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POUTINE MANŒUVRE : CHAPEAU, CAMARADE !, par Georges-Henri Soutou.

Alors même que tout paraît fragile dans la position internationale de la Russie, dont la personnalité de Poutine elle-même, il apparaît que celui-ci négocie au mieux des intérêts de son pays en équilibrant sans cesse son jeu d'influences.

6.jpgLe président Poutine traverse une mauvaise passe : son opposant Navalny l’accuse de tentative de meurtre par empoisonnement, et reçoit le soutien d’une grande partie des opinions publiques et des gouvernements occidentaux. Son allié difficile, mais allié essentiel quand même, le président Loukachenko de Biélorussie, est en butte à une très forte contestation. Un autre allié géopolitique essentiel, le Kirghizstan, traverse une grave crise politique, la foule étant descendue dans la rue contre le président à la suite d’élections qu’elle l’accuse d’avoir truquées, sans que Moscou, pour la première fois, n’arrive à faire triompher d’emblée son protégé, le président Sooronbaï Jeenbekov. C’est le modèle de « démocratie dirigée » à la Poutine qui, dans l’espace ex-soviétique, paraît en difficulté. Le voisinage de la Russie s’enflamme.

La Turquie pose à Moscou des problèmes croissants, de la Libye à la Syrie et au Nagorny-Karabakh, où elle soutient l’offensive de l’Azerbaïdjan contre les Arméniens, protégés traditionnels de Moscou. Or la Russie n’arrive pas à organiser un cessez-le feu entre ces deux composantes de l’ancienne URSS. La Turquie et la Russie sont dans ces trois cas dans des camps opposés, alors pourtant qu’ils ont beaucoup de points de contacts, de la Mer Noire au Caucase, des intérêts proches sur bien des questions, de l’endiguement de l’Iran au transit du gaz d’Asie centrale. Un problème pressant pour Poutine est sans doute l’état de sa relation avec Ankara, alors que l’on pensait qu’il avait réussi là à bâtir un véritable partenariat stratégique, avec en outre d’importantes livraisons d’armes à un membre de l’OTAN.

Turquie, Chine, des relations compliquées

En effet les oppositions entre les deux pays, comme à propos de la Libye, voire les incidents armés graves, comme en Syrie, restaient du point de vue de Moscou gérables, car fondamentalement la Turquie et la Russie s’épaulaient de fait pour écarter les interventions américaines ou européennes. Mais le Nagorny-Karabakh, c’est autre chose. Cette région est depuis le XIXe siècle dans la mouvance russe, sous telle ou telle forme. L’intervention d’Erdogan, avec l’envoi d’armes et de « volontaires » syriens, ne peut pas être tolérée par Poutine, ou en tout cas lui pose un problème considérable.

Mais ce n’est pas le seul. La Chine progresse sur tous les plans : l’entente Moscou-Pékin, constamment réaffirmée dans le « partenariat de Shangaï » et par des manœuvres militaires ostentatoires, existe toujours, mais la relation entre les deux pays risque de devenir de plus en plus déséquilibrée. Quant aux relations avec Washington, elles risquent d’être davantage tendues si Joe Biden devient président, du moins c’est ce que beaucoup pensent. Globalement, la situation internationale de Moscou paraît nettement moins favorable qu’il y a un an, alors que les problèmes structurels de l’économie et de la société soviétiques ne s’approchent toujours pas d’une solution.

Pendant ce temps, la population et l’économie sont durement touchées par la pandémie et par les incertitudes sur les prix du pétrole. Arriverait-on à la fin de la période des succès poutiniens, commencée en gros avec les attentats du 11 septembre 2001 et leurs conséquences, quand les États-Unis ont soudain eu besoin de la Russie ?

Une constitution syncrétique

Pour ma part, je ne le pense pas. Tout d’abord, sa situation intérieure est certes moins bonne qu’après l’annexion de la Crimée en 2014, mais Poutine n’est pas déstabilisé. La nouvelle constitution qu’il a fait adopter lui permet de rester en fonction jusqu’en 2036, mais ce n’est pas le plus important. Ce qui est important, c’est qu’elle grave dans le marbre sa conception de la Russie, de même que la constitution soviétique de 1936 proclamait et sacralisait la vision de l’URSS de Staline, et celle de 1977 celle de Brejnev. C’est une constitution syncrétique, qui incorpore toutes les traditions politiques russes, de la Russie impériale (« orthodoxie, autocratie, narodnost », c’est-à-dire « esprit national » – russe, bien sûr) mais aussi l’héritage stalino-bréjnévien et l’expérience des années Eltsine.

