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  • Black Lives Matter à la sauce antifa ou le dernier épisode en date d’une longue liste de crises de folies sociétales amé

    Aux États-Unis, d'épisodiques crises de folie sociétale 1

    Puritanisme et néo-inquisition : l'hystérie politiquement-correcte plonge la superstructure des États-Unis, notamment son infosphère 2, dans d'épisodiques crises d'une épilepsie sociétale mal comprise, vu d'Europe.

    Voici déjà un quart de siècle, le journaliste-star américain Edward Behr avertit que si cela s'aggrave - et ça s'est aggravé - "l'Amérique deviendra non seulement ingouvernable, mais aussi, pour ceux qui ignorent encore ces changements radicaux, totalement imprévisible". Behr conclut prophétiquement "Je vois monter une nouvelle intolérance, un nouvel appel à la violence entre hommes et femmes et une très étrange tendance à l'autocensure dans ce pays où la liberté de l'information est sacrée. Je vois en somme une Amérique nouvelle, porteuse de fausses idéologies prêtes à contaminer le reste du monde. Je souhaite vivement me tromper".

    Behr ne se trompait pas du tout et ce qu'il voyait alors de ses yeux n'était que l'amorce de la présente crise délirante US genre Antifa-Black Lives Matter :

    - Hystérie puritaine : en 1980 (Pocket Books) paraît "Michelle remembers", livre dans lequel Michelle S. révèle avoir "récupèré" des souvenirs occultés de son enfance ; ceux de messes noires et rituels sataniques perpétrés dans son village, où "plus de 1 000 individus adhèrent à l'église de Satan". Dès son sous-titre ""L'histoire vraie d'une femme qui, encore enfant, fut livrée à l'Antéchrist", le bouquin pue le canular à plein nez - mais non, toute l'Amérique du Nord, Canada inclus, embraye.

    Désormais adulte, Michelle "en transe", décrit d'une voix de fillette, "Le diable et ses longues jambes, ses drôles d'orteils, qui me brûle le cou avec sa queue"... Dans le plus charitable des cas, c'est un reflux inconscient du film Rosemary's Baby (sorti aux États-Unis en septembre 1968). Sous hypnose, Michelle décrit force viols, tortures et homicides ; puis dénonce sa propre mère (morte en 1964). En 1983, sous le fouet des médias, l'Amérique s'enflamme pour ces Satanic Ritual Abuse (SRA) affectant - croit-on alors - les classes moyennes blanches suburbaines.

    Un État après l'autre en fait un chef d'inculpation formel - 63 cas de SRA au seul comté de Los Angeles en 1983-84... 50 000 enfant par an disparaitraient aux États-Unis, s'affolent alors les médias. À la fin, le FBI enquête avec le National Center for the Analysis of Violent Crime : de 1983 à 1990, le pays compte, par an, de 52 à 158 disparitions inexpliqués de jeunes, aux 2/3, des fugueurs. Bien entendu, nulle trace de quelque "réseau satanique" que ce soit.

    - Hystérie puritaine encore : l'affaire de la "mémoire récupérée" (Recovered Memory). À l'origine, Lenore T., jeune femme perturbée, toxicomane, suicidaire, écrit deux livres "Too scared to cry" (1990) et "Unchained memories" (1994) où elle prétend avoir vécu des horreurs dans son enfance, sa mémoire traumatisée alors occultée, mais récupérée à l'âge adulte, grâce à un psychiatre 3. Son premier livre à peine paru, l'Amérique s'embrase derechef : dès janvier 1991, George F., père de Lenore T., est condamné à la prison à vie pour homicide, sur l'unique base de la "mémoire récupérée" de sa fille, prétendant qu'il a sous ses yeux "violé et tué une de ses petites copines", quand elle était enfant.

    Lors de ces procès - qui ensuite se multiplient bien sûr - le contenu des charges "obtenues par thérapie" est caché à l'inculpé - secret médical oblige, "les révélations pouvant compromettre la guérison du sujet". Procédé qui renvoie les inquisiteurs dominicains et Andreï Vichinsky (procureur des procès de Moscou) au rang de pâles amateurs. Dans ces procès - nous sommes dans la décennie 1990 - nul témoignage n'est admis hors celui des "victimes". Le "politiquement-correct" oblige à croire les enfants, les femmes et toutes victimes, donc à gober aveuglément les "diagnostics" de "thérapeutes"-gourous-escrocs, dans un phénomène vite proliférant. En 1989 encore, Oprah Winfrey invite la fameuse "Michelle" dans son émission et reprend ses propos démentiels comme vérité du Bon Dieu.

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    Ceux qui témoignent à décharge sont férocement poursuivis. Dénoncé en août 1991 par de petites hystériques (Salem, encore et toujours), un directeur d'école maternelle californien est condamné à 89 fois la prison à perpétuité, sans nulle preuve concrète. Excités par les médias, les parents des "victimes" en rajoutent. Un jury écoute pieusement une agitée "se souvenir" d'une de ses amies de maternelle dévorée vivante "par un requin dans une mare" et condamne ensuite l'auteur du crime.

    Pour la New York Review of Books - référence s'il en est 4 - les États-Unis connaissent, depuis la décennie 1980, un million de cas de "mémoire récupérée" portant sur des abus sexuels, ayant déclenché ± 500 000 enquêtes de police. Apogée sous la présidence du "progressiste" Bill Clinton (1993-2000), dont la ministre de la Justice, la fanatique féministe et ex-procureur Janet Reno, croit dur comme fer aux témoignages (féminins) de "mémoire récupérée".

    Dans la société de l'information, qui résiste de front à un tsunami médiatique ? Le temps passant, vient le moment où quand même, des journalistes enquêtent ; pour la "mémoire récupérée", le pot-aux-roses se découvre en 1990-1994 : bien sûr, tout était bidon. Incarcérés depuis parfois des années, des innocents sont libérés avec de vagues excuses ; voire une maigre compensation financière.

    Cela assagit-il l'Amérique ? Du tout.

    Avez-vous apprécié les Satanic Ritual Abuse ? Aimé la Recovered Memory ? Vous adorerez la lubie suivante, le Multiple Personality Disorder, ou MPD. Dans la décennie 1990, d'autres psychiatres (facétieux ou délirants) font gober aux magistrats que leurs clients possèdent certes, une unique enveloppe charnelle, mais des "personnalités multiples". Au Wisconsin, un inculpé d'un procès dépose ainsi à la barre "en tant que chien". En mai 1994 en Arizona, un violeur en série débarque avec ses "11 personnalités", dont celle du jour : la "prostituée lesbienne". Le juge, à qui l'hurluberlu explique d'abord qu'il voulait venir en robe, mais qu'en ce cas, il "rate la cuvette quand il va aux toilettes" ; l'autorise gentiment à comparaître en perruque, collant rose et hauts talons. 5

     

    1 Edward Behr "Une Amérique qui fait peur", Plon, 1995 - livre qui significativement, n'a jamais été publié en anglais aux États-Unis, quoi que l'auteur soit lui-même Américain.

    2 Pour le sociologue Michel Maffesoli, l’infosphère assemble, en haut de la société, ceux qui monopolisent la parole dans les médias, d'usage propriété de milliardaires : élites du faire, élus, hauts fonctionnaires, grands patrons (industrie, finance) ; et du dire, savants, intellectuels, écrivains, magistrats, journalistes.

    3 Autres chefs-d'œuvre de la bibliothèque "mémoire récupérée" (inceste, viols et homicides infantiles, etc.) 'The Courage To Heal" Harper & Row, NY, 1988 ; "Secret survivors", Ballantine, NY, 1990 ; "Repressed memories", Simon & Schuster, NY 1992 ; "Escaping the shadows, seeking the light", Harper, San Francisco, 1991 - tous chez de grands éditeurs, qui les vendent comme des petits pains.

    4 "The revenge of the repressed", New York review of Books, 17/11/1994.

    5 Si le lecteur trouve que l'auteur exagère, il lira avec bonheur, dans le fort grave Journal of Forensic Psychiatry (Routledge - Taylor & Francis Group) l'article du 4 janvier 2008 "Multiple personality disorder in the courts: a review of the North American experience", 20 pages serrées du plus accablant feu d'artifice de pitreries judiciaires, pouvant à elles seules fournir vingt scénarios de sketches au Monty Python.

  • Sur le site officiel de l'Action française, Bridgestone : de la colère au mépris, l’éditorial de François Marcilhac.

    Ce lun­di 20 sep­tembre, dans le cadre de l’affaire Brid­ges­tone, deux ministres, Éli­sa­beth Borne, Ministre du Tra­vail, de l’Em­ploi et de l’Insertion, et Agnès Pan­nier-Runa­cher, Ministre délé­guée auprès du ministre de l’É­co­no­mie, des Finances et de la Relance, char­gée de l’Industrie (quel titre ron­flant !) se sont dépla­cées à Béthune pour par­ti­ci­per à deux réunions. His­toire de mon­trer que Ber­cy (Bru­no Lemaire est le patron de Pan­nier-Runa­cher) est soli­daire de tout le Gou­ver­ne­ment pour sau­ver le sol­dat Brid­ges­tone.

    françois marcilhac.jpgLa pre­mière réunion ? Avec les élus de la région et la direc­tion de Brid­ges­tone, ou du moins ses repré­sen­tants en France, car per­sonne ne s’est dépla­cé du Japon. Là-bas, connaissent-ils seule­ment où se trouve Béthune ? L’autre, avec les repré­sen­tants des sala­riés. Les deux ministres et le pré­sident du Conseil régio­nal des Hauts-de-France, l’inénarrable Xavier Ber­trand, qui se croit depuis tou­jours un des­tin natio­nal, avaient aupa­ra­vant publié ensemble un com­mu­ni­qué pour rap­pe­ler leur désac­cord avec la déci­sion du fabri­cant de pneu­ma­tiques, mais, on s’en doute, et sans mau­vais jeu de mots, sans faire trop mon­ter la pres­sion. « L’État et la Région Hauts-de-France appellent le groupe Brid­ges­tone à prendre ses res­pon­sa­bi­li­tés, alors qu’il a lar­ge­ment dés­in­ves­ti l’usine de Béthune depuis de nom­breuses années… » Xavier Ber­trand, sur­jouant l’indignation, n’avait-il pas lui-même décla­ré : « Une fer­me­ture com­plète de ce site, c’est un assas­si­nat. Et c’est un assas­si­nat pré­mé­di­té, pré­vu de longue date. (…) On a affaire à des men­teurs. » Les diri­geants de l’entreprise tremblent encore de ces mâles pro­pos…

    Aus­si, devant tant de déter­mi­na­tion, ont-ils évi­dem­ment confir­mé la fer­me­ture du site, puisque ce serait la « seule option ». Une fer­me­ture, Ber­trand a rai­son, pré­mé­di­tée depuis fort long­temps, mais dans une poli­tique de concur­rence infra-euro­péenne dont pro­fitent sur­tout, outre l’Allemagne, le capi­ta­lisme inter­na­tio­nal — ce que s’est bien gar­dé d’ajouter Xavier Ber­trand. Pour­quoi ?

    Parce que ce n’est pas tant du cynisme des diri­geants de Brid­ges­tone, qui mettent sur la paille direc­te­ment 863 sala­riés et com­bien de cen­taines en aval, avec les sous-trai­tants et les emplois indi­rects, qu’il faut se scan­da­li­ser : leur logique est celle de la mon­dia­li­sa­tion et c’est elle qu’il faut savoir remettre en cause ; non, c’est avant tout du cynisme du gou­ver­ne­ment et de Xavier Ber­trand, c’est-à-dire de ce pays légal qui pousse les hauts cris alors qu’il est le pre­mier res­pon­sable, avec la haute admi­nis­tra­tion, de cette dés­in­dus­tria­li­sa­tion qui frappe le pays depuis plu­sieurs décen­nies et de la perte de toute sou­ve­rai­ne­té éco­no­mique. Ber­trand, man­quant déci­dé­ment de toute pudeur, n’est-il pas allé jusqu’à deman­der : « Est-ce qu’on a affaire à des indus­triels ou à des finan­ciers ? » ajou­tant : « Si ce sont des finan­ciers qui ne sou­haitent pas inves­tir, cela va leur coû­ter beau­coup plus cher de fer­mer le site et ça va prendre des années »… Il serait indé­cent de rire.

    Bien sûr que Brid­ges­tone s’est gavée de nos sub­ven­tions publiques (c’est-à-dire de l’argent des Fran­çais), pro­fi­tant de cette règle libé­rale qui exige la pri­va­ti­sa­tion des pro­fits mais la socia­li­sa­tion des pertes. Et voi­là Xavier Ber­trand dis­po­sé à en remettre ! Pour lui, si le groupe est prêt à « dis­cu­ter d’un pro­jet d’in­ves­tis­se­ment sur ce site », l’E­tat et les col­lec­ti­vi­tés ver­se­ront alors leur quote-part ! Avant une nou­velle fer­me­ture ? Le cir­cuit peut ain­si durer long­temps. Et dure, en effet, tan­dis qu’on balade les sala­riés et leurs familles entre faux espoirs et vraie déses­pé­rance.

    Puisque Brid­ges­tone ne fai­sait pas mys­tère, depuis plu­sieurs années, de fer­mer ce site, pour­quoi attendre d’être mis devant le fait accom­pli pour s’insurger ? L’argument de la pru­dence ne vaut ni pour le gou­ver­ne­ment, ni pour le pré­sident des Hauts-de-France, ni même pour les syn­di­cats. La seule et unique rai­son est que, si « l’Etat ne peut pas tout », pour reprendre la célèbre for­mule du socia­liste Jos­pin, c’est avant tout parce que l’Etat ne peut plus rien. Et que tous les acteurs, des ministres aux élus en pas­sant par les syn­di­ca­listes sont soli­daires de cet état de fait. Depuis Mit­ter­rand, en effet, dans un consen­sus géné­ral du pays légal (au sein duquel il faut faire entrer les syn­di­cats), l’Etat a accep­té de se des­sai­sir à la fois au pro­fit de l’Europe et à celui des mar­chés finan­ciers, de toute pos­si­bi­li­té d’intervention. La récente résur­rec­tion d’un com­mis­sa­riat au plan en est comme un aveu, mais sous forme de remords, si tant est que ces gens-là aient encore suf­fi­sam­ment de conscience morale pour en res­sen­tir. Car ce com­mis­sa­riat éga­le­ment fera dans l’affichage : outre qu’il per­met de don­ner à un éven­tuel concur­rent poli­tique une place en or, rien ne sera de toute façon pos­sible tant que les trai­tés euro­péens n’auront pas été dénon­cés, tant que la France n’aura pas recou­vré, en matière éco­no­mique, une capa­ci­té de déci­sion et, sur­tout, la pos­si­bi­li­té d’édifier une stra­té­gie indus­trielle, per­met­tant de nou­veau à l’Etat de pou­voir sinon tout, du moins quelque chose. Ce qui est mieux que rien ! Tout le reste n’est que mau­vaise lit­té­ra­ture, dont les auteurs, com­plices actifs de ce qu’ils dénoncent, n’inspirent que le plus pro­fond mépris.

    Fran­çois Mar­cil­hac

    Source : https://www.actionfrancaise.net/

  • Une ”écriture excluante” qui ”s’impose par la propagande” : 32 linguistes listent les défauts de l’écriture inclusive.

