Jean-Paul Brighelli : «Comment peut-on enseigner avec un masque?».
Un enseignant de physique fait cours à une classe de 6ème. DANIEL LEAL-OLIVAS/AFP
Source : https://www.lefigaro.fr/vox/
Le ministre de l’Éducation nationale Jean-Michel Blanquer a finalement annoncé que l’obligation de porter le masque concerne tous les enseignants, y compris en maternelle. Les relations entre les élèves et leur professeur s’en trouveront affaiblis regrette l’enseignant et essayiste Jean-Paul Brighelli.
Peut-être vous rappelez-vous les travaux de Gregory Bateson et de l’École de Palo-Alto, qui ont renouvelé grandement la théorie de la communication. Ils ont fait émerger la notion de double bind, la double contrainte — même si la traduction française évacue le nœud qui était central dans l’expression américaine. C’est bien dommage, parce que la double contrainte est au cœur des processus tragiques: si Phèdre parle, elle meurt, et si elle ne parle pas, elle meurt. Ou, si l’on préfère un exemple moins dramatique, c’est ce qui arrive à ce légionnaire romain sommé, dans Astérix en Corse, de dire que la sœur du chef corse lui plaît (et alors on le tue) ou qu’elle ne lui plaît pas — et alors on le tue.
Nous en sommes là, avec cette histoire de masque. Si nous le portons en cours, nous sommes ridicules (et parfois inquiétants, avec les plus petits), inaudibles, inopérants. Surtout avec les élèves «décrocheurs», avec les plus démunis, qui ont besoin de la présence physique du maître, qui leur a tant manqué depuis la mi-mars. Si nous ne le portons pas, nous risquons d’attraper ou de transmettre cette étrange maladie qui tue de préférence les vieux et épargne les jeunes — au fond, le Covid, c’est le Temps.
Pour remplir l’espace d’une classe, 300m3 en moyenne, il faut forcer sur sa voix. Pour le faire avec un masque, il faut crier plus fort.
J’ai analysé par ailleurs l’impossibilité pratique d’enseigner masqué, du point de vue de la communication. La même école de Palo-Alto a particulièrement travaillé sur ce que Edward T. Hall nomme fort joliment «le langage silencieux»: le non-verbal constitue plus de 50% de la communication. Quel enseignant peut accepter que la moitié de son enseignement disparaisse dans les limbes? Sans compter que nombre de gens (et donc d’élèves) sont prioritairement des visuels: ceux qui disent «je ne peux pas le voir» sont bien plus nombreux que ceux qui affirment «je ne peux pas le sentir». Ces élèves lisent sur nos visages les données complémentaires qui donnent sens au discours. Sans elles, nous aurons la sensibilité et l’expressivité d’un GPS.
Parce qu’il en est de l’enseignement comme de la séduction. Tout participe au processus. Croyez-vous que Juliette eût aimé Roméo si l’héritier des Montaigu avait porté un masque — surtout un masque de type chirurgical…
Mais il est vrai que les médecins, qui n’ont pas été à pareille fête depuis bien longtemps, voudraient même imposer le masque jusque dans les alcôves…
Le masque «mange» une partie des sons, et obligera l’enseignant à parler encore plus fort. Je supplie le lecteur de me croire sur parole: pour remplir l’espace d’une classe, 300m3 en moyenne, il faut forcer sur sa voix. Pour le faire avec un masque, il faut crier plus fort. Pour ramener un peu d’ordre quand Kevin fait le pitre — non, rien ne convaincra Kevin, si l’enseignant le lui dit à travers son masque. Sans compter qu’en quelques minutes, le tissu se charge d’humidité. Et colle aux lèvres, au nez, aux joues. L’horreur.
C’est en lisant, littéralement, sur les visages que les règles d’accord du COD ou le théorème de Pythagore sont ou ne sont pas compris que l’on infléchit son cours, que l’on reprend la démonstration, en se répétant sous une autre forme.
On objecte volontiers qu’un chirurgien opère parfois plusieurs heures avec un masque. Mais il ne déclame pas en même temps! C’est une chose de se promener masqué — et c’est déjà une contrainte douloureuse. C’est tout autre chose de parler, à jet continu, pendant des heures, avec un masque en travers du visage.
