzneff, alors même qu'il ne veut pas l'exclure de son amitié. J'adresse ce témoignage à tous ceux et à toutes celles qui ignorent que l'on pouvait avoir la plus grande lucidité à l'égard d'un écrivain, avec l'espoir que sa foi orthodoxe lui permettrait de sortir de son enfer. Le défi est strictement le même aujourd'hui. Plutôt que de participer à un lynchage, il vaudrait mieux pour les croyants prier pour Gabriel Matzneff et pour tous ceux et celles qui ont été victimes de ce qu'il a appelé lui même sa folie.
G. L.
Matzneff vu par Boutang
Pierre Boutang a lu le journal de Gabriel Matzneff «Vénus et Junon». A cette occasion il a écrit cet article décisif sur l’œuvre et la personne de l'auteur d' «Isaïe réjouis toi». Avec amitié pour un écrivain qu'il connaît depuis si longtemps, mais aussi avec la gravité qui convient à ceux qui croient au Christ. Enfin, quelqu'un qui tient à Matzneff le langage que celui-ci sans doute attendait secrètement.
Le jeu de la critique a cessé de m'intéresser; je ne m'y reprends que si un livre me provoque comme celui-ci; pour commencer il faut que l'écriture me retienne et enchante; je m'arrêterais si son propos ne me collait continûment à l'esprit et à la peau. Au seuil d'une de ces exceptions j'énonce donc ma règle : un livre ne m'occupe, et je n'en juge, qu'en ce qu'il rapproche ou éloigne - se rapproche ou s'éloigne du Christ : il y a assez de curés pour s'occuper des autres.
Or, malgré les apparences, le journal de Matzneff ne révèle, que trois personnages : le Christ, lui-même, et pourquoi dire le troisième ? Il connaît sa présence, mieux qu'aucun autre. Les blasphèmes et les trous de lumière déchirent chaque page. Combat avec l'ange ? Mais Jacob est tout avec Dieu, qui marque sa hanche, et cela une nuit; ce Gabriel esquive chaque fois le combat uni-que; il repart d'un pas singulière-ment assuré, assuré dans la décision intime, même au soir de la mort de Pierre Struve qui ravage l'enfant qu'il est, même à la dernière ligne du 30 décembre 1969 qui se clôt illusoirement sur le mot d'épouse. Mais l'illusion en-core est incertaine. Quel journal des années quatre-vingt pour éclairer et trancher ? Il a cherché le mariage, et il l'a trouvé. Ses deux prédécesseurs dans cette recherche sont Kierkegaard et Kafka qui y ont désiré passionnément l'universel, et la pacification éthique. La différence n'est pas seulement dans leur apparent échec, et son succès provisoire que la déchirante aventure déjà contée en IsaFe réjouis toi annule ou limite. Plutôt que, en un sens, sa tragédie du mariage soit d'emblée une tragédie judéo-chrétienne; alors que Régine fait bar-rage au Christ pour l'auteur de la répétition, et que les tentatives matrimoniales de Kafka sont des évasions ou esquisses de suicide, Tatiana, la maîtresse et fiancée est à l'origine, et ne cesse d'être mal-gré tout, signe de salut, non de contradiction. Sans doute l'orthodoxie lui proposa-t-elle le dilemme du monacat et du mariage; le premier n'est jamais envisagé, sur ces cinq ans, autrement qu'à la limite, guère plus que le suicide. Malgré bien des ressemblances avec Stavroguine, la femme et cette femme, (en dehors du liber-libertinage) n'est pas là pour contempler avec lui l'énorme araignée. En dehors de ce que nous pourrons apprendre d'elle, comment négliger cette note de juin 1968 : «Tatiana. Seul mon goût nihiliste de l'échec, de la mise à mort, m'empêche d'admettre qu'elle est ma rencontre, ma petite compagne, mon salut» ? Et si je n'ai pas oublié les derniers mots d'Isaïe réjouis-toi, prononcés de profundis, quand l'union avec elle aura été canoniquement dissoute : «ma fiancée, mon épouse, mon amour». Le titre de ce journal est ironiquement issu du «Discours» de Bossuet : «du côté de l'Asie c'était Vénus, c'est à dire les plaisirs, les folles amours et la mollesse; du côté de la Grèce était Junon, c'est à dire la gravité avec l'amour con-jugal. » Mais les Grecs et Bossuet n'étaient pas si fols que de croire que la seule Junon pût contrepeser Vénus. Gabriel Matzneff a dû tricher un peu, pour la symétrie, mais aussi pour rendre celle-ci fa-tale, car Bossuet écrivait au chapître cinq de la révolution des Empires : «du côté de la Grèce était Junon, c'est à dire la gravité avec l'amour conjugal, Mercure avec l'éloquence, Jupiter et la sagesse politique» Combien peu elle était seule, cette Junon, qui dans les cinq années de ce journal, n'est que le désir du mariage, et chez un jeune homme où le contredisent la peur d'agir, de prendre des décisions (p. 88), l'amour d'être aimé des gens, sans les aimer (p. 189), la nature pyrrhonienne (p. 202), sans doute affectée ou jouée, mais le propre du pyrrhonisme pratique est d'annuler la différence entre le joué et le vécu. Junon était donc battue d'avance, au moins pour tout le temps où demeurait le signe du désir d'être converti, quand la metanoïa n'est pas effectivement là; comme fut voué à l'échec le désir de Kafka de rallier l'universel et la simple nature par le mariage, à défaut de la conviction intime repoussée par son angoisse.