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    "Outre ses défauts fonctionnels, l’écriture inclusive pose des problèmes à ceux qui ont des difficultés d’apprentissage et, en réalité, à tous les francophones soudain privés de règles et livrés à un arbitraire moral." Bien que favorables à la féminisation de la langue, plusieurs linguistes estiment l'écriture inclusive profondément problématique.

    Présentée par ses promoteurs comme un progrès social, l’écriture inclusive n’a paradoxalement guère été abordée sur le plan scientifique, la linguistique se tenant en retrait des débats médiatiques. Derrière le souci d'une représentation équitable des femmes et des hommes dans le discours, l’inclusivisme désire cependant imposer des pratiques relevant d’un militantisme ostentatoire sans autre effet social que de produire des clivages inédits. Rappelons une évidence : la langue est à tout le monde.

    Les défauts de l'écriture inclusive

    Les inclusivistes partent du postulat suivant : la langue aurait été "masculinisée" par des grammairiens durant des siècles et il faudrait donc remédier à l’"invisibilisation" de la femme dans la langue. C’est une conception inédite de l’histoire des langues supposant une langue originelle "pure" que la gent masculine aurait pervertie, comme si les langues étaient sciemment élaborées par les locuteurs. Quant à l"invisibilisation", c’est au mieux une métaphore mais certainement pas un fait objectif ni un concept scientifique.

    Si la féminisation est bien une évolution légitime et naturelle de la langue, elle n’est pas un principe directeur des langues

    Nous relèverons simplement ici quelques défauts constitutifs de l’écriture inclusive et de ses principes.

    • La langue n’a pu être ni masculinisée, ni féminisée sur décision d’un groupe de grammairiens, car la langue n’est pas une création de grammairiens — ni de grammairiennes. Ce ne sont pas les recommandations institutionnelles qui créent la langue, mais l’usage des locuteurs. L’exemple, unique et tant cité, de la règle d’accord "le masculin l’emporte sur le féminin" ne prétend posséder aucune pertinence sociale. C’est du reste une formulation fort rare, si ce n’est mythique, puisqu’on ne la trouve dans aucun manuel contemporain, ni même chez Bescherelle en 1835. Les mots féminin et masculin n’ont évidemment pas le même sens appliqués au sexe ou à la grammaire : trouver un quelconque privilège social dans l’accord des adjectifs est une simple vue de l’esprit.
    • Si la féminisation est bien une évolution légitime et naturelle de la langue, elle n’est pas un principe directeur des langues. En effet, la langue française permet toujours de désigner le sexe des personnes et ce n’est pas uniquement une affaire de lexique, mais aussi de déterminants et de pronoms ("Elle est médecin"). Par ailleurs, un nom de genre grammatical masculin peut désigner un être de sexe biologique féminin ("Ma fille est un vrai génie des maths") et inversement ("C’est Jules, la vraie victime de l’accident"). On peut même dire "un aigle femelle" ou "une grenouille mâle"…

    Une écriture excluante

    La langue n’est pas une liste de mots dénués de contexte et d’intentions, renvoyant à des essences. Il n’y a aucune langue qui soit fondée sur une correspondance sexuelle stricte. Autrement, le sens des mots serait déterminé par la nature de ce qu’ils désignent, ce qui est faux. Si c’était le cas, toutes les langues du monde auraient le même système lexical pour désigner les humains. Or, la langue n’a pas pour principe de fonctionnement de désigner le sexe des êtres : dire à une enfant "Tu es un vrai tyran" ne réfère pas à son sexe, mais à son comportement, indépendant du genre du mot.

    • Les formes masculines du français prolongent à la fois le masculin (librum) et le neutre (templum) du latin et font donc fonction de genre "neutre", c’est-à-dire par défaut, ce qui explique qu’il intervienne dans l’accord par résolution (la fille et le garçon sont partis), comme indéfini (ils ont encore augmenté les impôts), impersonnel (il pleut), ou neutre (c’est beau). Il n’y a là aucune domination symbolique ou socialement interprétable. Quand on commande un lapin aux pruneaux, on ne dit pas un.e lapin.e aux pruneaux
    • La langue a ses fonctionnements propres qui ne dépendent pas de revendications identitaires individuelles. La langue ne détermine pas la pensée — sinon tous les francophones auraient les mêmes pensées, croyances et représentations. Si la langue exerçait un pouvoir "sexiste", on se demande comment Simone de Beauvoir a pu être féministe en écrivant en français "patriarcal". L’évidence montre que l’on peut exprimer toutes les pensées et les idéologies les plus antithétiques dans la même langue.

    Ces formes fabriquées ne relèvent d’aucune logique étymologique et posent des problèmes considérables de découpages et d’accords

    • En français, l’orthographe est d’une grande complexité, avec ses digraphes (eu, ain, an), ses homophones (eau, au, o), ses lettres muettes, etc. Mais des normes permettent l’apprentissage en combinant phonétique et morphologie. Or, les pratiques inclusives ne tiennent pas compte de la construction des mots : tou.t.e.s travailleu.r.se.s créent des racines qui n’existent pas (tou-, travailleu-). Ces formes fabriquées ne relèvent d’aucune logique étymologique et posent des problèmes considérables de découpages et d’accords.
    • En effet, les réformes orthographiques ont normalement des objectifs d’harmonisation et de simplification. L’écriture inclusive va à l’encontre de cette logique pratique et communicationnelle en opacifiant l’écriture. En réservant la maîtrise de cette écriture à une caste de spécialistes, la complexification de l’orthographe a des effets d’exclusion sociale.Tous ceux qui apprennent différemment, l’écriture inclusive les exclut : qu’ils souffrent de cécité, dysphasie, dyslexie, dyspraxie, dysgraphie, ou d’autres troubles, ils seront d’autant plus fragilisés par une graphie aux normes aléatoires.
    • Tous les systèmes d’écriture connus ont pour vocation d’être oralisés. Or, il est impossible de lire l’écriture inclusive : cher.e.s ne se prononce pas. Le décalage graphie / phonie ne repose plus sur des conventions d’écriture, mais sur des règles morales que les programmes de synthèse vocale ne peuvent traiter et qui rendent les textes inaccessibles aux malvoyants.

    L’écriture inclusive pose des problèmes à tous ceux qui ont des difficultés d’apprentissage

    • On constate chez ceux qui la pratiquent des emplois chaotiques qui ne permettent pas de produire une norme cohérente. Outre la prolifération de formes anarchiques ("Chere.s collègu.e.s", "Cher.e.s collègue.s", etc.), l’écriture inclusive est rarement systématique : après de premières lignes "inclusives", la suite est souvent en français commun… Si des universitaires militants ne sont pas capables d’appliquer leurs propres préceptes, qui peut le faire ?
    • L’écriture inclusive, à rebours de la logique grammaticale, remet aussi radicalement en question l’usage du pluriel, qui est véritablement inclusif puisqu’il regroupe. Si au lieu de "Les candidats sont convoqués à 9h00" on écrit "Les candidats et les candidates sont convoqué.e.s à 9h00", cela signifie qu’il existe potentiellement une différence de traitement selon le sexe. En introduisant la spécification du sexe, on consacre une dissociation, ce qui est le contraire de l’inclusion. En prétendant annuler l’opposition de genre, on ne fait que la systématiser : l’écriture nouvelle aurait nécessairement un effet renforcé d’opposition des filles et des garçons, créant une exclusion réciproque et aggravant les difficultés d’apprentissage dans les petites classes.

    Outre ses défauts fonctionnels, l’écriture inclusive pose des problèmes à tous ceux qui ont des difficultés d’apprentissage et, en réalité, à tous les francophones soudain privés de règles et livrés à un arbitraire moral. La circulaire ministérielle de novembre 2017 était pourtant claire et, tout en valorisant fort justement la féminisation quand elle était justifiée, demandait "ne pas faire usage de l'écriture dite inclusive" : des administrations universitaires et municipales la bafouent dans un coup de force administratif permanent. L’usage est certes roi, mais que signifie un usage militant qui déconstruit les savoirs, complexifie les pratiques, s’affranchit des faits scientifiques, s’impose par la propagande et exclut les locuteurs en difficulté au nom de l’idéologie ?

     

    Tribune rédigée par les linguistes Yana Grinshpun (Sorbonne Nouvelle), Franck Neveu (Sorbonne Université), François Rastier (CNRS), Jean Szlamowicz (Université de Bourgogne).

    Signée par les linguistes :

    • Jacqueline Authier-Revuz (Sorbonne nouvelle)
    • Mathieu Avanzi (Sorbonne Université)
    • Samir Bajric (Université de Bourgogne)
    • Elisabeth Bautier (Paris 8-St Denis)
    • Sonia Branca-Rosoff (Sorbonne Nouvelle)
    • Louis-Jean Calvet (Université d’Aix-Marseille)
    • André Chervel (INRP/Institut Français de l’Éducation)
    • Christophe Cusimano (Université de Brno)
    • Henri-José Deulofeu (Université d’Aix-Marseille)
    • Anne Dister (Université Saint-Louis, Bruxelles)
    • Pierre Frath (Univesité de Reims)
    • Jean-Pierre Gabilan (Université de Savoie)
    • Jean-Michel Géa (Université de Corte Pascal Paoli)
    • Jean Giot (Université de Namur)
    • Astrid Guillaume (Sorbonne Université)
    • Pierre Le Goffic (Sorbonne Nouvelle)
    • Georges Kleiber (Université de Strasbourg)
    • Mustapha Krazem (Université de Lorraine)
    • Danielle Manesse (Sorbonne Nouvelle)
    • Luisa Mora Millan (Université de Cadix)
    • Michèle Noailly (Université de Brest)
    • Thierry Pagnier (Paris 8- St Denis)
    • Xavier-Laurent Salvador (Paris 13-Villetaneuse)
    • Georges-Elia Sarfati (Université d’Auvergne)
    • Agnès Steuckardt (Université Paul Valéry, Montpellier)
    • Georges-Daniel Véronique (Université d’Aix-Marseille)
    • Chantal Wionet (Université d’Avignon)
    • Anne Zribi-Hertz (Paris 8- St Denis)

    Source : https://www.marianne.net/

  • Entre «acte de barbarie» et mesures «infanticides»: Jean-Frédéric Poisson tacle la loi bioéthique, par Maxime Perrotin.

    Source : https://fr.sputniknews.com/

    Élargir la PMA à toutes les femmes, une promesse de campagne de Macron: l’Assemblée nationale vient d’adopter en seconde lecture le projet de loi relatif à la bioéthique. Un texte qui ne s’arrête pas au simple élargissement de la procréation médicalement assistée: IMG, chimères, Jean-Frédéric Poisson fait part à Sputnik de ses vives inquiétudes.

    Une nouvelle étape a été franchie vers la promulgation du texte de loi relatif à la bioéthique. Dans la nuit du 31 juillet au 1er août, l’Assemblée nationale a adopté en deuxième lecture le projet de loi. 60 voix pour, 37 contre et 4 députés abstentionnistes, soit environs un sixième des 577 députés que compte la chambre basse du Parlement: «une désertion généralisée», regrette au micro de Sputnik Jean-Frédéric Poisson, président du parti Chrétien-Démocrate (PCD). Un absentéisme prononcé, lors d’un vote quelques heures après le début des vacances parlementaires déjà reportées, qui révolte l’ancien député au vu des enjeux d’un texte.

    Celui-ci fait part de sa «grande tristesse» de voir la représentation nationale adopter des textes de loi «qui n’ont rien de biologique, rien d’éthique» et dont certaines dispositions sont «infanticides», assène l’ancien député de droite.

    «L’amendement qui a été adopté sur l’interruption médicale de grossesse jusqu’à la veille de l’accouchement est un acte de barbarie. Il n’y a pas d’autre mot que celui-là», s’offusque Jean-Frédéric Poisson au micro de Sputnik.

    Il fait ainsi référence à l’article 20 de du projet, qui reprend la loi existante concernant l’Interruption médicalisée de grossesse (IMG) –à ne pas confondre avec l’interruption volontaire de grossesse (IVG)– pouvant aller jusqu’au terme de la grossesse, s’il est jugé que celle-ci met en péril la vie de la mère ou si l’enfant à naître présente une maladie grave et incurable.

    Vote de la loi bioéthique: «désertion généralisée» au Parlement

    Cependant, cet article s’est retrouvé renforcé, contre l’avis même du rapporteur du texte, par un amendement porté par la députée socialiste Marie-Noëlle Battistel. Celui-ci ajoute la «détresse psychosociale» aux motifs pouvant justifier le recours à une IMG. Bien que ce recours existe déjà (sur 7.000 IMG pratiquées en France chaque année, 250 le seraient au nom de la détresse psychosociale, relève CheckNews), l’amendement a provoqué un tollé sur la Toile.

    La prise en compte officielle d’un tel critère, de nature psychologique, constitue un tournant significatif, dans le contexte d’un projet de loi dont l’article 1er fait déjà passer la PMA d’un moyen de pallier à une infertilité pathologique à celui de satisfaire un désir d’enfant.

     

    «Il faut prendre la mesure de ce qui se joue, c’est un basculement à l’échelle de l’Histoire de l’humanité» déclarait à ce sujet, au micro de RTL l’eurodéputé LR François-Xavier Bellamy, au lendemain du vote du fameux article 1er.

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    Ce critère de «détresse psychosociale», jugé difficilement évaluable par les détracteurs du texte, pousse ces derniers à brandir le risque de possibles recours abusifs pour justifier des interruptions de grossesse une fois le délai légal pour effectuer une IVG (12e semaine de grossesse) dépassé. En effet, une IMG est réalisable jusqu’à la veille de l’accouchement. Pour Jean-Frédéric Poisson, «il ne peut pas y avoir de motif pour justifier ça.»

    Risque de recours abusifs à l’IMG

    «Maintenant, on fait revenir la détresse pour autoriser un acte de barbarie, et puis on fera disparaître avec cette même logique la condition de détresse dans quelques années pour expliquer qu’après tout, la vie des enfants est entre les mains de ceux qui veulent éventuellement les supprimer», insiste l’homme politique.

    «À partir du moment où la vie humaine n’a plus de valeur et que personne n’est arc-bouté pour la défendre quoi qu’il arrive, on entre dans un monde de fous. Nous sommes dans un monde de fous», s’indigne-t-il.

    Une levée de boucliers qui vient dénoter au milieu d’une couverture médiatique et d’une communication gouvernementale principalement articulée autour de l’élargissement de la PMA aux couples lesbiens ainsi qu’aux femmes seules.

     

    L’ex-candidat aux primaires de la droite et du centre se dit «très inquiet» pour la France, faisant part de sa «détermination» à ce que «ce gouvernement, ce Président de la République, soient empêchés de nuire le plus vite possible».

    «Entre la suppression des libertés fondamentales, la psychose généralisée concernant la pandémie que tout le monde veut combattre, mais où l’on interdit à ceux qui ont des médicaments pour la contrer d’agir, tout cela devient insupportable […] Je suis très étonné que les Français soient encore dociles, au point de se laisser embobiner comme ils le font», regrette le président du PCD, qui a déclaré son intention de se présenter aux Présidentielles de 2022.

    Pour autant, le texte de loi voté à l’Assemblée nationale, après avoir balayé les amendements du Sénat, ne satisfait pas tout le monde, même du côté de ses principaux partisans.

