UA-147560259-1

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Chantal Delsol à L’Action Française 2000 : « Il y a un abîme entre la démagogie et le populisme »

Philosophe, professeur des universités, membre de l’Institut, Chantal Delsol vient de consacrer une livre au “populisme", un courant d’opinion qu’il est convenu de vilipender, mais qui mériterait davantage de considération à ses yeux.

(Article paru dans L’Action Française 2000, 19.02.2015) 

L’Action Française 2000 – Considérant qu’il est difficile d’évoquer une catégorie qui relève davantage de l’injure que de la politique, vous procédez à une généalogie du populisme qui vous conduit tout droit en Grèce antique. Peut-on dire que le populiste est à la démocratie moderne ce que le démagogue était à la démocratie athénienne ?

Chantal Delsol – On peut dire que l’un et l’autre représentent le même symptôme : un problème que l’élite rencontre avec le peuple, dans un régime où, précisément, c’est le peuple qui est souverain. D’ailleurs ces catégories n’émergent que dans les démocraties. Mais tout mon livre consiste à montrer qu’il y a un abîme entre la démagogie antique et le populisme contemporain, parce qu’il y a eu un glissement à l’époque des Lumières, qui a transformé qualitativement les choses. Aujourd’hui, on traite les chefs populistes de démagogues, mais ; justement ; ils ne le sont pas du tout.

Selon vous, ce « saut qualitatif » qu’est « le passage de la grande particularité » (la cité, le royaume) « à l’universel » (devenir un citoyen du monde devient un impératif catégorique) s’accomplit entre Rousseau et Kant. Quelle est la responsabilité des Lumières dans ce passage de la politique à la morale ?

Le moment des Lumières est crucial. C’est le moment où le monde occidental se saisit de l’idéal émancipateur issu du christianisme, et le sépare de la transcendance : immanence et impatience qui vont ensemble – le ciel est fermé, tout doit donc s’accomplir tout de suite. C’est surtout vrai pour les Lumières françaises. Ce qui était promesse devient donc programme. Ce qui était un chemin, lent accomplissement dans l’histoire terrestre qui était en même temps l’histoire du Salut, devient utopie idéologique à accomplir radicalement et en tordant la réalité. Pour le dire autrement : devenir un citoyen du monde, c’était, pour Socrate (et pour Diogène, ce Socrate devenu fou), un idéal qui ne récusait pas l’amour de la cité proche (dont Socrate est mort pour ne pas contredire les lois). Être citoyen du monde, pour les chrétiens, c’était une promesse de communion, la Pentecôte du Salut. Mais pour les révolutionnaires des Lumières, dont nos gouvernants sont les fils, être citoyen du monde signifie tout de suite commencer à ridiculiser la patrie terrestre et les appartenances particulières – la famille, le voisinage, etc. Lénine a bien décrit comment s’opère le passage dans Que faire ? – il veut faire le bien du peuple, mais il s’aperçoit que le peuple est trade-unioniste, il veut simplement mieux vivre au sein de ses groupes d’appartenance, tandis que lui, Lénine, veut faire la révolution pour changer le monde et entrer dans l’universel : il va donc s’opposer au peuple, pour son bien, dit-il. C’est le cas de nos élites européennes, qui s’opposent constamment au peuple pour son bien (soi-disant). Pour voir à quel point l’enracinement est haï et l’universel porté aux nues, il suffit de voir la haine qui accompagne la phrase de Hume citée par Le Pen « Je préfère ma cousine à ma voisine, ma sœur à ma cousine, etc. », pendant qu’est portée aux nues la célèbre phrase de Montesquieu : « Si je savais quelque chose utile à ma famille et qui ne le fût pas à ma patrie, je chercherais à l’oublier. Si je savais quelque chose utile à ma patrie, et qui fût préjudiciable à l’Europe, ou bien qui fût utile à l’Europe et préjudiciable au genre humain, je le regarderais comme un crime. » Or nous avons besoin des deux, car nous sommes des êtres à la fois incarnés et animés par la promesse de l’universel.

La catégorie de l’« idiotie » est centrale dans votre réflexion : le goût pour l’enracinement n’est pas forcément criminel, dites-vous, et ne conduit pas directement au nazisme...

Oui, la démagogie antique, qui est en quelque sorte un crime lèse-démocratie, commence par la rencontre avec l’idiot. Celui-ci, au sens grec, est un particulier englué dans sa particularité. Il ne s’occupe que de sa famille et ne pense qu’à cela ; les affaires de la cité ne l’intéressent pas : aussi, il n’est pas un citoyen – car le citoyen, c’est celui qui s’élève à l’universel pour vouloir le bien commun. Le chef démagogue est celui qui flatte les penchants de l’idiot. Aujourd’hui, un chef de parti démagogue serait celui, par exemple, qui exhorterait les gens à ne pas payer leurs impôts, ou à ne pas aimer la France. Mais les chefs de partis populistes exhortent à aimer les entités proches et particulières, comme la France justement, et c’est tout à fait différent. Ils cultivent les penchants des citoyens pour l’enracinement, alors que les élites sont dans l’émancipation sans frein. Nous sommes dans un cas de figure très différent de celui de l’antiquité. Dans l’antiquité, les démagogues étaient susceptibles de détruire la démocratie (car lorsque les gens ne se comportent plus en citoyens, ils se mettent en situation de tyrannie). Mais aujourd’hui, les chefs populistes réclament que la démocratie prenne davantage en compte les valeurs d’enracinement et réfléchisse aux limites de l’émancipation tout azimut. Le besoin d’enracinement et le besoin d’émancipation font partie peut-être du destin humain, en tout cas certainement du destin occidental – l’enracinement est un besoin spécifiquement humain, l’émancipation répond au temps fléché judéo-chrétien. On pourrait même dire, mais ce serait un autre sujet, qu’au fond l’invention de la démocratie répond à la nécessité de trouver à chaque époque un équilibre entre les deux, car ils se contredisent. Mais il est tout à fait faux de dire, comme le disent nos élites, que l’enracinement est une faute contre l’esprit, une faute contre la démocratie, et s’apparente au nazisme. Le nazisme a été la perversion de l’enracinement, comme le communisme a été la perversion de l’émancipation. Mais assimiler constamment un besoin (ce que Simone Weil appellerait un besoin de l’âme) à sa perversion, c’est une imposture.

