Patrimoine cinématographique • Soy Cuba
Par Pierre Builly
Soy Cuba de Mikhaïl Kalatozov (1964)
Et à la fin, c'est l'Oncle Sam qui gagne
Personne ne met en doute que le régime de Fidel Castro, épine plantée dans l'appendice nasal floridien des États-Unis, n’ait tenu bon, malgré l'hostilité vertueuse du monde occidental, que grâce aux perfusions financières et technologiques soviétiques.
À tout le moins jusqu'à ce que l'empire russe éclate et cesse d'acheter le sucre très au delà des cours mondiaux. Personne ne met en doute, au moins depuis quelque temps, que le castrisme soit un régime autoritaire, assez brutal et dur à l'opposant, mais personne n'a jamais prétendu qu'il avait atteint les sommets d'horreur de la Chine maoïste, de la Corée du Nord autocratique ou - le pire - du Cambodge des Khmers rouges.
Mais aujourd'hui personne ne paraît avoir en tête l'état épouvantable où se trouvait Cuba avant la chute de Batista (Photo), le 1er janvier 1959, ce statut, à la fois presque officiel et totalement hypocrite de bordel des États-Unis, où l'omniprésence du jeu, de la prostitution et de la drogue permettait à de vertueux baptistes ou presbytériens de s'envoyer en l'air sans courir le moindre risque. Personne ne paraît avoir en tête, non plus, que malgré son isolement mondial, malgré l'évidence que, dès que les Castro auront disparu, l'île reviendra à son statut de capharnaüm exotique et qu'elle a descendu, déjà, une bonne partie de la pente, personne, donc, ne rappelle que son système éducatif demeure extrêmement performant et que sa première ressource, avec le tourisme, est l'exportation de médecins compétents vers des pays riches en pétrole (Venezuela) qui lui assurent ainsi son approvisionnement.
Fidel Castro, lorsqu’il a pris le pouvoir, apparaissait moins comme un leader marxiste que comme un chef nationaliste qui s’opposait à la dictature ploutocratique de Batista ; mais les premières mesures économiques prises, la neutralité plutôt bienveillante des États-Unis s’est vite transformée en opposition de plus en plus virulente, poussant, dans l’autre sens, le castrisme à un durcissement dont l’Union soviétique a vite profité. On connaît la suite, la radicalisation du régime, devenu une sorte de modèle pour l’intelligentzia progressiste des années 60 (Salut les Cubains ! d’Agnès Varda me reste en tête) puis sa graduelle ossification.
Ce long commentaire dévidé, venons au film magnifique de Mikhail Kalatozov qui est, assez certainement, une commande passée par l'Union soviétique pour l'édification des masses cubaines (et sans doute au delà, pour celle du Tiers-Monde), une œuvre de propagande délicieusement manichéenne, caricaturale et naïve. C'est là tout le charme de ces pamphlets filmés et je renvoie ceux qui ne la connaissent pas à la rigolote et sympathique Vie est à nous, confectionnée par Jean Renoir pour le compte du Parti Communiste.
Mais, au delà du discours convenu, volontiers exalté et même emphatique, Soy Cuba est une symphonie esthétique, un exercice de style superbe de fluidité, de qualité, de beauté.
La caméra survole, ondoie, navigue avec une aisance magistrale et, grâce à une photographie magique qui fait par exemple apparaître blanches les feuilles des palmiers sans qu'il y ait pour autant surexposition de la pellicule. On peut quelquefois estimer que Kalatozov abuse un peu des images décentrées, des prises de vue obliques, des angles volontairement excessifs. Mais c'est si beau, si bien filmé, si intelligent dans la mise en œuvre qu'on en est sidéré.
Je n'ai vu de Kalatozov, que Soy Cuba et son chef-d’œuvre, Quand passent les cigognes. Deux films, deux merveilles. S'il n'avait pas été soviétique, à quelle place fastueuse serait-il dans le panthéon du cinéma ? ■
DVD disponible pour environ 20 € .
Commentaires
Cher Pierre, tu soulignes avec raison le caractère trivial et mafieux de la dictature de Batista. Cela dit, Batista à ses débuts était un officier nationaliste désireux de nettoyer l'île de sa corruption, tout comme Trujillo à St Domingue, et d'ailleurs comme TOUS leurs prédécesseurs. Le problème est que l'indépendance de Cuba, comme d'ailleurs de la plupart des nations d'Amérique latine, fut ratée dès le début à cause des interventions britanniques et US. Les Etats Unis sont à la fois le modèle de Cuba depuis Marty et son grand corrupteur, deux fonctions irrésistibles et haïssables. D'ailleurs j'ai l'impression que tu n'as pas bien regardé Cuba si tu l'as visitée. Quand j'ai parcouru ce pays en 1999, c'était toujours un lupanar universel, ou du moins à destination des européens puisque les américains ne pouvaient s'y rendre.
Tes observations sont parfaitement justifiées, sur tous les points. Y compris sur la bordelisation qui a commencé à gagner l'île (ou qui, plutôt, est revenue sur l'île dont elle n'avait jamais été totalement extirpée).
Je suis allé à Cuba en 2008 ; j'y ai vu la gangrène gagner progressivement, par rapport à un long séjour (un mois) que ma fille avait fait là, vivant chez l'habitant en 1999, qu'elle nous avait décrit. Mais où elle avait vu, comme toi, le début de la fin.
Cuba n'en n'a plus pour longtemps d'être un pays qui, avec mille défauts, résiste. Un peu, beaucoup, à la folie... bientôt pas du tout.