    Ainsi, du côté des militants LGBT+ (représentant les différentes orientations sexuelles et «identités de genre»), on fait entendre que ce texte n’allait pas assez loin: pas de considération de la transidentité, pas de PMA post-mortem, pas de reconnaissance de la filiation d’enfants nés de la GPA à l’étranger.

    Trop ou trop peu: les mécontents de la loi Bioéthique

    Un projet de loi qui en l’état, hors PMA, serait donc à leurs yeux «peu inclusif». Faut-il voir dans ces griefs –ou désidératas– le menu d’une énième réforme sociétale? Jean-Frédéric Poisson en est convaincu, «les prochaines étapes sont celles que vous venez de décrire.»

    «Si on continue de donner droit aux revendications de groupes qui sont des minorités –extrémistes par ailleurs–, qui veulent imposer au mépris de tous le respect de la nature, finalement, leur propre vision du monde, eh bien nous irons encore plus loin vers la folie», insiste-t-il.

    Le président du PCD renvoie au long processus législatif qui a progressivement mené à la situation actuelle, évoquant ce qu’il considère comme la première étape de celui-ci: la loi PMA promulguée à l’été 1994.

    «Cela fait 26 ans maintenant, on nous expliquait qu’évidemment il n’y aurait jamais de clonage, pas de chimères– et c’est dans la loi aujourd’hui. Au moment du PACS, on nous expliquait qu’il n’y aurait jamais de mariage homosexuel et maintenant il y en a un. Au moment du mariage homosexuel, on nous expliquait qu’il n’y aurait pas de PMA, pas de GPA, et maintenant ça existe… Donc si vous voulez, la prochaine étape est écrite.»

    Face au projet de loi, la principale force d’opposition est venue des Républicains (LR) présents au moment du vote, qui –à l’exception d’un seul d’entre eux, Maxime Minot– ont tous voté contre le texte en l’état. Du côté des non-inscrits, qui rassemblent notamment les députés du Rassemblement national (RN), seule Emmanuelle Ménard a visiblement pris part au vote solennel pour s’opposer au texte.

     

    Un travail d’opposition du député de l’Hérault «qui s’est battu sans le soutien d’un groupe», que «salue» Jean-Frédéric Poisson. Ce dernier est peu surpris par l’absence des élus du parti lepéniste, y voit une «cohérence» avec les positions du parti. «On ne sait jamais s’ils sont pour ou s’ils sont contre», tacle-t-il, «il y a en ce moment […] une offensive contre les conservateurs qui n’échappe à personne». Sollicité sur cette absence, l’un d’eux n’a pas donné suite à nos demandes d’interview. Toutefois à l’opposé des positions idéologiques de ces derniers, tant les écologistes que les communistes n’ont chacun aligné qu’un élu en faveur du texte.

    Il reste encore au projet de loi une navette à effectuer entre les deux chambres du Parlement, une étape où le texte pourra être à nouveau amendé, dans un sens ou dans l’autre… quoi qu’il en soit, c’est l’Assemblée aura le dernier mot, Constitution oblige.

  • Jacques Sapir: «Une Europe en décomposition?».

    Source : https://fr.sputniknews.com/

    Au cinquième jour de négociations, le sommet européen a débouché sur un accord de plan de relance commun. Un événement dont Jacques Sapir retient l’aspect politique plus qu’économique, et qu’il voit comme symptomatique de la crise de l’UE. Analyse.

    7.jpgLe déroulement du Conseil européen des 17-21 juillet apparaîtra, avec un peu de recul, comme un moment important de la décomposition de l’Union européenne. La presse l’a présenté comme dominé par l’affrontement entre les membres «frugaux» et les pays du sud. Ce n’est pas faux, mais c’est aussi extrêmement réducteur, comme nous l’avions noté avec Bruno Amable dans l’émission Russeurope Express en juin dernier. Car les véritables perdants ont été l’Allemagne et la France, qui ont dû accepter de passer sous les fourches caudines du «club des frugaux». La question des montants en jeu fut âprement discutée. Mais c’est s’aveugler sur le cours réel des choses que de se focaliser sur ces montants. Le problème fut, et reste, fondamentalement politique.

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    L’argent n’est pas la cause

    Le débat s’est concentré sur le montant des «subventions» dans le plan de relance post-Covid. Il faut ici rappeler l’histoire du «plan de relance» européen. Issu d’une proposition franco-allemande portant sur 1.500 milliards d’euros, dont 750 de subventions, un montant qui pouvait déjà être considéré comme insuffisant, le plan fut réécrit par la Commission avec une réduction à 750 milliards, dont 500 pour les subventions. Ce qui vient d’être décidé le 21 juillet au petit matin est un plan de 750 milliards d’euros dont 390 de subventions. Par rapport au projet initial, il y a donc une réduction de 48% du montant des subventions.

    La position des «frugaux» était connue. Ils souhaitaient que cet argent soit un prêt plus qu’une subvention, et les prêts doivent être remboursés. Si subvention il devait y avoir, elle devait selon eux s’accompagner d’un engagement ferme des pays qui les obtiendraient à se mettre en règle avec l’UE et à appliquer des réformes structurelles drastiques. De fait, sans obtenir tout à fait le droit de véto qu’ils demandaient, les pays «frugaux» ont remporté une incontestable victoire, que ce soit dans la réduction du montant des subventions ou dans la création d’un mécanisme de contrôle à la majorité qualifiée. Qu’ils arrivent à convaincre un ou deux pays et ils détiendront de facto ce droit de véto.

     

    Derrière ces conditions se profilait l’ombre du MES, le Mécanisme européen de stabilité, dont la mise en œuvre provoqua en Grèce une véritable tragédie. Inversement, la position de la France et des pays comme l’Italie et l’Espagne consiste à dire que les États doivent être laissés libres d’user à leur guise de ces subventions, qui sont dans leur nature conjoncturelles, liées aux dommages provoqués par la Covid-19. On arrive donc à des sommes que nous indiquions dans notre chronique du 28 mai sur RT France. Le montant de 390 milliards d’euros sera de toute manière dérisoire face aux besoins des économies.

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    Par ailleurs, les «frugaux» ont obtenu un accroissement du rabais sur la contribution qu’ils versent à l’UE. À regarder les chiffres et les conditions, il n’est pas difficile de voir qui est sorti vainqueur. Mais, comme on l’a dit, le problème n’est pas dans les montants mais dans les principes.

    Cohérences des uns, incohérences des autres

    Les débats du 17 au 21 juillet ont en réalité révélé trois conceptions contradictoires de ce que devrait être l’UE. Dans leur refus initial de subventions financées par un emprunt européen, les «frugaux» défendent l’idée que l’Union est une coordination de pays réunis autour des règles du marché unique. Dans ce cas, nulle aide collective n’est à attendre. Sous la pression des Allemands et des Français, ils ont accepté, sans doute provisoirement et non sans arrières pensées, d’abandonner leur position initiale et de considérer que l’UE serait un véritable embryon de fédération, avec des règles s’imposant aux États membres en dehors des termes des traités. Ces deux positions, quoi qu’on puisse par ailleurs en penser, sont logiques et cohérentes. L’Allemagne et la France défendent quant à elles l’idée d’un «entre-deux» dans lequel l’UE pourrait accorder des aides extrabudgétaires mais sans contreparties dures sur les États. Elles soutiennent que cette avancée vers le fédéralisme, qui provoqua un orgasme européiste au commissaire français Thierry Breton, constitue un progrès historique. Il suffit pour s’en convaincre d’écouter les cris de victoire poussés par Emmanuel Macron au matin du 21 juillet.

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    Les raisons de cet entre-deux sont profondes. José Manuel Barroso, en son temps, en avait fait gloire à l’UE, la qualifiant de construction sui generis. De fait, l’Allemagne ne veut ni perdre les avantages immenses qu’elle tire de l’Union et de l’euro, ni perdre sa souveraineté retrouvée dans les années quatre-vingt-dix, ni aller contre l’arrêt de 2009 du tribunal constitutionnel de Karlsruhe selon lequel la démocratie ne pouvait être que nationale devant l’inexistence d’un «peuple européen». La France, quant à elle, s’est engagée depuis longtemps dans cette voie de l’entre-deux, persuadée qu’elle pourrait retrouver avec une UE forte sa splendeur politique passée tout en affectant de ne consentir qu’à des abandons mineurs de sa souveraineté. Une politique qui s’avère désastreuse, tant économiquement que politiquement. Ajoutons que cela serait faire injure à la diplomatie allemande que de ne pas imaginer un possible double jeu de cette dernière, qui cède en partie à la France pour reprendre la main dans un soutien dissimulé aux «frugaux».

    L’échec du fédéralisme furtif?

    La position des « frugaux » est donc bien plus cohérente que celle de l’Allemagne et de la France. Ces derniers n’ont probablement adopté une politique de fédéralisme ostensible que parce qu’ils savaient qu’elle serait odieuse aux pays d’Europe centrale et orientale, qui n’ont pas recouvré leur souveraineté, niée de 1945 à 1990 par l’URSS, pour l’abandonner à nouveau. En mettant aux subventions des conditions qu’ils savent parfaitement inacceptables, tant pour des pays comme l’Italie ou l’Espagne que pour la Pologne, la Hongrie, la Slovaquie ou la République tchèque, les «frugaux» font la démonstration par l’absurde de l’impossibilité d’un fédéralisme européen.

    La position de l’Allemagne et de la France, qui s’apparente à un fédéralisme furtif, se heurte donc à ses contradictions. Les pressions de ces deux pays sur des États plus petits et plus faibles n’arrangeront rien. Elles ne pourraient, au mieux, que faire monter le sentiment anti-UE en leur sein. Cet accord, et les conditions dans lesquelles il fut obtenu, va laisser des traces. Emmanuel Macron parle d’un accord historique. Il n’a pas tort, mais pas au sens où il l’entend. Historique, cet accord l’est parce qu’il montre qu’un nouveau stade a été franchi dans la décomposition de l’Union européenne.

    En définitive, cet accord réalisé avec des ciseaux et de la colle est une cote mal taillée, une forme d’accord à minima. La France devra sans nul doute en payer le prix fort. Mais la démonstration publique aura été faite des divergences irréductibles au sein de l’UE et de la mort du projet que cette dernière à pu porter. La structure survivra encore quelques temps à sa raison d’être. Il faudra bien pourtant en tirer les leçons, et le plus tôt sera le mieux.

     

    Les opinions exprimées dans cet article n'engagent que la responsabilité de son auteur. Elles ne reflètent pas nécessairement la position de la rédaction de Sputnik.

  • «Un défaut d’acculturation scientifique de la population française»: ce que révèlent les propos de Sibeth Ndiaye, par El

    L’ancienne porte-parole du gouvernement, Sibeth Ndiaye. Jean-Christophe Marmara/JC MARMARA / LE FIGARO

    Dans les mots des gouvernants se cache un mépris implicite pour les gouvernés, analyse Elodie Mielczareck. Selon la sémiologue, le gouvernement ferait mieux d’adopter une posture plus humble lorsqu’il communique avec les français.

    6.jpg«Je crois qu’on a souffert au cours de cette crise d’un défaut d’acculturation scientifique de la population française»: voilà comment sont résumés les contre-sens gouvernementaux de ces derniers mois. Prenez cela dans les dents! C’est votre nullité et imbécilité qui explique la situation gravissime dans laquelle la France s’est trouvée.

    La posture est osée, d’une condescendance affichée: c’est celle de l’ancienne porte-parole du gouvernement, Sibeth Ndiaye, expression publique et représentative d’un positionnement de fond impulsé par le Président de la République, et ce, dès le soir de son élection. Décidément, ce «nouveau monde» aura accouché des pires «négociateurs», ceux qui oublient la définition de l’intelligence relationnelle.

    De la verticalité sous le règne macronien

    Les représentants du gouvernement En Marche n’ont pas le monopole de la phrase condescendante: «les petites gens» (Manuel Valls), «la France d’en bas» (Jean-Pierre Raffarin) les sans dent», (François Hollande), les discours politiques et médiatiques regorgent de ces substantifs pour désigner une catégorie de la population française. Mais le maillage linguistique gouvernemental est spécifique. S’il est un schème particulièrement caractéristique de ses discours, c’est celui de la verticalité. Présente de manière symbolique au soir de l’élection d’Emmanuel Macron au travers de la Pyramide du Louvre, la hiérarchisation verticale est un invariant des prises de paroles gouvernementales.

    Revenons pour exemple sur cette phrase d’Emmanuel Macron: «dans les gares, il y a ceux qui réussissent et ceux qui ne sont rien». Si elle est correcte grammaticalement, le choix sémantique du verbe être («ne sont rien») au lieu du verbe avoir («n’avoir rien») interpelle. D’ailleurs, pour sortir de la crise des «gilets jaunes», Emmanuel Macron propose de créer un «Haut Conseil pour le climat». Tout est donc haut et vertical dans la logorrhée macronienne.

     

    Les mots utilisés par le président dans son livre de campagne Révolution (« pauvres », « démunis », « faibles ») sont empruntés au langage forgé par l’Église médiévale

     

    L’historien Gérard Noiriel précise: les mots utilisés par le président dans son livre de campagne Révolution («pauvres», «démunis», «faibles») sont empruntés au langage forgé par l’Église médiévale. Il y a le haut et le bas, sans intermédiaire. Cette verticalité se décline comme un leitmotiv: «trop intelligents, trop subtiles» (Gilles LeGendre) face à des «fainéants et des cyniques» (Emmanuel Macron), ou bien à des acculturés. En somme, des cons qui n’arrivent pas à se mettre en marche. Les mots diffèrent mais la logique sous-jacente est identique: le mépris de l’autre.

    Plus largement, «ceux qui fument des clopes» (Benjamin Griveaux) ou «ceux qui foutent le bordel» déterminent des catégories très vastes: il y a au moins une chance pour que vous qui lisiez ces lignes, soyez dans au moins une des catégories décrites négativement par le gouvernement. Une erreur de tact volontaire.

    Les inaptes sont les gouvernants, pas les gouvernés

    «Ça marque le rapport au temps de notre société. Aujourd’hui, on veut que d’un claquement de doigts, toutes les réponses aux questions qu’on se pose, soient apportées immédiatement». Pour une fois, nous ne pouvons que souscrire à cette analyse de l’ancienne porte-parole. Mais alors, n’est-ce pas aux gouvernants de faire preuve d’adaptabilité? N’est-ce pas justement de leur ressort que de décoder les attentes? N’ont-ils pas le devoir de s’adapter aux enjeux de notre époque?

    Cette époque justement, on peut la qualifier de «post-moderne», comme le fait le sociologue Michel Maffesoli. Le présentéisme est bien une de ses valeurs. Plutôt que de lutter contre ce phénomène, accentué par nos réseaux sociaux et accompagné de nouveaux codes dans la communication, le gouvernement a la responsabilité de développer des procédures de décision plus pertinente et immédiate. Etonnamment, quand il s’agit de mettre en place des actions dans une vision court-termiste, souvent électoraliste, le présentéisme semble une valeur plus affectionnée que rejetée.

    Autre valeur de la post-modernité dont le gouvernement ferait mieux de s’inspirer: le perspectivisme. Prétendre à longueur de journée détenir «La Vérité» ou bien prétendre savoir ce qu’est «La Réalité», c’est méconnaitre les mécanismes cognitifs à l’œuvre. Nous évoluons dans un monde passé au tamis de nos sensations, ressentis, filtres et biais de perception.