La relation à Dieu et au Christ dans ce livre qui eût peut-être été pour moi, à l'âge de l'adolescence, une fameuse gorgée de poison alors que les petites musiques de ténèbre, avec Barrés ou Gide, l'ont laissée froide… Je ne jugerai pas, ayant «ruminé» comme Matzneff dit qu'il faut qu'on le lise. Il n'est même pas impossible que ces mouvements désordonnés d'approche et d'éloignement, cette voie torve, nullement innocente, soient salubres à quelques esprits. Ecoutons : «Selon toute vraisemblance. Dieu n'est pas. Mais ai-je raison d'introduire la vraisemblance dans un tel débat. » Surviennent Aramis et la duchesse de Chevreuse, puis la bouche de Corinne, «ses seins et son ventre enfantins»; mais la question réelle, plus sérieuse que le vraisemblable et Corinne à la fois : «précisément cela qui dans le christianisme me captive. La liberté de dire oui à Dieu, et celle de lui dire non. » (p. 115).
Le «démon singulier» fuit avant de reconnaître que cette liberté n'a de sens que si Dieu est là. qu'elle n'est pas subsumée par une liberté abstraite qui serait présente dans le oui et le non. Bref, comme le montre Saint Bernard, que c'est la grâce qui sauve, et ce qui est sauvé le libre arbitre, cette liberté unique qui reste à Adam aux portes du Paradis. Une fois ce tour joué (pas par Matzneff, en lui) toute chute est permise, jusqu'au calembour théo-logique, proche du blasphème : «Et puis, je crois en Dieu, je ne crois pas en Dieu, quelle outre-cuidance ! L'important n'est pas que moi, fourmi, je croie ou ne croie pas en Dieu, mais que Dieu, s'il existe, croie en moi)) (p. 27) Ainsi le regard de Stravoguine ren-verse-il l'évidence, mais dans le cas de notre héros, c'est «un regard d'enfant», comme lui "disent les filles. A quoi il répond : «mais moi, je sais ce que cache ce regard. Les yeux c'est important. C'est traître aussi.» Le sait-il réelle-ment ? Lui qui a pris à son compte, ou au compte du protagoniste d'Isaïe, le mot de Dostoievski sur la préférence ultime du Christ, si le Christ s'opposait à «la vérité», il laisse son démon singulier le préférer de manière horrible, intenable : «Et le Christ, dans tout cela ? Pauvre Christ je lui en fais voir des vertes et des pas mûres. Pourtant il demeure avec moi, par delà le bien et le mal». Non.
Non, ce ne sont pas «des vertes et des pas mûres». Ce n'est rien en un sens, et il le sait : «Cette chasse perpétuelle, cette inlassable consommation de chair fraîche, c'est le paradis, mais un paradis infernal.» Cette chair, enfantine et vénale, n'est pas toujours si fraîche. « L'enfer des bambini» comme dit, autrement, une épigramme de Machiavel. Bonne occasion pour des sots de faire de Matzneff et Gide, et Lapassade, etc, des espèces Mais justement il y a autre chose. Et d'abord l'Evangile, qui a tout changé. Que la «pédophilie» dont Matzneff croit épouvanter une société comme si elle était capable de réagir, soit homo ou hétérosexuelle, cela m'est bien égal. Ce qui m'importe c'est qu'elle a affaire à des enfants, aux mikroï, aux parvuli (Math.18.6.) et que la condamnation par le Christ est la plus brutale et terrible des Evangiles : la meule au cou, et il eût mieux valu ne pas naître. Je n'y puis rien, c'est ainsi. Ceux qui ne l'acceptent pas ne sont pas de la religion à laquelle j'essaie d'appartenir. J'ai trop d'amitié profonde, et souvent douloureuse pour Matzneff, que d'offusquer cette vérité. Il ne va pas me répondre qu'il s'agit de chair vendue, comme dans le Maghreb. Ni que Dostoievsky ... Car enfin si Dostoievsky a commis le crime de Stavroguine (et c'est douteux sauf aux yeux du malveillant Katkof) du moins n'oubliait-il pas la malédiction du Christ dans Mathieu, du moins en aurait-il souffert comme d'un crime.