Pour Sartre, dans Réflexions sur la question juive (1954), « si le Juif n’existait pas, l’antisémite l’inventerait » ; il ajoutait que, finalement, « c’est l’antisémite qui crée le Juif », du moins tant que celui-ci ne revendique pas son authenticité. Ne pourrait-on pas dire, parallèlement, que ce sont les membres d’une élite mondialisée, déconnectée du pays réel, qui créent, parce qu’ils en ont besoin pour asseoir moralement leur pouvoir sur le peuple, cette « France moisie » dont le populiste serait le représentant politique ? Comment dès lors rendre la parole au peuple ?

Je ne dirais pas cela, de même, d’ailleurs, que je tiens les paroles de Sartre pour de l’exagération. Il est de toute façon difficile de créer une réalité de cette manière ! Le peuple de l’enracinement décrit par nos élites haineuses existe bien, et on le rencontre ici ou là dans les médias où il s’exprime. Personnellement, je n’aimerais pas qu’il parvienne au pouvoir tel quel (on me confisquerait aussitôt mon stylo, en tant que femme !), et d’ailleurs je n’ai jamais voté pour ces partis. Mais je pense qu’il faut travailler à élever ces gens, à les civiliser en quelque sorte, et pour cela cesser d’abord de les injurier. De même qu’il faut travailler à élever l’élite en lui faisant comprendre les nécessités de l’enracinement. Je ne dirais pas que les dits populistes sont une invention de l’élite qui aurait besoin d’un ennemi, mais qu’ils sont grandis et radicalisés par l’élite qui tente de biffer des composantes essentielles de l’humain.

Propos recueillis par François Marcilhac

Chantal Delsol, Populisme – Les demeurés de l’Histoire, Le Rocher, 220 p., 17,90 euros.

Commentaires

  • Surtout ne pas confondre populisme et poujadisme ronchon. Car si critiquable qu’il puisse être, le populisme a valeur de symptôme. Il représente avant tout le refus d’une démocratie représentative qui ne représente plus rien. Protestation contre des institutions surplombantes coupées du pays réel, qui ne répondent plus à l’attente des citoyens; ce populisme-là surgit lorsque les citoyens se détournent des urnes au simple motif qu’ils n’en attendent plus rien.
    Dans de telles conditions, la dénonciation du populisme vise trop souvent à désarmer la protestation sociale, tant au sein d’une droite avant tout soucieuse de ses intérêts que d’une gauche devenue massivement conservatrice et coupée du peuple. Elle permet alors à une Nouvelle Classe vénale et corrompue, de regarder le peuple avec dédain. Que le recours au peuple puisse à lui seul être dénoncé comme une pathologie politique, voire une menace pour la démocratie, est à cet égard révélateur. C’est oublier qu’en démocratie, le peuple est l’unique dépositaire de la souveraineté. Surtout quand elle est confisquée.

  • Dans populisme il y a peuple et c'est bien là où le bât blesse nos élites méprisantes du peuple notamment quand il vote mal un certain 29 mai 2005.

  • "En démocratie, le peuple est l’unique dépositaire de la souveraineté" ...
    Cette proposition est toute théorique, "dépositaire" ne voulant évidemment pas dire qu'il l'exerce. Alors que veut-elle dire, au juste ? Qu'il choisit ses dirigeants et leur accorde sa confiance ?
    Il faudrait aussi s'interroger, dans une société presque totalement décomposée, éclatée, désorientée, sur ce qu'est encore "le peuple" et même se demander si, au sens traditionnel, il en existe encore un digne de ce nom.
    Je crains que nous soyons arrivés à un stade où tout n'est pas perdu mais où tout est à reconstruire.

  • Le mot "peuple" peut avoir deux sens différents, selon qu'on l'envisage comme un tout, c'est à dire un territoire et l'ensemble des habitants qui l'occupent, ou comme une partie de ce tout, c'est à dire les "classes populaires".

    C'est effectivement, par opposition aux classes dominantes qu' apparaissent au XVIII ème siècle les termes comme : "petites gens", "gens de peu", "menu peuple", qui ne se réduisent pas à la seule dimension économique.

    C'est une dissociation profondément artificielle et injuste, puisque les "gens du peuple" ont toujours formé la majorité du "peuple". Le peuple doit être en fait défendu dans toutes ses dimensions.

Les commentaires sont fermés.