Le nouvel État russe se présente come la synthèse de tous les ordres politiques précédents. Les nombreux peuples de la Fédération de Russie sont liés par la culture russe. La constitution mentionne explicitement, avec valeur constitutionnelle, la « langue du peuple qui porte l’État », les « mille ans d’histoire » depuis la Rus de Kiev, et donc l’appartenance de l’Ukraine, et enfin la « croyance en Dieu ». Tout cela évoque des échos considérables en Russie, au-delà des cercles poutiniens au sens strict, et on peut penser que même le départ de Poutine ne suffirait pas à éliminer cette profonde forme de conscience nationale.

Poutine gère

Donc Poutine gère sa situation intérieure. Pour la politique extérieure, et selon les leçons de ses prédécesseurs soviétiques, il commence par s’occuper des crises de l’« étranger proche » (les anciennes républiques soviétiques dans le langage de Moscou) avant de se mêler des affaires de la Terre entière ou de porter un message « mondial ». Même s’il ne manque pas de préserver le capital d’influence russe, en particulier en Afrique et en Amérique latine – et en Europe, par les moyens de l’aide économique ou de propagande raffinée que l’on connaît.

Commençons par la Biélorussie : Moscou soutient Loukachenko avec des crédits et sans doute une aide des services de sécurité, et en même temps il a certainement suggéré un scénario digne d’un opéra russe du XIXe siècle que Staline n’aurait pas récusé : le président est allé rendre visite à des leaders de l’opposition emprisonnés, sur leur lieu de détention (des opposants bien sûr judicieusement choisis), et s’est entretenu avec eux de la situation pendant des heures. On verra les conséquences à plus long terme, mais dans l’immédiat il est évident que leur crédibilité d’opposants ne peut qu’en être affectée. Le plus important étant d’ailleurs que pour les Biélorusses l’opposition à Loukachenko ne signifie pas nécessairement opposition à la Russie.

Au Kirghizstan également Moscou a repris la main, en envoyant à la mi-octobre un émissaire qui a joué un rôle de médiateur entre le président et le parlement nouvellement élu : finalement le président Sooronbaï Jeenbekov a accepté de nommer comme premier ministre le candidat de l’opposition, Sadyr Japarov, le vainqueur des dernières élections, dont il ne voulait pas au début. Le parlement a accepté cette désignation et la crise semble pour le moment calmée.

Les incendies les plus proches étant sinon éteints du moins maîtrisés, Poutine a plus d’air pour s’occuper du reste. L’Union européenne d’abord : certes, elle a pris des sanctions contre des proches de Poutine (affaire Navalny) ou de Loukachenko, mais des sanctions en fait limitées. Elle ne remet pas en cause le projet de gazoduc « à travers la Baltique Nord Stream 2, malgré la très vive opposition américaine, ni le fait qu’elle va rester longtemps très dépendante du gaz et du pétrole russes. Pour Moscou, l’essentiel est sauf.

Se porter sur les points d’équilibre

En ce qui concerne les États-Unis, quel que soit le prochain vainqueur des élections, leur adversaire géopolitique numéro un sera la Chine, la Russie subira peut-être davantage de rebuffades avec Biden qu’avec Trump, elle fera toujours l’objet de discours sur les droits de l’homme ou la nécessité de l’écarter de l’Ukraine, etc., mais dans le triangle essentiel Washington-Pékin-Moscou, Poutine pourra sans doute continuer son discret jeu de bascule.

Notons-en un élément tout récent : Moscou vient de s’entendre avec l’Arabie saoudite en vue d’une position commune au sein de l’OPEP, solidarité qu’elle avait en général écartée jusqu’à présent. Comme en même temps Ryad est l’un des principaux artisans de la coalition des pays arabes contre la Turquie, et considère celle-ci désormais comme plus dangereuse pour l’Islam sunnite que l’Iran, on voit bien ce qui pourrait venir : un nouveau rééquilibrage de Moscou en faveur de Téhéran, afin de faire pression sur la Turquie. Ou de se poser à nouveau (c’est en effet déjà arrivé) en médiateur entre les deux.

La Russie n’a pas énormément de moyens de puissance, mais elle en joue efficacement en se portant sur les points d’équilibre où elle peut faire pencher le fléau de la balance. Et sa stratégie préférée, on l’a vu, c’est la médiation, le rôle de l’« honnête courtier », comme disait Bismarck, expert en la matière. C’est un art que les Occidentaux semblent avoir perdu, mais que maîtrise Poutine, bien sûr à sa manière. Mais le Conseil des Droits de l’Homme de l’ONU vient d’élire la Russie en son sein, avec la Chine et Cuba ! Que peut-on souhaiter de mieux ?

 

Illustration : « Honnête courtier » méditant la meilleure offre à faire à ses partenaires.

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Source : https://www.politiquemagazine.fr/

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