    Les pires négociateurs accentuent la polarisation par leur posture

    Depuis plusieurs mois, la posture gouvernementale est un excellent contre-exemple. Dans quelques années, elle servira d’exemple pour illustrer ce qu’il ne faut surtout pas faire en situation de négociation, de ce qu’il ne faut surtout pas faire lorsqu’on souhaite augmenter son intelligence situationnelle. Voici ce programme récurent auquel nous a habitué le gouvernement:

    I: Ne pas (se) faire confiance : N’en déplaise à la sagesse populaire, la confiance ne se mérite pas, elle se donne! Et c’est en tous les cas la conclusion d’Anatol Rapoport, ce psychologue et philosophe américain d’origine russe, figure de proue de la «théorie des jeux». Vous avez déjà sans doute entendu parlé de ce dilemme du prisonnier: deux personnes enfermées ont davantage intérêt à coopérer entre elles plutôt que se dénoncer mutuellement afin de maximiser leurs gains.

    Réalisé à grandes échelles et de manière multipliée grâce à l’intelligence artificielle, les résultats confirment l’injonction de Rapoport: «Cooperate on move one ; thereafter, do whatever the other player did the previous move.» (Traduction: «Coopère sur le premier mouvement, et ensuite fait exactement ce que l’autre joueur fait»). Et cela, les meilleurs négociateurs au monde le savent bien: la confiance ça se donne d’entrée de jeu.

     

    Les bons négociateurs savent que, pour arriver à leur fin, il est plus efficace de cultiver l’humilité, la réciprocité et le respect de l’autre.

     

    Au contraire, le gouvernement favorise la société de défiance telle que la décrivait Alain Peyrefitte à son époque: «La société de défiance est une société frileuse, gagnant-perdant: une société où la vie commune est un jeu à somme nulle, voire à somme négative (si tu gagnes, je perds) ; société propice à la lutte des classes, au mal vivre national et international, à la jalousie sociale, à l’enfermement, à l’agressivité de la surveillance mutuelle. La société de confiance est une société en expansion, gagnant- gagnant, une société de solidarité, de projet commun, d’ouverture, d’échange, de communication.» (La Société de confiance, 1995). Merci nous y sommes.

    II - Cultiver le rabaissement personnel : En France, on raille beaucoup les saillies conquérantes d’un Donald Trump. Emmanuel Macron n’en est que la version plus «frenchie», moins directe, plus louvoyante. La violence est la même. Les bons négociateurs savent que, pour arriver à leur fin, il est plus efficace de cultiver l’humilité, la réciprocité et le respect de l’autre. Encore faut-il connaitre le mot «considération». Une qualité dont semble bien incapable un gouvernement qui n’a de cesse que de renforcer la polarisation de l’espace public: sans nuance, c’est pour ou contre, c’est Jojo-le-Gilet-Jaune avec les «Kwassa Kwassa» contre le progrès et le sens de l’Histoire.

    III - Favoriser la non-transparence : Que ce soit dans une organisation étatique jamais réformée ou bien dans des propos qui ont toutes les apparences linguistiques de la langue de bois, nos Hommes d’Etat adorent pérorer dans des mots complexes pour mieux camoufler leur ignorance. Dernière mot en date donc: «acculturation». Pourquoi ne pas avoir choisi le terme de «culture»? Sibeth Ndiaye aurait pu se plaindre «d’un manque de culture scientifique»? Non, le terme acculturation est faussement plus «sachant» et «expert». Ne serait-ce pas de la poudre de perlimpinpin?

     

    Élodie Mielczareck est sémiologue, spécialisée dans les dynamiques comportementales verbales et non verbales. Elle a notamment publié Déjouez les manipulateurs (Éditions du Nouveau Monde, 2016) et La Stratégie du Caméléon (Cherche Midi, 2019).

     

    Source : https://www.lefigaro.fr/vox/

  • Jean-Paul Brighelli : «Comment peut-on enseigner avec un masque?».

    Un enseignant de physique fait cours à une classe de 6ème. DANIEL LEAL-OLIVAS/AFP

    Source : https://www.lefigaro.fr/vox/

    Le ministre de l’Éducation nationale Jean-Michel Blanquer a finalement annoncé que l’obligation de porter le masque concerne tous les enseignants, y compris en maternelle. Les relations entre les élèves et leur professeur s’en trouveront affaiblis regrette l’enseignant et essayiste Jean-Paul Brighelli.

    Peut-être vous rappelez-vous les travaux de Gregory Bateson et de l’École de Palo-Alto, qui ont renouvelé grandement la théorie de la communication. Ils ont fait émerger la notion de double bind, la double contrainte — même si la traduction française évacue le nœud qui était central dans l’expression américaine. C’est bien dommage, parce que la double contrainte est au cœur des processus tragiques: si Phèdre parle, elle meurt, et si elle ne parle pas, elle meurt. Ou, si l’on préfère un exemple moins dramatique, c’est ce qui arrive à ce légionnaire romain sommé, dans Astérix en Corse, de dire que la sœur du chef corse lui plaît (et alors on le tue) ou qu’elle ne lui plaît pas — et alors on le tue.

    Nous en sommes là, avec cette histoire de masque. Si nous le portons en cours, nous sommes ridicules (et parfois inquiétants, avec les plus petits), inaudibles, inopérants. Surtout avec les élèves «décrocheurs», avec les plus démunis, qui ont besoin de la présence physique du maître, qui leur a tant manqué depuis la mi-mars. Si nous ne le portons pas, nous risquons d’attraper ou de transmettre cette étrange maladie qui tue de préférence les vieux et épargne les jeunes — au fond, le Covid, c’est le Temps.

     

    Pour remplir l’espace d’une classe, 300m3 en moyenne, il faut forcer sur sa voix. Pour le faire avec un masque, il faut crier plus fort.

     

    J’ai analysé par ailleurs l’impossibilité pratique d’enseigner masqué, du point de vue de la communication. La même école de Palo-Alto a particulièrement travaillé sur ce que Edward T. Hall nomme fort joliment «le langage silencieux»: le non-verbal constitue plus de 50% de la communication. Quel enseignant peut accepter que la moitié de son enseignement disparaisse dans les limbes? Sans compter que nombre de gens (et donc d’élèves) sont prioritairement des visuels: ceux qui disent «je ne peux pas le voir» sont bien plus nombreux que ceux qui affirment «je ne peux pas le sentir». Ces élèves lisent sur nos visages les données complémentaires qui donnent sens au discours. Sans elles, nous aurons la sensibilité et l’expressivité d’un GPS.

    Parce qu’il en est de l’enseignement comme de la séduction. Tout participe au processus. Croyez-vous que Juliette eût aimé Roméo si l’héritier des Montaigu avait porté un masque — surtout un masque de type chirurgical…

    Mais il est vrai que les médecins, qui n’ont pas été à pareille fête depuis bien longtemps, voudraient même imposer le masque jusque dans les alcôves…

    Le masque «mange» une partie des sons, et obligera l’enseignant à parler encore plus fort. Je supplie le lecteur de me croire sur parole: pour remplir l’espace d’une classe, 300m3 en moyenne, il faut forcer sur sa voix. Pour le faire avec un masque, il faut crier plus fort. Pour ramener un peu d’ordre quand Kevin fait le pitre — non, rien ne convaincra Kevin, si l’enseignant le lui dit à travers son masque. Sans compter qu’en quelques minutes, le tissu se charge d’humidité. Et colle aux lèvres, au nez, aux joues. L’horreur.

     

    C’est en lisant, littéralement, sur les visages que les règles d’accord du COD ou le théorème de Pythagore sont ou ne sont pas compris que l’on infléchit son cours, que l’on reprend la démonstration, en se répétant sous une autre forme.

     

    On objecte volontiers qu’un chirurgien opère parfois plusieurs heures avec un masque. Mais il ne déclame pas en même temps! C’est une chose de se promener masqué — et c’est déjà une contrainte douloureuse. C’est tout autre chose de parler, à jet continu, pendant des heures, avec un masque en travers du visage.

    Et encore s’agit-il là du rapport de l’enseignant à l’élève. En sens inverse, des élèves masqués ne manifestent rien, du point de vue de l’enseignant. Or, c’est sur le visage des élèves qu’on lit leur degré de compréhension ou d’effarement — pas autrement. Il est rare que celui qui ne comprend pas lève la main pour le dire — cela le distinguerait trop du groupe. C’est en lisant, littéralement, sur les visages que les règles d’accord du COD ou le théorème de Pythagore (ou celui de Poincaré-Bendixon) sont ou ne sont pas compris que l’on infléchit son cours, que l’on reprend la démonstration, en se répétant sous une autre forme, que l’on travaille tel ou tel segment de la classe — car il arrive que les élèves en difficulté se regroupent, d’instinct. Il en est de même au théâtre, où l’acteur saisit, par une série de signes imperceptibles, que les spectateurs à droite de la scène n’entrent pas dans la pièce, et qu’il faut modifier légèrement sa position pour travailler ces groupes rétifs.

    Il est en pratique non seulement impossible, mais surtout contre-productif, d’enseigner masqué. J’entends bien que le nombre d’élèves par classe interdit la «distanciation» physique ; que les élèves ne doivent pas se toucher, ni échanger leurs stylos (essayez un peu de les empêcher de tripoter ce qui se trouve sur le bureau du voisin). Mais si l’on veut rattraper ces cinq mois perdus, il faut enseigner, enseigner à fond, enseigner de toutes ses forces — et pas se réfugier derrière des prétexte prophylactiques pour ne faire que la moitié du travail.

     

    La moitié d’un enseignement, ce n’est pas de l’enseignement. Une demi-transmission, c’est pas de transmission du tout.

     

    Parce que la moitié d’un enseignement, ce n’est pas de l’enseignement. Une demi-transmission, c’est pas de transmission du tout.

    Les pédagogues professionnels conseillent donc de remplacer les expressions de visage par une gestuelle plus accentuée. Le mime Marceau reprend du service! Mais le geste, il est déjà là, il est l’un des artefacts majeurs de la communication silencieuse. Il vient à l’appui du visage — sauf qu’avec un masque, il n’y aura plus de visage. C’est l’homme invisible professeur.

    La rentrée sera complexe. Certains enseignants en sont déjà à refuser les copies — sinon par informatique — afin de ne pas risquer peut-être de se contaminer avec du papier que des gosses peut-être porteurs de virus auront touché. Les réseaux sociaux vibrent de conversations sur le temps de purgatoire du papier (48 heures? 72 heures?). Faudra-t-il aussi porter des gants? Une combinaison de cosmonaute, peut-être… L’ombre du «cluster» plane déjà, par anticipation, sur les lieux scolaires. Et qu’en sera-t-il, quand au Covid se rajouteront la grippe ou les gastros saisonnières? L’enseignement français est-il condamné au «distanciel» désormais? Quitte à accroître inexorablement le nombre des «décrocheurs»…

    Les professeurs (et leurs représentants syndicaux, qui depuis la mi-mai ont fait de la surenchère sécuritaire, et passaient avec un mètre-ruban vérifier que les tables étaient bien à distance réglementaire — au lieu de faire cours) qui choisiront d’enseigner masqués, quitte à être inaudibles et en fin de compte inutiles, devraient se méfier. Si le ministère se met à penser comme eux, et finit par croire que la solution du problème passe par Internet, il n’aura plus besoin de 850 000 enseignants: quelques centaines triés par leur capacité à créer des tutoriels sur YouTube, feront tout aussi bien le boulot.

     

    Agrégé de Lettres modernes, ancien élève de l’École normale supérieure de Saint- Cloud, Jean-Paul Brighelli est enseignant à Marseille, essayiste et spécialiste des questions d’éducation. Il est l’auteur de La fabrique du crétin (éd. Jean-Claude Gawsewitch, 2005) et de Voltaire ou le Jihad, le suicide de la culture occidentale (éd. de l’Archipel, 2015).

  • Covid-19 : la fin de nos libertés ?, par Jean Bouër.

    Source : https://www.politiquemagazine.fr/

    Gavés d’interdictions, les Français n’ont jamais si bien senti à quel point l’État voulait leur bonheur. Le juge administratif a néanmoins tempéré ces ardeurs.

    Sous prétexte de lutter contre l’épidémie de Coronavirus, on est allé loin dans la restriction des libertés publiques. Plus besoin de guerre ou d’émeutes. Non seulement en plein confinement mais même après, car la vie « normale » est loin d’avoir repris. Le 11 mai 2020 met juste fin à un régime d’interdiction. En effet, si, avant cette date, l’interdiction de sortir était la norme et la liberté l’exception, strictement, les libertés restent toujours aménagées, car soumises à un certain nombre de conditions. Ce n’est pas parce que l’on est dispensé d’attestation que l’on fait ce que l’on veut. En fait, jamais dans l’histoire d’une République qui se dit libérale et démocratique on n’a autant accepté de limites aux libertés.

    Revenons sur ces mesures inquiétantes décidées pour le « bien » des Français… Prenons la mesure la plus emblématique : l’interdiction des rassemblements. Imposée initialement par décret du 23 mars 2020, elle a été maintenue avec une barre faisant office de seuil fatidique : ne pas dépasser 10 personnes. « Tout rassemblement, réunion ou activité sur la voie publique ou dans un lieu ouvert au public, mettant en présence de manière simultanée plus de dix personnes, est interdit sur l’ensemble du territoire de la République », affirmait le décret du 31 mai 2020. La situation n’aurait pas été ironique si les Parisiens, médusés, n’avaient immédiatement assisté, le 2 juin dernier, au rassemblement sauvage de plus de 20 000 personnes pour Adama Traoré, devant le tribunal judiciaire de Paris ! Illégalement, ces milliers de personnes ont pu se réunir pour protester contre la supposée mort par plaquage ventral d’un jeune poursuivi pour extorsion de fonds en juillet 2016. Ironie du sort : certains manifestants ont porté un masque, tout en cassant ou en mettant le feu aux poubelles… Finalement, il a fallu attendre que l’interdiction des rassemblements de plus de 10 personnes soit neutralisée en passant sous les fourches caudines du juge administratif. En effet, le Conseil d’État, saisi par des syndicats, a suspendu la mesure. Dans une ordonnance rendue le 13 juin 2020, il estimait que cette interdiction ne pouvait être justifiée que si les « mesures barrières » ne pouvaient être respectées ou que si l’événement risquait de réunir plus de 5 000 personnes. Le Gouvernement a donc été prié de revoir sa copie. Cela ne met pas pour autant fin à l’interdiction des réunions de plus de 5000 personnes prévue jusqu’au 31 août 2020. Au passage, certains n’ont pas attendu que le Conseil d’État tranche. Les partisans d’Adama Traoré ont saccagé la place de la République le jour même où le juge demandait à l’État d’assouplir les interdictions…

    La contestation des normes et « archipélisation » de la France

    Bien sûr, l’État n’avait pas osé interdire après le 11 mai les déplacements dans les transports – on est effectivement plus de 10 dans le bus ou dans le métro… –, mais les parcs et jardins ont pu être ouverts, et sur les charmantes pelouses vertes, on a souvent été plus de 10 à prendre l’apéro… Autre exemple de contradiction : les bars et les restaurants. Pas question de boire ou de manger dedans mais cela a été permis en terrasse dans les départements classés en zone dite orange, ce qui visait l’Île-de-France. Finalement, l’interdiction – quelque peu hypocrite – a été levée le lundi 15 juin 2020, le lendemain de l’annonce d’Emmanuel Macron à 20 h… Les restrictions auront été rudes, mais aussi cacophoniques, ce qui résume assez bien la situation actuelle. Plus près de nous, toujours à Paris, on s’est encanaillé près du canal Saint-Martin pour siroter lors de la fête de la musique le 21 juin dernier. Cette fois-ci, les interdits marchent difficilement au nom de la « teuf ». Il y a une chose que ce régime d’interdiction a révélé : les cassures profondes de la société française, son « archipélisation » (Jérôme Fourquet), qui fait que les normes ne sont pas les mêmes partout et pour tous, parce qu’au fond, personne n’y croit vraiment, les « Gaulois » pas plus que ceux d’origine étrangère. Les interdictions, ce n’est donc pas pour tout le monde, que ce soit avant le 17 mars ou après le 11 mai. Et certainement après le 10 juillet 2020, la date officielle retenue pour la fin de l’état d’urgence sanitaire. D’ailleurs, ce sont les communautés – au sens large – qui ont contesté – violemment ou pacifiquement – ces interdits.