Et encore s’agit-il là du rapport de l’enseignant à l’élève. En sens inverse, des élèves masqués ne manifestent rien, du point de vue de l’enseignant. Or, c’est sur le visage des élèves qu’on lit leur degré de compréhension ou d’effarement — pas autrement. Il est rare que celui qui ne comprend pas lève la main pour le dire — cela le distinguerait trop du groupe. C’est en lisant, littéralement, sur les visages que les règles d’accord du COD ou le théorème de Pythagore (ou celui de Poincaré-Bendixon) sont ou ne sont pas compris que l’on infléchit son cours, que l’on reprend la démonstration, en se répétant sous une autre forme, que l’on travaille tel ou tel segment de la classe — car il arrive que les élèves en difficulté se regroupent, d’instinct. Il en est de même au théâtre, où l’acteur saisit, par une série de signes imperceptibles, que les spectateurs à droite de la scène n’entrent pas dans la pièce, et qu’il faut modifier légèrement sa position pour travailler ces groupes rétifs.
Il est en pratique non seulement impossible, mais surtout contre-productif, d’enseigner masqué. J’entends bien que le nombre d’élèves par classe interdit la «distanciation» physique ; que les élèves ne doivent pas se toucher, ni échanger leurs stylos (essayez un peu de les empêcher de tripoter ce qui se trouve sur le bureau du voisin). Mais si l’on veut rattraper ces cinq mois perdus, il faut enseigner, enseigner à fond, enseigner de toutes ses forces — et pas se réfugier derrière des prétexte prophylactiques pour ne faire que la moitié du travail.
La moitié d’un enseignement, ce n’est pas de l’enseignement. Une demi-transmission, c’est pas de transmission du tout.
Parce que la moitié d’un enseignement, ce n’est pas de l’enseignement. Une demi-transmission, c’est pas de transmission du tout.
Les pédagogues professionnels conseillent donc de remplacer les expressions de visage par une gestuelle plus accentuée. Le mime Marceau reprend du service! Mais le geste, il est déjà là, il est l’un des artefacts majeurs de la communication silencieuse. Il vient à l’appui du visage — sauf qu’avec un masque, il n’y aura plus de visage. C’est l’homme invisible professeur.
La rentrée sera complexe. Certains enseignants en sont déjà à refuser les copies — sinon par informatique — afin de ne pas risquer peut-être de se contaminer avec du papier que des gosses peut-être porteurs de virus auront touché. Les réseaux sociaux vibrent de conversations sur le temps de purgatoire du papier (48 heures? 72 heures?). Faudra-t-il aussi porter des gants? Une combinaison de cosmonaute, peut-être… L’ombre du «cluster» plane déjà, par anticipation, sur les lieux scolaires. Et qu’en sera-t-il, quand au Covid se rajouteront la grippe ou les gastros saisonnières? L’enseignement français est-il condamné au «distanciel» désormais? Quitte à accroître inexorablement le nombre des «décrocheurs»…
Les professeurs (et leurs représentants syndicaux, qui depuis la mi-mai ont fait de la surenchère sécuritaire, et passaient avec un mètre-ruban vérifier que les tables étaient bien à distance réglementaire — au lieu de faire cours) qui choisiront d’enseigner masqués, quitte à être inaudibles et en fin de compte inutiles, devraient se méfier. Si le ministère se met à penser comme eux, et finit par croire que la solution du problème passe par Internet, il n’aura plus besoin de 850 000 enseignants: quelques centaines triés par leur capacité à créer des tutoriels sur YouTube, feront tout aussi bien le boulot.
Agrégé de Lettres modernes, ancien élève de l’École normale supérieure de Saint- Cloud, Jean-Paul Brighelli est enseignant à Marseille, essayiste et spécialiste des questions d’éducation. Il est l’auteur de La fabrique du crétin (éd. Jean-Claude Gawsewitch, 2005) et de Voltaire ou le Jihad, le suicide de la culture occidentale (éd. de l’Archipel, 2015).