Portraits (II) : Henri Vaugeois (2)
Ils "étaient", ils "faisaient" l'Action française :
De "Vers le Roi", pages 11 à 15 :
"...Qui n'a pas connu Henri Vaugeois n'a pas connu l'apôtre politique en fusion.
De taille moyenne, brun, moustachu et barbu, avec des yeux sombrement dorés, comme ceux de certaines abeilles, des mains fines, une gesticulation ardente, une voix sonore, coupée de grands éclats de rire, il n'avait qu'on objet : le retour du Roi, que deux passions : le duc d'Orléans et Maurras.
Extrêment cultivé, agrégé des lettres, dévoré de littérature et d'art, psychologue aigu et même retors, joignant la force à la nuance, généreux et subtil, à cause de son origine normande (il était né à Laigle, Orne), Vaugeois promenait avec lui, sous ses mèches noires et son regard enflammé, un orateur sans pareil, un animateur d'oeuvres de combat et un cosnpirateur audacieux et rusé.
Quand les trois types marchaient à la fois, comme les grandes eaux de Marly, c'était magnifique.
Sa puissance de sympathie était irrésistible. Ses adversaires, ses contradicteurs, au bout de peu de temps, le chérissaient et ne pouvaient plus se passer de lui.
Ma femme l'avait baptisé "Frère Loup" à cause de sa véhémence hérissée, et ce surnom devait lui rester.
Lancé sur la piste de guerre, je veux dire de propagande, il ne se laissait arrêter par aucun obstacle, ou plutôt il faisait de l'obstacle un tremplin majeur, à l'aide duquel il sautait plus loin.
La vie matérielle n'existait pas pour lui. Il mangeait quand il pouvait, sans faire attention aux os, ni aux arêtes, détraquant son estomac dans des caboulots, pour amener à la monarchie des peintres, des étudiants, des cochers, buvant n'importe quel thé, ou quel vin, ou quel lait, dormant sur n'importe quel traversin, de chardon ou de papier, bercé par cet unique rêve : le retour du Roi.
Sa peau, ses intérêts, son bonheur même lui étaient indifférents, pourvu que cet évènement historique se produisît et qu'il y assistât, fût-ce de loin, fut-ce de dessous terre, après y avoir tant contribué.
Jamais je n'ai connu d'homme de haute valeur aussi profondément détaché de lui-même, aussi dénué d'ambition, de convoitise, d'égoïsme.
Avec cela il comprenait, il admettait, en souriant, l'ambition, la convoitise, l'égoïsme d'autrui et s'en réjouissait même comme de moyens d'utiliser les valeurs.
Ses colères, désintéressées et soudaines, duraient peu. Elles donnaient l'impression d'un orage, qui s'achève presqu'aussitôt dans un arc-en-ciel.
Il prenait brusquement, comme Don Quichotte, la défense des faibles et des opprimés; mais, différent en cela de Don Quichotte, il ne confondait pas les chevaliers avec les moulins à vent, ni une fille d'auberge avec une princesse.
Sa lucidité politique était surprenante. Il discernait, en bouton, les qualités et les défauts susceptibles de s'épanouir, les risques d'une entreprise, les avantages d'une concession. Impétueux et au besoin frénétique, il demeurait clairvoyant dans ses attaques et ses défenses, avec un fond de délicate bonté et d'humanité, qui lui attirait la sympathie universelle.
Sa causerie était délicieuse et animait tout. Il sentait profondément et exprimait bien la grâce de la femme et de l'enfant, le charme d'un paysage, la magie d'un son, d'un souvenir, d'un parfum, d'un mot juste.
Il appréciait la sincérité, ses crus et ses années, comme d'autres font pour le bourgogne, ou le bordeaux. Le mensonge et l'artifice le dégoûtaient, ainsi que le cabotinage.
Nous revenions d'Avignon, ma femme, lui et moi, en chemin de fer. C'était la nuit. Aucune couchette n'étant plus disponible, nous dormions chacun dans un coin. Le compartiment était complet, sauf une place occupée par un sac. Arrive une dame, âgée et timide, cherchant humblement à se caser : "Complet", déclarent nos compagnons, deux commis-voyageurs à face de chiens, cossus et brutaux. "Comment, complet ! - rugit Vaugeois, sortant de sa somnolence. - Enlevez ce sac, votre sac, monsieur, et vous, madame, prenez la place libre !" Interloqué par le ton et le geste, le commis-voyageur obéit. La vieille personne se confond en remerciements effrayés. On se rendort. Le train entre en gare de Lyon, où la nouvelle venue avait entendu dire incidemment que son bienfaiteur devait descendre. Le bienfaiteur ronflait. "Monsieur, monsieur (j'entends encore cette voix chevrotante), monsieur, c'est Lyon. - Ah, nom d'une pipe, s'écrie Frère Loup, il n'y a pas à tortiller..." et saisissant sa valise dans le filet, il saute sur le quai de Perrache, nous laissant la reconnaissance émue, discrète, efficace, de la vieille dame casée par lui.
Vaugeois avait été un des fondateurs de la Patrie Française avec Syveton et Dausset, mais il s'en était retiré quand il avait compris le salmigondis et son inefficacité.
Il me disait : "Un organisme politique est un corps, cohésif et petit, qui doit grandir, par des apports successifs, sans perdre ni diluer sa doctrine, qui est sa raison d'être".
Il disait de Maurras : "C'est l'esprit perpétuellement en mouvement, inventif et organisateur, le "noûs" grec".
Il disait du duc d'Orléans : "Allez le voir et vous aurez le choc, et vous reconnaîtrez le souverain désigné pour le salut et le relèvement de la Patrie".
Il se dépensait en conférences, en conversations, en articles, qu'il apportait avec retard à la petite revue grise, puis bleue, d'Action française, qui précéda le quotidien.
J'allais bavarder avec lui, tantôt 42, rue du Bac, où était alors le siège, bien modeste, de la revue, tantôt chez lui, boulevard Edgard-Quinet, près du boulevard Raspail, tantôt chez Maurras, rue de Verneuil.
Je lui posais mille questions, sur des points de doctrine, auxquelles il répondait avec une verve persuasive, et je m'étonnais de n'avoir jamais encore approfondi la solution si simple, si vraie, de toutes nos difficultés, de tous nos risques politiques : l'unité, la continuité du gouvernement par le Roi et l'hérédité.
Je ne me dissimulais d'ailleurs nullement la difficulté de l'entreprise, irréalisable, si nous n'avions eu et senti parmi nous, à la direction des opérations le pilote génial, le guide uinque : Charles Maurras..."