    Des libertés sauvées par le juge ?

    Finalement, c’est le juge administratif qui a retoqué certaines interdictions. Un autre exemple de restriction mal vécue, mais corrigée par le juge administratif, peut être cité : la liberté de culte, ressuscitée – sans ironie pour les chrétiens qui nous lisent – par une décision du 23 mai dernier. En effet, dans son décret du 11 mai 2020, le Gouvernement avait interdit tout exercice du culte. Il aurait donc fallu attendre le 2 juin pour que les fidèles puissent participer à des offices religieux. Saisi par plusieurs associations catholiques et par des particuliers, le Conseil d’État estime que l’interdiction est trop générale et absolue par rapport aux circonstances sanitaires qui l’ont justifiée. Sous huitaine, le Gouvernement a donc dû revoir sa copie. Le 23 mai 2020, il a autorisé la reprise du culte en exigeant le port du masque et le respect des gestes barrières (ouf !). Depuis, les catholiques sont contents de pouvoir pratiquer, même si d’autres restrictions peuvent poser problèmes (l’inscription obligatoire à la participation au culte, etc.). On mesure comment une liberté a pu être restaurée, mais en acceptant de saisir le juge. Et surtout comment, dans la léthargie générale, ce sont les « minoritaires » qui demandent à remettre les points sur les « i ». Pas besoin d’être racaille pour le demander… Non seulement l’État impose des restrictions, mais c’est son appareil lui-même (les juges administratifs en l’espèce) qui reconnaît que quelque chose ne va pas…

    La perpétuation du système

    Il serait insuffisant de lire ces mesures à la lumière de la seule pandémie qui a touché notre pays. Ce que révèlent les restrictions est loin d’être circonstanciel. Covid-19 ou pas, les atteintes aux libertés publiques sont dans l’air du temps. Ces interdictions traduisent une singulière tournure qui affecte les sociétés contemporaines. C’est l’ère du « capitalisme autoritaire » ou du « capitalisme policier ». La démocratie devenant atone et fatiguée, le système partisan étant sérieusement affaibli et géré par un « bloc central » qui ne représente que 20% des électeurs, il ne reste plus que la contrainte pour gérer le « gros animal ». Les croyances sont liquéfiées. Ainsi, aux dernières élections municipales, les candidats de centre, de droite et de gauche ont proposé les mêmes programmes dans les métropoles : ils sont tous paysagistes ou veulent planter des arbres à chaque coin de rue. On se rattrape donc sur les normes et le bâton coercitif. Car sinon, comment faire tenir ensemble des Français qui se communautarisent ou qui sont encore plus consommateurs que citoyens ? Les Français ne croient plus en rien, mais il reste encore la peur du gendarme. Le Covid-19 permet donc au système de se perpétuer avec une crise de nature inédite, qui n’avait pas de précédent dans la mémoire collective. À quand de vraies libertés ? Au fond, la situation actuelle – et cocasse – peut rappeler un ouvrage d’un éminent professeur de droit public : la République contre les libertés[1]. On est en plein dedans.

    [1]. Jean-Pierre Machelon, La République contre les libertés ?, Paris, Presse de la Fondation nationale des sciences politiques, 1976.

    Illustration : Qu’importe l’émotion pourvu que vous ayez un masque ! La République et ses Normes à Géométrie Variable ®.

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  • La fin des villes-monde et la revanche des ploucs ?, par Georges-Henri Soutou.

    Source : https://www.politiquemagazine.fr/

    Se souvient-on des nombreux colloques depuis le début des années 2000 autour du thème de la « ville dense », luttant contre la tendance à la prolifération des zones résidentielles éloignées des centres urbains, pour favoriser et simplifier les déplacements et les économies d’énergie ? Ce qui a valu à Paris quelques nouveaux projets de gratte-ciels.

    6.jpgSe souvient-on aussi de la première rencontre entre Anne Hidalgo et Sadiq Khan, alors tout nouveau maire de Londres, et de leurs déclarations vantant les villes-monde, pionnières de la globalisation, de l’innovation, de la lutte contre le réchauffement climatique et de l’inclusivité multiculturelle, vibrante et apaisée ? « Le XIXe siècle était celui des empires, le XXe celui des États-nations et le XXIe est celui des villes », déclara le Britannique. C’était en août 2016. Anne Hidalgo allait prendre pour trois ans la présidence du C 40, réseau de grandes villes mondiales axé sur la lutte contre le changement climatique.

    Capitales déconnectées

    Effectivement, pour prendre le cas de trois villes que je connais, New York, Londres et Paris, elles devenaient depuis les années 1990 de plus en plus déconnectées de leur environnement national, sur le plan économique mais aussi humain, culturel et politique. C’est particulièrement vrai pour Londres et Paris, elles représentent, grâce aux services, un pourcentage considérable de leur PIB national respectif (75% dans le cas de la région parisienne, dans un pays largement désindustrialisé). Et elles concentrent un pourcentage considérable des centres de recherche et de la matière grise en général. C’est particulièrement vrai pour la région parisienne, selon une tendance séculaire, mais très renforcée, et ce très consciemment, par la Ve République.

    Ceci rappelé, il y a des différences : les États-Unis pourraient vivre sans New York, mais pas la Grande-Bretagne sans Londres, et encore moins la France sans Paris. Et l’on parle ici de villes englobées dans les réseaux de la mondialisation : en effet bien des pays connaissent des phénomènes de croissance urbaine démesurée liés à la pauvreté et à l’exode rural, mais il s’agit d’un autre phénomène.

    Constatons cependant qu’un pays peut très bien être plongé en pleine économie mondiale, comme l’Allemagne ou la Suisse, sans avoir développé chez lui une ville-monde. Le Grand Berlin, aussi étendu que l’Île de France mais avec trois millions et demi d’habitants, ne joue absolument pas le même rôle que Paris. Très rares sont les itinéraires professionnels allemands ou suisses qui imposent de passer par Berlin ou Berne !

    On ne peut certes pas tout traiter dans l’abstrait : le Grand Paris n’existe pas, ou pas encore, de façon comparable au Grand Londres. Ivillel existe désormais de nombreuses métropoles chinoises gigantesques, mais l’opacité de l’information dont on dispose est telle que l’on devra les laisser ici de côté.

    Mais notre question est de savoir si Sadiq Khan a raison et s’il est vrai que les véritables parties prenantes et acteurs de la mondialisation sont les villes-monde et, si oui, si elles vont le rester ? De plus en plus peuplées et, si on suit les écologistes et la Mairie de Paris, de plus en plus denses, les villes-monde contribuent-elles de façon décisive au développement mondial sous toutes ses formes, et par là aussi au développement de leur pays dans le contexte d’une économie mondialisée, ou ne sont-elles pas plutôt des parasites qui prospèrent sur l’appauvrissement des espaces environnants (c’était la grande thèse de Mao Tsé-toung, on s’en souvient) ? Ou ne procèdent-elles pas des deux schémas à la fois, insertion dans l’économie mondiale et appauvrissement relatif de leur environnement national, dans des proportions variables selon les cas. Des grandes villes africaines qui pompent beaucoup de substance locale, à New York, dont le rôle mondial n’est certainement pas lié à un appauvrissement quelconque de l’économie américaine, le système fédéral interdisant un pompage des ressources au profit de la ville-monde… Tout cela, après tout, se discute, même s’il est clair que le cas français illustre jusqu’à la caricature le très ancien thème de Paris et le désert français (titre du livre du géographe Jean-François Gravier en 1947, ouvrage aux origines très « Révolution nationale », certainement daté et vigoureusement contesté par les partisans des villes-monde à partir de la fin du siècle dernier), thème qui a retrouvé une actualité avec les délocalisations.

    La province réhabilitée ?

    Mais la pandémie actuelle change la donne. Il ne s’agit plus seulement d’optimisation économique. À Paris, Londres et New York, le taux d’infection par la Covid-19 paraît tourner autour de 20%, beaucoup plus élevé donc qu’ailleurs, ce qui n’est pas en soi étonnant avec une population nombreuse et « dense ». S’il s’agit d’un événement isolé dans l’histoire, comme la grippe « espagnole » de 1918, on pourra tourner la page ; il n’en ira pas de même si la maladie se révèle saisonnière ou endémique, au moins tant qu’on n’aura pas mis au point vaccin ou médicament.

    Par ailleurs, l’expérience actuelle montre que les grandes métropoles « denses » sont très difficiles à confiner, et également à déconfiner, de façon ordonnée et disciplinée. Le cas de Paris, où beaucoup d’habitants résident encore dans le centre (à la différence de Londres) dans de petits logements est particulièrement délicat.

    Il est clair que la crise et ses conséquences de toute nature à long terme vont faire évoluer nos systèmes économiques et notre organisation urbaine. Certains vont jusqu’à dire que la montée du télétravail va rendre la concentration urbaine moins inévitable. Je n’en suis pas sûr, car le télétravail a ses limites, mais d’autres tendances de fond vont probablement jouer dans le même sens.

    Sur le plan économique, on évoque de nécessaires relocalisations, la crise ayant souligné ce que les gens informés savaient, c’est-à-dire notre dépendance à 80% de l’Asie pour les principes actifs des médicaments, et pour bien d’autres « chaînes de valeurs optimisées ». Cela conduirait à une réindustrialisation, au recul en pourcentage du poids des services, accompagnant la mise en place de nouveaux circuits économiques, où les provinces joueraient un rôle plus important, correspondant aussi à de nouveaux besoins et à des changements dans les modèles de consommation et les modes de vie… Un exemple pour me faire comprendre : les Allemands aisés possèdent rarement une résidence secondaire. Ils vivent toute l’année dans des villas avec jardin, dans les banlieues agréables, aérées, verdoyantes, de villes comme Munich, Berlin, Francfort. Et ils rejoignent leur lieu de travail sans problème, dans un réseau de villes moyennes non congestionnées, mais dans le centre desquelles ils ne logent pas. Ce modèle est aussi celui des Britanniques, des Suisses, des Belges, dans une certaine mesure des Italiens. La ville-monde dense n’est pas le seul moyen possible d’organisation de l’économie et de l’espace.

    Revitaliser le territoire

    La ville mondialisée est aussi le lieu de projection idéal des tensions sociales, ethniques, etc., toutes rassemblées et se confortant les unes les autres dans une contestation permanente et avec des explosions de violence, le tout commodément placé sous le regard des médias. La très grande difficulté du maintien de l’ordre dans ces conditions et l’affaiblissement des pouvoirs politiques confrontés à ces phénomènes constituent un facteur essentiel de la situation. Notre actualité depuis 2018 me dispense de développer ce thème…

    Bien entendu, il est tout à fait possible que la mondialisation reprenne après le choc actuel et que les Occidentaux renoncent finalement à relocaliser. C’est la conviction et le vœu de la plupart des spécialistes de ces questions, et c’est l’intérêt des groupes dont le chiffre d’affaires et les financements dépendent en partie, souvent croissante, de la Chine. Mais alors ce serait au profit de cette dernière, capable de faire jouer les « chaînes de valeur » dans son sens, face aux grandes métropoles occidentales appauvries, affaiblies, divisées.

    Une autre voie serait évidemment la relocalisation, en tout cas les relocalisations indispensables au vu de la crise actuelle et pour le développement futur de nos économies (informatique, puces, batteries, etc.). Et un rééquilibrage Paris-province avec une revitalisation concomitante de nos provinces, et une vraie revitalisation, pas la simple délocalisation d’administrations centrales, ou, comme cela s’est produit à partir de la loi de décentralisation de 1982, le renforcement des capitales régionales au détriment du plat-pays. Mais, en particulier pour la France, ce serait l’effort d’une génération…

    Illustration : Rats parisiens dans un jardin public.

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  • La basilique Sainte-Sophie rendue à l’islam comme une arme de guerre, par Annie Laurent.

    Source : https://fr.aleteia.org/

    En rétablissant le statut de mosquée à Sainte-Sophie, le président turc Erdogan entend imposer l’identité et la supériorité musulmanes au monde chrétien. Un choix qui devrait sceller l’arrêt définitif du processus d’intégration de la Turquie dans l’Union européenne.

    2.jpgLe 10 juillet 2020 restera dans l’histoire de la Turquie comme le jour où le culte musulman a été restitué à Sainte-Sophie. Un arrêt pris à cette date par le Conseil d’État a invalidé le décret du 24 novembre 1934 par lequel Mustafa Kemal Atatürk, fondateur de la République turque (1923), avait transformé le prestigieux édifice en « musée offert à l’humanité », qui sera inscrit en 1985 sur la Liste du patrimoine mondial de l’Unesco. Aux yeux de la haute juridiction d’Ankara, Sainte-Sophie (Sagesse divine, Hagia Sophia en grec), basilique byzantine inaugurée en 537 sous le règne de l’empereur Justinien, devenue mosquée après la prise de Constantinople par Mehmet II le Conquérant (29 mai 1453), ne pouvait plus changer d’identité. Atatürk avait donc enfreint un principe sacré pour les musulmans, à savoir qu’un lieu où certains d’entre eux ont prié devient aussitôt « terre d’islam », et ceci pour toujours. 

     

    Une démarche révisionniste

    Son successeur actuel, Recep Tayyip Erdogan, rêvait depuis longtemps d’être celui par qui « justice » serait rendue à Sainte-Sophie (Aya Sofia en turc) et par conséquent au peuple turc. Ce projet s’inscrit d’ailleurs dans une démarche révisionniste entamée alors qu’il était Premier ministre (2003-2014) et amplifiée dès son élection à la tête de l’État, en 2014. Il s’agit d’en finir avec l’héritage kémaliste, trop laïque aux yeux du reïs (chef), en œuvrant à la réislamisation du droit et des mœurs, conformément au programme de sa formation politique, le Parti de la Justice et du Développement (AKP), d’obédience islamiste, et en promouvant la restauration de la fierté ottomane avec l’appui de son allié, le Parti de l’Action nationaliste (MHP). 

    En 2023, année du centenaire de la république, sont prévues des élections générales et Erdogan entend bien obtenir le renouvellement de son mandat. La reconversion de Sainte-Sophie en mosquée devenait donc pressante, compte tenu de l’impact identitaire d’une telle initiative. 