«Celui qui scandalise un de ces petits». Le scandale est inévitable mais la nécessité ne change rien : la liberté démoniaque est celle qui scandalise, et il ne s'agit pas de l'ordinaire morale, de la commune hypocrisie. Trop facile de prendre «scandale» au sens tout émoussé. Je ne sais pas ce que disait l'araméen; je sais ce qui vise le grec de Matthieu, et Matzneff se sert du Chantreine comme moi : skandalê, c'est le trébuchet d'un piège où est placé l'appât. Scandaliser, c'est piéger, inciter à la chute, au péché. Scandaliser l'enfant, l'exposer au piège, ce n'est pas le sodomiser, le traiter comme un jouet propre ou malpropre, c'est lui donner l'occasion qui veut dire chute. Une chute, ces gamins vicieux ? Pire encore, si elle attend votre trébuchet. Je n'ai pas de chance, parfois sur l'essentiel, avec mes amis, élèves ou disciples : ce que prononce un de mes élèves naguère les plus aimés, un René Schérer, sur l'enfance, me fait horreur sans retour. Schérer pourtant, sans doute par pudeur, n'avoue aucune alternance chrétienne. Matzneff avoue, fanfaron de crime, et le fanfaron empêcherait de prendre le crime au sérieux : «Je lis Bossuet, l'admirable sermon sur l'impénitence finale, et, dans le même temps, je prépare mon prochain départ au Maroc, me délectant des péchés que j'y commettrai.» Je vois bien ces délices des inclinations naissantes, du futur prochain. Je vois aussi comme on peut dire qu'il n'y a pas, ontologiquement, de «grandes personnes». Mais l'enfance existe, sacrée, mortelle à ce qui la souille. Un Bernanos le sait, et même Valéry Larbaud. Il y a tant d'angles où Bernanos devait et pouvait aimer «Vénus et Junon» malgré le toc païen. Il n'eût pas cédé, selon Matthieu, sur cette «pédophilie du diable».
Je m'irrite; j'ai tort. Il n'y a qu'amitié souffrante dans mon propos. Mais l'ai conduit du moins jusqu'à la dernière page de ce journal, où Matzneff n'a pas dit du tout son dernier mot. « La mort de Pierre Struve est-ce une visite de Dieu ou un croche pied du diable ?» Le diable a eu la jambe plus alerte, dans les 238 pages précédentes. Et l'aveu surgit, disant un vrai, médisant un faux, comme toujours, à propos du noir et du blanc d'une quelconque photographie : «lui en soutane noire sur fonds sombre, moi vêtu de clair sur fonds blanc, mais la vraie clarté est dans son regard attentif et doux, dans son geste de toucher sa croix pectorale de sa main gauche, et la noirceur est dans mon âme souillée et dans mon corps de boue.» Prenons garde : celui qui avoue, aux naïfs qui le trouvent transparent, rétorque : «Je suis l'opacité même». Oui, il est quelque opacité. Quelque donc «sauvable», à sauver; sa liberté est objet de la grâce. Je prête l'oreille, à travers ces dix dernières années, qui ont dû déjà retourner et saccager cette âme si noble et vile, (si sensible et humaine, simplement), aux mots qui terminent ce journal indissolublement abominable et beau : «Que meure le vieux bouc !» (Il a trente ans). «Je suis au delà de l'angoisse (...) Le danger m'amuse (...) j'ai une foi absolue en mon amour pour Tatiana. Ensemble nous vaincrons la mort (...) Je porte en moi ta présence, ton âme orgueilleuse et fragile» Mais j'ai confondu : «l'âme orgueilleuse et fragile», c'est de Tatiana parlant de lui. Est-ce que cela change quelque chose à la douce pitié de Dieu ?
Pierre Boutang