     

    Première prière le 24 juillet

    Sitôt connu l’arrêt du Conseil d’État, Erdogan a retiré l’administration du célèbre édifice au ministère de la Culture et du Tourisme pour la transférer à la Direction des affaires religieuses, la Dyanet, annonçant en outre que la première prière publique aurait lieu le 24 juillet. Sans attendre cette date, l’appel à la prière s’est élevé avec force des quatre minarets qui encadrent l’ancienne basilique byzantine tandis qu’une foule de musulmans se prosternait sur l’esplanade pour accomplir le rite. 

    Pour Erdogan, l’humanité doit savoir que l’Islam vaincra. Dans cette confrontation, Sainte-Sophie, jadis conquise contre une puissance chrétienne, joue un rôle essentiel.

    Le président turc a éclairé le sens profond de sa décision dans une allocution télévisée, prononcée dans la soirée. « Aujourd’hui, la Turquie s’est débarrassée d’une honte. Sainte-Sophie vit à nouveau une de ses résurrections, comme elle en a déjà connu plusieurs. La résurrection de Sainte-Sophie est annonciatrice de la libération de la mosquée El-Aqsa », à Jérusalem. « Elle signifie que le peuple turc, les musulmans et toute l’humanité ont de nouvelles choses à dire au monde. » 

    Imposer la supériorité musulmane

    Ces paroles s’inscrivent dans un contexte de confrontation entre l’Islam et l’univers non musulman. Par son allusion à Jérusalem, le reïs, qui aspire à la restauration du califat dont il se verrait bien titulaire, entend montrer que son pays défend la cause palestinienne au moment où d’influents États arabes, sunnites comme la Turquie, semblent l’avoir abandonnée en laissant les États-Unis gérer la question à leur guise, voire en nouant des relations plus ou moins officielles avec Israël. Plus largement, c’est l’identité et la supériorité musulmanes qu’il s’agit d’imposer partout, à commencer par la Turquie bien sûr où le petit reste chrétien (moins de 1% des 83 millions d’habitants) subit d’incessantes humiliations. Mais cela vaut aussi pour l’Occident, surtout l’Europe où le régime turc finance un nombre croissant de mosquées alors que s’y développe un refus populaire d’admettre la Turquie musulmane dans l’Union européenne. 

    Autrement dit, pour Erdogan, l’humanité doit savoir que l’Islam vaincra. Dans cette confrontation, Sainte-Sophie, jadis conquise contre une puissance chrétienne, joue un rôle essentiel. La mosquée devient une arme de guerre, comme l’écrivait le poète turc Ziya Gökalp (1875-1924) : « Les minarets sont nos baïonnettes, les coupoles nos casernes et les croyants nos soldats. » Pour avoir récité publiquement ce vers en 1998, alors qu’il était maire d’Istanbul, Erdogan avait été destitué de sa fonction par l’armée et condamné à quatre mois de prison pour « incitation à la haine religieuse ». Mais les temps ont changé et il n’a désormais plus rien à craindre de la justice et de l’armée d’un pays placé sous sa tutelle depuis la révision constitutionnelle de 2017 qui confère au chef de l’État un pouvoir absolu. 

    Le geste d’Erdogan place les États et les Églises devant des défis redoutables. Auront-ils le courage de les relever ? 

    Affront au monde chrétien

    La reconversion de Sainte-Sophie inflige un véritable affront au monde chrétien. En témoignent certaines réactions, en particulier au sein de l’Orthodoxie où l’on n’oublie pas l’identité initiale de la basilique. Le gouvernement grec a été le premier à s’exprimer en condamnant « avec la plus grande fermeté la décision de la Turquie », qui constitue une « provocation envers le monde civilisé ». À Moscou, le porte-parole du patriarche Kirill a déclaré : « Nous constatons que l’inquiétude des millions de chrétiens [dans le monde] n’a pas été entendue. » Dans l’Église catholique, c’est la voix du pape François qui a le plus frappé, lorsqu’à la fin de l’Angélus récité place Saint-Pierre le dimanche 12 juillet, il s’est livré à cette confidence improvisée et inattendue de la part d’un Souverain Pontife très engagé dans le « dialogue fraternel » avec l’islam : « Ma pensée va vers Istanbul. Je pense à Sainte-Sophie et je suis très affligé. » 

    Quant aux États occidentaux, certains, parmi lesquels la France, ont désapprouvé le changement de statut de Sainte-Sophie ; l’Union européenne a fait part de ses « regrets ». Mais s’en tenir à des déclarations sans lendemain ne peut que conforter aux yeux d’Ankara la faiblesse de l’Europe alors que cette dernière devrait saisir la provocation d’Erdogan pour lui annoncer officiellement l’arrêt définitif du processus d’intégration de la Turquie dans l’Union. Assurément, le geste d’Erdogan place les États et les Églises devant des défis redoutables. Auront-ils le courage de les relever ? 

  • La tempête annoncée !, par Hilaire de Crémiers.

    Même quand tout devient tragique, ils restent les mêmes.

    La phrase fut lâchée à petit bruit en plein milieu du mois de septembre, au cœur de ce qu’on appelle la « rentrée » où chacun, dans la vie civile comme dans la vie politique, réajuste son programme et son discours : Édouard Philippe, pour se rappeler au bon souvenir des Français et, sans doute, du premier d’entre eux, lançait, lui, l’homme froid et décidé, un avis de tempête. Sobriété de ton, violence du propos.

    hilaire de crémiers.jpgTempête économique, précisait-il, tempête sanitaire, tempête sociale, « tempête à tous égards ». Il ajouta à son énumération sèchement descriptive : « peut-être, une tempête politique ». Comme si cette dernière tempête qui devait mettre le comble à toutes les tempêtes si scrupuleusement annoncées, ne pouvait être, sous forme de subtile probabilité, qu’inéluctablement attendue. Donc supputée, donc anticipée, donc évaluée dans les calculs de la navigation politique, donc, afin de faire bouger les flots et tanguer le navire, secrètement espérée. Image parlante ! Venez, venez, orages désirés !

    Qui a « géré » ?

    L’ancien Premier ministre intervenait publiquement dans une réunion électorale, quelques semaines à peine après son départ de Matignon ; et on se souvient que ce retrait, tout en discrétion et gravité, conçu et réalisé avec soin et diligence dans la très opportune circonstance du deuxième tour des élections municipales, lui permit de récupérer aisément l’Hôtel de Ville du Havre qu’il considère comme « sa » ville, autrement dit comme « son » fief. Il avait maintenu sur ce coin de terre ferme son existence politique, tout en se jetant hors du navire gouvernemental. Il le rappelait à qui de droit !

    Ainsi, sans que personne s’en étonnât – sauf, peut-être, le premier cercle de la macronie –, celui qui a dirigé pendant trois ans le gouvernement de la France s’autorisait à énoncer coram populo sur l’état du pays le plus sévère des jugements et le plus terrible des pronostics.

    Or, que l’on sache, c’est l’état dans lequel lui-même l’a laissé à son successeur, Jean Castex, et dont il est nécessairement et évidemment responsable, lui, au premier chef, tout autant que le président qu’il assurait servir loyalement ; car il servait, disait-il, faisant fi fièrement de sa carrière et rompant intelligemment avec son parti ! C’est lui et nul autre qui prétendait sous la présidence macronienne qu’il ralliait, réformer la France malgré les Français, uniformiser le système des retraites malgré les intéressés, contraindre les citoyens jusque dans leur vie quotidienne par ses décisions technocratiques sans l’avis des élus locaux, provoquant la révolte des Gilets jaunes, mettant le pays sous tension permanente, sans régler pour autant aucun des problèmes de fond qui inquiètent les Français : la sécurité, la lutte contre l’immigration, la liberté d’entreprendre, la moralité publique, le redressement éducatif, la perte catastrophique d’indépendance et de substance de notre pays que la crise elle-même révélait cruellement.

    Enfin, c’est lui qui a « géré », comme on dit maintenant, toute la première phase pour le moins chaotique de cette crise sanitaire où le mensonge d’État a couvert l’incurie administrative et la sottise politique ; c’est lui qui, le premier, a cassé la machine économique française, plombé les finances, alourdi la dette, enfermé les Français dans l’alternative morbide, soit du renoncement à toute activité vitale, soit du risque mortifère de la pandémie généralisée. D’où il semble impossible de sortir encore aujourd’hui, tant l’administration omnipotente aux ordres d’un État inepte a pris l’habitude de tout réglementer au nom de la France et des Français, à la grande fureur d’une partie du peuple qui ne demande qu’à vivre et à travailler, tout autant qu’à la folle inquiétude de l’autre partie qui est savamment terrorisée. Si le pays en est là aujourd’hui, c’est donc en grande partie à lui qu’il le doit, comme à Macron qui, au-dessus de son Premier ministre, s’amusait, lui, comme un gosse immature qui se croit surdoué, à jouer au chef de guerre en se prenant pour Clemenceau !

    Et voilà qu’à Angers, chez son ami Christophe Béchu, Édouard Philippe a renouvelé son analyse et ses pronostics – mais à huis clos – devant un petit parterre d’élus choisis soigneusement, tout en faisant connaître que s’il était toujours loyal, ce n’était qu’à l’égard de ses propres convictions, à savoir, comme il l’a précisé, « l’audace, le dépassement politique et l’ambition réformatrice ».

    L’information ainsi divulguée apprend à qui veut bien comprendre, qu’Édouard Philippe est loyal d’abord envers lui-même, ce qui ouvre des perspectives pour sa propre carrière et pour celle de ses amis. Ce généreux sentiment de loyauté – c’est vraiment admirable ! – est conforté par les bons sondages qui le concernent – c’est ainsi en République – et par la difficulté simultanée qu’éprouve Jean Castex à convaincre les Français dans la poursuite d’une politique qui semble aussi vaine que périlleuse pour l’avenir du pays. La voix de Philippe se fait entendre alors que le parti présidentiel LREM traverse une crise existentielle, accumulant les échecs électoraux, multipliant les querelles internes qui se manifestent en départs tonitruants, tel celui, tout dernièrement, de Pierre Person ; alors que le ministre de la Santé, Olivier Véran, dresse le midi provençal contre la dictature parisienne ; que le garde des Sceaux, Dupond-Moretti, impose aux magistrats ses billevesées d’avocat de gauche, allant jusqu’à nommer Nathalie Roret, sa consoeur avocate, à la tête de l’École Nationale de la Magistrature, jusqu’ à vouloir faire filmer les séances judiciaires au mépris de toute réserve et de toute pudeur. La France est gouvernée par une bande de fous qui cherchent tous à se faire valoir, quel que soit leur parti, ancien, nouveau, LREM, EELV, MoDem avec un Bayrou prêt déjà à trahir le président qui, d’une manière insensée, lui a accordé un commissariat au plan dont l’homme compte bien se servir comme d’un instrument de domination. Même le président s’est mis en colère contre sa bande innombrable de ministres et de sous-ministres qui ne cherchent que leur intérêt.

    Imposture républicaine

    Les prétentions d’Édouard Philippe sont du même ordre et de la même qualité. Il était utile de revenir ici sur son cas. Il est caractéristique du régime dont il est l’émanation, comme Macron, et qu’il utilise à ses fins. C’est ce régime qui est la plaie de la France.

    Macron dénonce « le séparatisme », nouvel euphémisme pour dissimuler l’inaptitude radicale des gouvernants à concevoir le mal qui ravage le pays, en essayant d’hypostasier une République qui ne justifie en fait que leur envie de s’en emparer. Et, dans le même temps, la France apprend que l’auteur du dernier attentat était un faux mineur qui vivait au frais du contribuable, comme tant d’autres, par milliers et qui coûtent des milliards, et qu’il avait son droit de séjour, prêt ainsi à faire venir au titre du regroupement familial d’autres membres de sa tribu.

    En France, aujourd’hui, tout est fraude, tout est absurde. La fraude sociale atteint des sommets comme l’a montré Charles Prats dans son livre Cartel des fraudes, paru chez Ring. Édouard Philippe a couvert de sa prétendue rigueur cet ensemble de monstrueuses politiques. Premier ministre, n’avait-il pas monté un plan d’action pour le département le plus désolé de France, la Seine-Saint-Denis afin de remédier à « ses difficultés hors normes », en accordant, entre autres, 10 000 euros de prime à tout fonctionnaire qui accepterait d’y tenir un poste ? Oh, la bonne République ! Eh bien, le décret d’application n’est même pas signé et les élus locaux sont furieux, comme il se doit. Ce qui n’empêche pas Édouard Philippe de pointer son nez dès maintenant, au cas où la barre du navire serait à nouveau à prendre. Et combien comme lui ? Peut-être même Hidalgo ! Eh oui, c’est possible ! Cependant que tous les comptes publics sont à la dérive et que personne ne sait où en sera la France dans un an !

    Au fond l’institution républicaine ne tient que par l’appétit du pouvoir qu’elle suscite chez ses protagonistes et qui fait que le jeu recommence indéfiniment. Des discours, des discours, des discours ! Words, words, words !

    Macron, Philippe, Véran, Dupond-Moretti, tous quels qu’ils soient, ressemblent à ce préfet de police des Histoires extraordinaires d’Edgar Poe qui, dans sa suffisance, s’imaginant tout savoir et croyant tout comprendre, passait son temps « à nier ce qui est et à expliquer longuement ce qui n’est pas ».

     

    Illustration : Ah ! si une bonne tempête pouvait me faire revenir au pouvoir.

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    Source : https://www.politiquemagazine.fr/

  • L’étonnant bilan de Donald Trump, par Aristide Renou.

    Trump n'a pas changé la législation, il a peine esquissé une nouvelle diplomatie, mais il a affirmé que le politiquement correct était un leurre maléfique et il l'a combattu avec une énergie galvanisante.

    Bien que la bataille juridique ne soit pas terminée, il ne subsiste plus de doute raisonnable sur le fait que Donald Trump quittera la Maison Blanche en janvier prochain. Il est donc approprié de faire un premier bilan de la présidence de cet homme étonnant. Car Trump fut un président étonnant.

    Un président dont les défauts extrêmement visibles, et qui ne se sont jamais atténués, ont eu tendance à cacher à beaucoup d’observateurs – y compris d’ailleurs, dans un premier temps, à votre serviteur – ses quelques qualités très précieuses.

    Trump a accompli beaucoup moins que ce qu’il avait promis, ce qui est évidemment la norme en démocratie, et plus encore aux États-Unis, où le système constitutionnel des checks and balances n’est pas un vain mot. Mais il a accompli beaucoup plus que ce que ses adversaires veulent bien reconnaître.

    Il ne saurait être question, dans le court espace de cet article, de détailler tout ce que son bilan comporte de positif. En matière économique, notamment, le mandat de Trump fut une réussite remarquable, avec une croissance forte et régulière, du type de celle que la France n’a plus connue depuis les années 1960, et surtout une croissance qui a profité aux travailleurs situés en bas de l’échelle salariale, fait inédit depuis des décennies On peut penser que c’est cette réussite économique qui a attiré à lui un nombre étonnamment élevé d’électeurs « issus des minorités » lors de la dernière élection – prouvant au passage l’absurdité des accusations de « racisme » proférées sans cesse à son égard – et qu’elle aurait pu lui assurer une réélection confortable, si l’épidémie de coronavirus ne s’était pas abattue sur le monde.

    Mais, aussi paradoxal que cela puisse paraître de la part d’un homme en apparence si peu porté sur les idées et au discours si peu policé, sa principale réussite est sans doute d’ordre intellectuel. Trump a fait montre de trois qualités essentielles : le patriotisme, le courage et la clairvoyance concernant les enjeux fondamentaux (et l’on pourrait ajouter : le sens de l’humour, car Trump en est abondamment pourvu, fait totalement occulté par la détestation pathologique dont il est l’objet).

    Donald Trump a vu que l’Amérique courait un danger mortel : il a compris qu’une révolution était en cours, la poussée du multiculturalisme, dont l’aboutissement ne peut être que la disparition de la nation américaine et son éclatement en une multitude de « communautés » hostiles, toujours prêtes à se sauter à la gorge.

    Sans doute n’est-ce pas trop difficile à comprendre et sans doute Trump n’est-il pas le seul à avoir posé ce diagnostic. Mais il est le seul à l’avoir dit publiquement avec autant de force et, surtout, il fut le seul homme politique de premier plan à agir conformément à ce qu’exige un tel diagnostic : en se battant de toutes ses forces pour empêcher la disparition de son pays, c’est-à-dire en mettant toute son énergie à réduire à l’impuissance ceux qui veulent le faire disparaître.

    Les États-Unis se trouvent aujourd’hui dans une situation qui, à bien des égards, est l’image inversée de celle qui existait durant les années ayant précédé la guerre de Sécession. Il existe désormais deux Amériques (représentant chacune grosso modo 50 % de l’électorat), qui sont divisées non pas sur ce que le pays devrait faire – ce qui est l’état normal des choses en démocratie – mais sur ce que le pays devrait être ; et même sur le fait qu’il existe réellement une nation américaine.

    Par un étrange renversement, ceux qui dénoncent le « racisme systémique » des États-Unis, et plus généralement de l’Occident, retrouvent les positions qui étaient celles des théoriciens de la sécession des États du Sud. John C. Calhoun, le plus éminent d’entre eux, considérait l’esclavage des Noirs comme un bien positif : Hannah-Jones, qui dirige le « Projet 1619 » lancé par le New-York Times[1], considère cet esclavage comme le péché originel ineffaçable et impardonnable des États-Unis (et de l’Occident), mais Hannah-Jones est d’accord avec John C. Calhoun pour affirmer que « tous les hommes ont été créés égaux » n’est pas une « vérité évidente » mais un mensonge évident. L’un affirmait la supériorité de la race blanche, l’autre affirme implicitement la supériorité de la race noire, tous les deux ont le même projet : remplacer les principes énoncés par la Déclaration d’Indépendance par des principes opposés.

    Et, comme l’avait prédit Abraham Lincoln, « une maison divisée contre elle-même ne saurait subsister ». Les théories racistes de Calhoun ont, très normalement, débouché sur la guerre civile, les théories racistes d’Hannah-Jones et de ses semblables ont déjà créé un climat politique ressemblant très fortement à celui des années 1850 et pourraient, si les choses continuent sur leur lancée, déboucher sur une confrontation armée du même genre.

    Trump a compris tout cela, au moins dans les grandes lignes. Ce qui est déjà très bien. Mais ce qui est mieux encore, il l’a dit ouvertement, carrément. Et en même temps qu’il l’a dit, il a contre-attaqué. C’est-à-dire qu’il a réaffirmé le bien-fondé des principes américains, les bienfaits de l’American Way of Life et la grandeur incomparable des États-Unis. Et il l’a fait sans « si » et sans « mais ». Son fameux slogan de campagne, « Make America Great Again », signifiait que l’Amérique est essentiellement grande et que, si elle est parfois petite, cela ne peut être qu’accidentel et dû à l’action de mauvais gouvernants.

    Bien évidemment, les vrais patriotes de tous pays contesteront que les États-Unis d’Amérique soient « la nation la plus juste et la plus exceptionnelle qui ait jamais existé sur Terre », comme l’a déclaré Donald Trump devant le Mont Rushmore, car ils auront plutôt tendance à penser que cet honneur revient à leur propre nation, mais, s’ils sont clairvoyants, ils approuveront entièrement l’intention de l’ex-président en prononçant ces mots et ils comprendront que cet homme a été, d’une certaine manière, leur porte-parole à tous.

    Trump, par son élection surprise en 2016, par toute sa présidence, et par l’élan populaire remarquable qui s’est porté vers lui au mois de novembre, alors que tous les analystes « sérieux » lui prédisaient une déroute, a prouvé quelque chose de très important. Il a prouvé qu’il était possible de résister à l’avancée du multiculturalisme et de défier les oukases du politiquement correct, qui est le bras armé du multiculturalisme, car qu’est-ce que le politiquement correct si ce n’est l’interdiction de dire du bien de la civilisation occidentale en général et de son propre pays en particulier ?

    Il a prouvé qu’il était possible de refuser en bloc le projet multiculturel et même de l’attaquer frontalement, brutalement et grossièrement, sans se condamner électoralement. Trump a été un refus vivant, parlant, et même parfois éructant, du multiculturalisme, ainsi que du mondialisme qui en est l’ombre portée. Et ce refus a galvanisé tout un petit peuple américain que l’on croyait disparu ou en voie de disparition. Les quatre années de la présidence Trump ont ouvert la perspective, certes lointaine mais réelle, de vaincre le projet multiculturel, au lieu de se laisser étrangler petit à petit comme s’y était résigné le parti Républicain.

    Même vaincu, Donald Trump laisse donc un héritage qui pourra fructifier. Vivifiée par son exemple, la droite américaine pourrait bien se renouveler et faire émerger une nouvelle génération d’hommes politiques qui, peut-être, auront certaines des qualités de Trump sans en avoir les défauts.

    Les vrais patriotes de tous les pays seraient bien inspirés de méditer l’exemple et le bilan de Donald Trump.

     

    [1]. Selon le New York Time, le Projet 1619 vise à « recadrer l’histoire du pays, à comprendre 1619 comme notre véritable fondation. Autrement dit, placer les conséquences de l’esclavage et les contributions des noirs américains au centre même du récit de notre identité ». Le « Projet » a été publié en 2019 à l’occasion du 400e anniversaire de la première arrivée d’esclaves africains à Port Comfort en Virginie, une colonie britannique d’Amérique du Nord.

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    Source : https://www.politiquemagazine.fr/

  • POUTINE MANŒUVRE : CHAPEAU, CAMARADE !, par Georges-Henri Soutou.

    Alors même que tout paraît fragile dans la position internationale de la Russie, dont la personnalité de Poutine elle-même, il apparaît que celui-ci négocie au mieux des intérêts de son pays en équilibrant sans cesse son jeu d'influences.

    6.jpgLe président Poutine traverse une mauvaise passe : son opposant Navalny l’accuse de tentative de meurtre par empoisonnement, et reçoit le soutien d’une grande partie des opinions publiques et des gouvernements occidentaux. Son allié difficile, mais allié essentiel quand même, le président Loukachenko de Biélorussie, est en butte à une très forte contestation. Un autre allié géopolitique essentiel, le Kirghizstan, traverse une grave crise politique, la foule étant descendue dans la rue contre le président à la suite d’élections qu’elle l’accuse d’avoir truquées, sans que Moscou, pour la première fois, n’arrive à faire triompher d’emblée son protégé, le président Sooronbaï Jeenbekov. C’est le modèle de « démocratie dirigée » à la Poutine qui, dans l’espace ex-soviétique, paraît en difficulté. Le voisinage de la Russie s’enflamme.

    La Turquie pose à Moscou des problèmes croissants, de la Libye à la Syrie et au Nagorny-Karabakh, où elle soutient l’offensive de l’Azerbaïdjan contre les Arméniens, protégés traditionnels de Moscou. Or la Russie n’arrive pas à organiser un cessez-le feu entre ces deux composantes de l’ancienne URSS. La Turquie et la Russie sont dans ces trois cas dans des camps opposés, alors pourtant qu’ils ont beaucoup de points de contacts, de la Mer Noire au Caucase, des intérêts proches sur bien des questions, de l’endiguement de l’Iran au transit du gaz d’Asie centrale. Un problème pressant pour Poutine est sans doute l’état de sa relation avec Ankara, alors que l’on pensait qu’il avait réussi là à bâtir un véritable partenariat stratégique, avec en outre d’importantes livraisons d’armes à un membre de l’OTAN.

    Turquie, Chine, des relations compliquées

    En effet les oppositions entre les deux pays, comme à propos de la Libye, voire les incidents armés graves, comme en Syrie, restaient du point de vue de Moscou gérables, car fondamentalement la Turquie et la Russie s’épaulaient de fait pour écarter les interventions américaines ou européennes. Mais le Nagorny-Karabakh, c’est autre chose. Cette région est depuis le XIXe siècle dans la mouvance russe, sous telle ou telle forme. L’intervention d’Erdogan, avec l’envoi d’armes et de « volontaires » syriens, ne peut pas être tolérée par Poutine, ou en tout cas lui pose un problème considérable.

    Mais ce n’est pas le seul. La Chine progresse sur tous les plans : l’entente Moscou-Pékin, constamment réaffirmée dans le « partenariat de Shangaï » et par des manœuvres militaires ostentatoires, existe toujours, mais la relation entre les deux pays risque de devenir de plus en plus déséquilibrée. Quant aux relations avec Washington, elles risquent d’être davantage tendues si Joe Biden devient président, du moins c’est ce que beaucoup pensent. Globalement, la situation internationale de Moscou paraît nettement moins favorable qu’il y a un an, alors que les problèmes structurels de l’économie et de la société soviétiques ne s’approchent toujours pas d’une solution.

    Pendant ce temps, la population et l’économie sont durement touchées par la pandémie et par les incertitudes sur les prix du pétrole. Arriverait-on à la fin de la période des succès poutiniens, commencée en gros avec les attentats du 11 septembre 2001 et leurs conséquences, quand les États-Unis ont soudain eu besoin de la Russie ?

    Une constitution syncrétique

    Pour ma part, je ne le pense pas. Tout d’abord, sa situation intérieure est certes moins bonne qu’après l’annexion de la Crimée en 2014, mais Poutine n’est pas déstabilisé. La nouvelle constitution qu’il a fait adopter lui permet de rester en fonction jusqu’en 2036, mais ce n’est pas le plus important. Ce qui est important, c’est qu’elle grave dans le marbre sa conception de la Russie, de même que la constitution soviétique de 1936 proclamait et sacralisait la vision de l’URSS de Staline, et celle de 1977 celle de Brejnev. C’est une constitution syncrétique, qui incorpore toutes les traditions politiques russes, de la Russie impériale (« orthodoxie, autocratie, narodnost », c’est-à-dire « esprit national » – russe, bien sûr) mais aussi l’héritage stalino-bréjnévien et l’expérience des années Eltsine.

    Le nouvel État russe se présente come la synthèse de tous les ordres politiques précédents. Les nombreux peuples de la Fédération de Russie sont liés par la culture russe. La constitution mentionne explicitement, avec valeur constitutionnelle, la « langue du peuple qui porte l’État », les « mille ans d’histoire » depuis la Rus de Kiev, et donc l’appartenance de l’Ukraine, et enfin la « croyance en Dieu ». Tout cela évoque des échos considérables en Russie, au-delà des cercles poutiniens au sens strict, et on peut penser que même le départ de Poutine ne suffirait pas à éliminer cette profonde forme de conscience nationale.

    Poutine gère

    Donc Poutine gère sa situation intérieure. Pour la politique extérieure, et selon les leçons de ses prédécesseurs soviétiques, il commence par s’occuper des crises de l’« étranger proche » (les anciennes républiques soviétiques dans le langage de Moscou) avant de se mêler des affaires de la Terre entière ou de porter un message « mondial ». Même s’il ne manque pas de préserver le capital d’influence russe, en particulier en Afrique et en Amérique latine – et en Europe, par les moyens de l’aide économique ou de propagande raffinée que l’on connaît.

    Commençons par la Biélorussie : Moscou soutient Loukachenko avec des crédits et sans doute une aide des services de sécurité, et en même temps il a certainement suggéré un scénario digne d’un opéra russe du XIXe siècle que Staline n’aurait pas récusé : le président est allé rendre visite à des leaders de l’opposition emprisonnés, sur leur lieu de détention (des opposants bien sûr judicieusement choisis), et s’est entretenu avec eux de la situation pendant des heures. On verra les conséquences à plus long terme, mais dans l’immédiat il est évident que leur crédibilité d’opposants ne peut qu’en être affectée. Le plus important étant d’ailleurs que pour les Biélorusses l’opposition à Loukachenko ne signifie pas nécessairement opposition à la Russie.

    Au Kirghizstan également Moscou a repris la main, en envoyant à la mi-octobre un émissaire qui a joué un rôle de médiateur entre le président et le parlement nouvellement élu : finalement le président Sooronbaï Jeenbekov a accepté de nommer comme premier ministre le candidat de l’opposition, Sadyr Japarov, le vainqueur des dernières élections, dont il ne voulait pas au début. Le parlement a accepté cette désignation et la crise semble pour le moment calmée.

    Les incendies les plus proches étant sinon éteints du moins maîtrisés, Poutine a plus d’air pour s’occuper du reste. L’Union européenne d’abord : certes, elle a pris des sanctions contre des proches de Poutine (affaire Navalny) ou de Loukachenko, mais des sanctions en fait limitées. Elle ne remet pas en cause le projet de gazoduc « à travers la Baltique Nord Stream 2, malgré la très vive opposition américaine, ni le fait qu’elle va rester longtemps très dépendante du gaz et du pétrole russes. Pour Moscou, l’essentiel est sauf.

    Se porter sur les points d’équilibre

    En ce qui concerne les États-Unis, quel que soit le prochain vainqueur des élections, leur adversaire géopolitique numéro un sera la Chine, la Russie subira peut-être davantage de rebuffades avec Biden qu’avec Trump, elle fera toujours l’objet de discours sur les droits de l’homme ou la nécessité de l’écarter de l’Ukraine, etc., mais dans le triangle essentiel Washington-Pékin-Moscou, Poutine pourra sans doute continuer son discret jeu de bascule.

    Notons-en un élément tout récent : Moscou vient de s’entendre avec l’Arabie saoudite en vue d’une position commune au sein de l’OPEP, solidarité qu’elle avait en général écartée jusqu’à présent. Comme en même temps Ryad est l’un des principaux artisans de la coalition des pays arabes contre la Turquie, et considère celle-ci désormais comme plus dangereuse pour l’Islam sunnite que l’Iran, on voit bien ce qui pourrait venir : un nouveau rééquilibrage de Moscou en faveur de Téhéran, afin de faire pression sur la Turquie. Ou de se poser à nouveau (c’est en effet déjà arrivé) en médiateur entre les deux.

    La Russie n’a pas énormément de moyens de puissance, mais elle en joue efficacement en se portant sur les points d’équilibre où elle peut faire pencher le fléau de la balance. Et sa stratégie préférée, on l’a vu, c’est la médiation, le rôle de l’« honnête courtier », comme disait Bismarck, expert en la matière. C’est un art que les Occidentaux semblent avoir perdu, mais que maîtrise Poutine, bien sûr à sa manière. Mais le Conseil des Droits de l’Homme de l’ONU vient d’élire la Russie en son sein, avec la Chine et Cuba ! Que peut-on souhaiter de mieux ?

     

    Illustration : « Honnête courtier » méditant la meilleure offre à faire à ses partenaires.

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    Source : https://www.politiquemagazine.fr/

  • Alain de Benoist : « Immigration, comment le pape François nous trompe… ».

    Le moins qu’on puisse dire est que Tutti fratelli, la dernière encyclique du , n’a pas fait l’unanimité dans le monde catholique. Surtout quand il affirme s’être senti encouragé par le grand imam Ahmed el Tayyeb, rencontré à Abou Dabi. Votre sentiment ?

    Venant après Lumen fidei et Laudato si’, la troisième encyclique du pape François se présente comme une interminable admonestation politique qui appelle à « penser à une autre humanité », où chacun aurait le droit de « se réaliser intégralement comme personne ». Cela impliquerait, notamment, le droit des immigrés à s’installer où ils veulent, quand ils veulent et en aussi grand nombre que cela leur convient. C’est ainsi qu’on jetterait les bases de la « fraternité universelle ». Le pape a apparemment oublié que l’histoire de la fraternité commence mal, en l’occurrence avec le meurtre d’Abel par son frère Caïn (Gn 4, 8).

    Cela dit, le pape François a des arguments théologiques à faire valoir. Dans le monothéisme, le Dieu unique est le « Père » de tous les hommes, puisque tous les hommes sont appelés à l’adorer. Tous les fils de ce Père peuvent donc être considérés comme des frères. C’est le fondement de l’universalisme chrétien : le peuple de Dieu ne connaît pas de frontières. Les différences d’appartenance, d’origine ou de sexe sont insignifiantes aux yeux de Dieu : « Il n’y a ni Juif ni grec, il n’y a ni homme ni femme, car tous vous ne faites qu’un dans le Christ » (Ga 3, 28). L’homme appartient à l’humanité de façon immédiate, et non plus, comme on le considérait dans l’Antiquité, de façon médiate, par l’intermédiaire d’un peuple ou d’une culture (pour le pape, le peuple est une « catégorie mythique »).

    Quand on déclare considérer quelqu’un « comme un frère », la référence est évidemment le frère réel, le frère de sang. Rien de tel chez François qui peut, ici, se réclamer de l’exemple de Jésus dans l’un des plus célèbres épisodes des Évangiles. La famille de Jésus se rend auprès de l’endroit où il prêche afin de se saisir de lui, considérant qu’il « a perdu le sens (elegon gar oti exestè) » : « Il y avait une foule assise autour de lui et on lui dit : “Voilà que ta mère et tes frères et tes sœurs sont là dehors qui te cherchent”. Il leur répond : “Qui est ma mère ? Et [qui] mes frères ?” Et, promenant son regard sur ceux qui étaient assis en rond autour de lui, il dit : “Voici ma mère et mes frères. Quiconque fait la volonté de Dieu, celui-là m’est un frère et une sœur et une mère” » (Mc 3, 20-35). La supériorité de la fraternité spirituelle sur la fraternité biologique est très clairement affirmée. Destitution du charnel au profit du spirituel, de la nature au nom de la culture, du sang au profit de l’esprit.

    C’est dans cet esprit que le pape François ne veut, dans l’immigration, que considérer l’intérêt des migrants. Il l’avait déjà dit auparavant : pour lui, « la sécurité des migrants doit toujours passer systématiquement avant la sécurité nationale ». La sécurité des populations d’accueil passe après. François met, ici, ses pas dans l’Épître à Diognète, lettre d’un chrétien anonyme de la fin du IIe siècle : « Les chrétiens ne se distinguent des autres hommes ni par le pays, ni par le langage, ni par les coutumes […] Toute terre étrangère leur est une patrie, et toute patrie leur est une terre étrangère. »

    Mais quel sens exact faut-il donner au mot « fraternité » ?

    Dans la devise républicaine, la « fraternité » est une valeur morale, pas un principe politique. Si on veut l’utiliser comme principe politique, on va au-devant de tous les contresens. Il y a quelques mois, des juristes n’ont pas hésité à se référer au principe de « fraternité » pour légitimer l’action des passeurs qui font traverser nos frontières à des immigrés clandestins. C’est évidemment une perversion des textes.

    Le ressort de la fraternité, pour le pape François, réside dans l’agapè, qui est la forme chrétienne de l’amour. Sa traduction latine par caritas (« charité ») n’en exprime pas tout le sens. L’agapè est avant tout une disposition d’esprit qui doit entretenir l’ouverture à l’Autre quel que soit cet Autre. C’est un amour universel, sans destinataire singulier, un amour pour tout homme au seul motif qu’il est un homme, un amour inconditionnel aussi, qui n’attend rien en retour.

    En proclamant que « nous sommes tous frères », François se rallie à une conception totalement irréaliste des rapports sociaux. Il croit qu’il n’y aura plus de guerres quand tous les hommes regarderont « tout être humain comme un frère ou une sœur ». Il croit que la politique se ramène à la morale, qui se ramène elle-même à l’« amour ». Il confond la morale publique et la morale privée, qui ne se situent nullement sur le même plan : accorder mon hospitalité personnelle à un étranger est une chose, en faire venir des millions dans un pays au point d’en altérer l’identité en est une autre. En conclusion, il n’hésite pas à plaider pour une « organisation mondiale dotée d’autorité » qui supprimerait toutes les frontières et toutes les souverainetés nationales.

    Cette encyclique est aussi, pour le pape, une nouvelle occasion de critiquer notre système marchand, tout en appelant de ses vœux un « monde ouvert ». N’est-ce pas une contradiction majeure, quand ce n’est pas un appel à la déferlante migratoire ?

    C’est, bien sûr, une totale inconséquence, puisque le capitalisme libéral, que le pape François stigmatise par ailleurs – et à juste titre –, ne cesse de réclamer la libre circulation des hommes et des marchandises (« laissez faire, laissez passer »). En bonne logique libérale, rien n’est plus « ouvert » qu’un marché ! Affirmer que les migrants ont droit de s’installer où bon leur semble – Benoît XVI proclamait déjà le « droit humain fondamental de chacun de s’établir là où il l’estime le plus opportun » –, c’est très exactement reprendre un mot d’ordre libéral.

    Le pape se contredit encore quand il appelle à abattre les murs, en oubliant que leur fonction première n’est pas d’exclure mais de protéger. En prenant position pour une solidarité sans frontières qui existerait à l’état potentiel chez tous les hommes au seul motif qu’ils sont humains, il montre qu’il ne comprend pas qu’il n’y a de fraternité possible, au sens de la philia aristotélicienne (l’amitié politique et sociale), qu’à la condition qu’elle soit circonscrite dans des limites bien définies. De même le « bien commun universel » n’est-il qu’une illusion : il n’y a pas de bien commun pensable que limité à ceux qui partagent concrètement ce commun, à savoir les communautés politiquement et culturellement présentes à elles-mêmes.

    Le pape présente l’humanité unifiée comme un but à atteindre (« rêvons en tant qu’une seule et même humanité »), la cité cosmopolitique comme une rédemption, comme si la division du monde en nations, en cultures et en peuples était un accident historique qu’il serait possible d’effacer. Sa « fraternité universelle » n’est, en fait, qu’un vœu pieux dénué de sens, sous-tendu par l’obsession de l’unique, de la fusion, de la disparition de tout ce qui sépare et donc distingue. Compte tenu de ce que sont les hommes réels, autant prôner la « fraternité » de la gazelle et du lion ! Jean-Baptiste Carrier, en 1793, disait massacrer les Vendéens « par principe d’humanité ». Carl Schmitt, citant Proudhon, ajoutait : « Qui dit humanité, veut tromper. » François trompe énormément.

     

    Alain de Benoist

    Intellectuel, philosophe et politologue
     
  • À l’ombre du Croissant, par Rainer Leonhardt.

    La conquête du Haut-Karabagh (ou Artsakh) par Ilham Aliyev, président musulman de l'Azerbaïdjan, ne peut se comprendre que dans une perspective panturquiste, dont les Arméniens ont été les constantes victimes.

    Suite à l’instauration de la domination turque ottomane et perse séfévide, les Arméniens ont subi une oppression culturelle, religieuse et juridique qui a duré plusieurs siècles. La Russie, quand elle a conquis le Caucase, n’a guère non plus été favorable aux Arméniens, allant même jusqu’à favoriser les Azéris (groupe ethnique d’origine turcique) lors des premiers pogroms anti-arméniens de 1905. Dans ce contexte et face à l’oppression très dure exercée par la domination musulmane contre les Arméniens sous l’empire ottoman, qui s’est intensifiée dans la seconde moitié du XIXe siècle, le mouvement national arménien du XIXe siècle a conjugué revendication de la liberté du peuple arménien, émancipation sociale et autodéfense. Cependant l’oppression subie par les Arméniens dans l’empire ottoman s’est encore accrue avec les massacres hamidiens entre 1894 et 1896. Enfin, le génocide accompli par la mouvance proto-fasciste des Jeunes-Turcs s’est traduit par l’élimination des hommes et une « turquisation » accompagnée d’une islamisation ciblant les jeunes filles et les enfants dans une logique mêlant mobiles esclavagistes et absorption culturelle par un déracinement complet visant à « reprogrammer » une population au préalable traumatisée.

    Pris entre la Turquie et la pression des bolcheviks, le mouvement national arménien dut concéder en 1921 la transformation de l’Arménie en République soviétique et la perte d’une grande partie des territoires historiquement arméniens. En 1921, le Nakhitchevan (à population majoritairement d’origine turque) et le Haut-Karabagh, ou Artsakh (à claire majorité arménienne) ont été l’un et l’autre attribués à l’Azerbaïdjan.

    Dans le contexte de l’effondrement de l’URSS, l’Arménie et l’Azerbaïdjan sont entrés en conflit suite à des pogroms de la population arménienne à Soumgait et à Bakou, et à une volonté azerbaïdjanaise de « désarméniser » l’Artsakh. Dans une guerre de cinq ans, l’héroïsme des combattants arméniens a permis la libération de l’Artsakh et l’établissement d’un territoire continu entre l’Artsakh et l’Arménie, en 1994. Cependant l’Azerbaïdjan n’a jamais accepté la perte de l’Artsakh et des territoires environnants. Pendant les quinze années suivantes, la position de l’Azerbaïdjan s’est renforcée grâce au pétrole de la mer Caspienne et à une démographie dynamique, là où celle de l’Arménie était stagnante, ce qui a mécaniquement augmenté les effectifs mobilisables de l’Azerbaïdjan.

    En septembre 2020, le président de la République azerbaïdjanais Ilham Aliyev, dont la dictature raciste a toujours alimenté la haine des Arméniens, a lancé une opération militaire pour conquérir l’Artsakh. L’armée azérie a bénéficié d’un soutien direct de la Turquie, de drones israéliens et de mercenaires panturquistes ou islamistes syriens que la Turquie a transférés en Azerbaïdjan. Face à cela l’Arménie n’a reçu qu’un soutien verbal (et encore) de la part des pays européens. La Russie a joué un rôle ambigu, priorisant ses intérêts nationaux et obtenant ainsi de pouvoir réimplanter ses forces militaires dans le Sud-Caucase comme forces d’interposition.

    L’expansionnisme néo-ottoman et le panturquisme

    Pourquoi la Turquie a-t-elle soutenu très directement l’Azerbaïdjan ? La synthèse turco-islamique a été théorisée par l’extrême droite turque dans les années 70 et adoptée par le régime militaire turc des années 80. Celle-ci considère la Turquie comme la synthèse de la culture turque d’Asie centrale et de l’islam. Malgré des différences avec le kémalisme, qui était hostile à l’expression de l’islam dans l’espace public, elle le rejoint dans la définition de l’ami et de l’ennemi, le kémalisme ayant en pratique défini le Turc comme musulman non-arabe et ayant parachevé le génocide de la population chrétienne d’Asie mineure opéré par les unionistes. Cela ainsi que la vision de l’extrême droite turque fantasmant sur le « touranisme » (unifiant tous les pays turcophones) a entraîné de nettes ambitions de ces milieux en 1990 autour de l’Azerbaïdjan et de l’Asie centrale. Dès 1920, les unionistes ont dirigé une « armée de l’Islam » visant à éliminer la présence arménienne et chrétienne dans le Caucase.

    Le Parti de la justice et du développement (AKP), au pouvoir depuis 2002, a activé un autre référentiel néo-ottoman centré sur la Turquie comme pays leader du monde musulman. Cependant, à partir du coup d’état raté de 2015 et du rapprochement entre l’AKP islamiste et le MHP nationaliste et panturquiste, ces deux discours ont fusionné, fusion facilitée par le fait que la synthèse turco-islamique définit l’islam comme une composante cruciale de l’identité turque.

    Le silence de l’UE

    L’UE est restée inactive, dans le meilleur des cas. Des intérêts économiques et la peur de l’arrivée de migrants que la Turquie retient sur son sol (car les pays de l’UE ne veulent ni les voir arriver, ni les repousser eux-mêmes) ont certes paralysé l’UE. Mais des facteurs plus profonds ont pu jouer. Certains pays comme la Hongrie fantasment une identité commune « turcomongole » avec la Turquie qui amène des courants néo-païens (tengristes) locaux à se sentir proches de la vision identitaire et géopolitique de la Turquie en « oubliant » que la définition turque inclut un référentiel islamique. Enfin et surtout l’UE a peur d’une diaspora turque massivement liée à son pays d’origine et à l’idéologie au pouvoir, organisée et prête à l’action de rue. Il y avait un million et demi d’électeurs turcs en Allemagne à la dernière élection turque. Parmi ceux ayant voté, soit la moitié, les deux tiers ont voté pour Erdogan et pour l’alliance AKP-MHP. L’UE, conçue pour sortir de l’histoire par l’empire du droit et du commerce, redécouvre un monde géopolitique de froids rapports de force qui l’effare et l’effraye.

    Les penseurs libéraux qui, tel Olivier Roy, disent que l’Arménie a eu tort de compter sur une solidarité chrétienne avec la Russie, ont raison. Mais la géopolitique peut être guidée par des sympathies religieuses, civilisationnelles ou idéologiques si les courants portant sont assez forts. Nous devons réveiller en nous ce patriotisme chrétien, dont parle René Grousset dans L’épopée des croisades, et lui donner des applications concrètes.

    Les dernières prises de décision

    Des appels se multiplient à la reconnaissance de l’Artsakh par les pays occidentaux (dont on peut noter qu’ils ont été plus prompts à reconnaître le Kosovo). Une telle reconnaissance renforcerait la position géopolitique de l’Arménie. La Russie, quant à elle, semble considérer que sa position lui a été bénéfique. On peut espérer qu’elle se place dans une logique d’opposition à la Turquie, qui l’amènerait à soutenir l’Arménie. Enfin la Turquie, tout en se félicitant dans une exaltation islamo-nationaliste des succès azéris (qui, selon Erdogan, permettent au Haut-Karabagh de « reprendre sa place à l’ombre du croissant »), insiste pour établir un centre de contrôle conjoint du cessez-le-feu avec la Russie, dont on peut espérer qu’il ne sera pas situé sur le territoire historique de l’Artsakh.

     

    Illustration : Les morts du Haut-Karabagh auront-ils des tombes ? Les Azéris détruisent systématiquement les traces de l’héritage arménien, y compris les cimetières, comme celui de Djoulfa, transformé en terrain militaire.

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    Source : https://www.politiquemagazine.fr/