L’Asie centrale, entre islamisme et capitalisme, par Antoine de Lacoste
L’Asie centrale fut à la mode en cette année 2025. Ursula von der Leyen a ouvert le bal des visites en avril pour tenter de placer quelques pions européens, en bonne super présidente d’une Europe qui se fédéralise à grands pas sous sa houlette martiale. Xi Jinping lui a succédé en juin pour vérifier que ses marchés, ses routes de la soie et ses bases militaires se portaient bien. Vladimir Poutine a fait le déplacement en octobre pour s’assurer que l’influence russe, même déclinante, y était toujours forte. Donald Trump enfin, a clôturé les festivités en novembre : il ne s’est pas déplacé mais a reçu à la Maison Blanche les dirigeants des cinq pays qui composent la région et a annoncé des investissements colossaux dans les deux sens.
A chaque fois, le protocole fut immuable. Les représentants des quatre grands (par indulgence ou nostalgie nous rangerons encore quelques temps l’Europe dans cette catégorie) discutèrent économie et sécurité avec les présidents du Kazakhstan, de l’Ouzbékistan, du Turkménistan, du Tadjikistan et du Kirghizistan (la terminaison stan vient du Perse et signifie « pays de »). Puis une photo solennelle fut prise avec les cinq présidents asiatiques entourant placidement le visiteur ou le visité du jour. Les photos sont assez distrayantes à regarder.
Le plus marquant de cet inédit chassé-croisé fut la rencontre avec Donald Trump. En effet, Ursula est encore une débutante dans la région, tandis que Poutine et Xi font figure de vétérans. Trump, à la fois novice en Asie centrale mais redoutable négociateur, avait beaucoup à gagner en entamant la conquête des très intéressants sous-sols de la région. Car même si la Chine et la Russie ont plusieurs longueurs d’avance, il y a de quoi satisfaire de nombreux appétits.
La Mer Caspienne abrite sous l’eau du gaz et du pétrole. Or, le Kazakhstan et le Turkménistan sont deux de ses cinq riverains, privilège providentiel qu’ils partagent avec l’Iran, la Russie et l’Azerbaïdjan. Ce même Kazakhstan, le plus grand des cinq stan avec 2 725 000 km2, dispose également de très importantes réserves d’uranium. Le Turkménistan est particulièrement bien doté en gaz dont les gisements pourraient en faire à terme le deuxième producteur mondial. Le Kirghizistan, malgré ses modestes 200 000 km2, recèle de l’or, du charbon et du fer. Le Tadjikistan est riche en or, en argent et en terres rares. L’Ouzbékistan enfin a du gaz, de l’or et des terres rares. Et les recherches sont globalement loin d’être terminées.
Conscients de l’attrait qu’ils suscitent, les cinq Etats jouent sur du velours. Bien disposés, malgré quelques à-coups, vis-à-vis de la Chine et de la Russie, ils ont le souci de diversifier leurs partenaires et les Etats-Unis ont incontestablement des perspectives prometteuses. La Turquie est également dans le peloton des prétendants et Erdogan y est presque chez lui : Turkmènes, Ouzbeks et autres sont en effet des Turcomans et l’islam règne sans partage.
Il a surgi au VIIIe siècle lors des fulgurantes conquêtes arabes qui ont suivi la mort de Mahomet en 632. Les porteurs de cette nouvelle religion se heurtèrent en 751 aux Chinois et les vainquirent à la bataille de Talas, situé dans l’actuel Kirghizistan. Les Chinois se le tinrent pour dit et l’islam prospéra. Mais les conquêtes russes du XVIIIe siècle les amenèrent en Asie centrale avant de se heurter aux Anglais en Iran et en Afghanistan, plus au sud. En 1868, ils prirent Samarcande (dans l’actuel Ouzbékistan), la ville emblématique des antiques routes de la soie. Dès lors, le destin des cinq stan fut lié à celui de la Russie puis de l’URSS et Staline, comme il fit pour l’Ukraine ou le Caucase, dessina des frontières dont une partie est franchement artificielle.
Ce fut pourtant à partir de ces frontières que les cinq Etats, alors républiques socialistes soviétiques, proclamèrent leur indépendance en 1991, lors de l’éclatement de l’Union soviétique. Certes, quelques modifications se produisirent pour tenir compte des aspirations ethniques de chacun et d’improbables enclaves ouzbeks furent créées au Kirghizistan. Ce fut un facteur de troubles et en 2010 de graves incidents éclatèrent entre Kirghiz et Ouzbeks faisant de nombreuses victimes.
Même si l’on parlait peu de l’Asie centrale, les grandes puissances s’y intéressaient de près, Chine et Russie tout d’abord, les proches voisins, mais aussi les Etats-Unis. Dans le cadre de leur stratégie anti-russe, les Américains multiplièrent les opérations de déstabilisation de plusieurs pays sous influence ou en tout cas proches de la Russie. Ce fut l’époque des « révolutions de couleur ». La Serbie fut la première cible en 2000 (peu après les honteux bombardements de l’OTAN). L’affaire ne réussit qu’à moitié, contrairement à celle de Géorgie (Révolution des Roses) en 2003, qui permit l’accession au pouvoir de personnalités pro-occidentales. Ensuite ce fut la Révolution orange en Ukraine, en 2004, première banderille précédant de dix ans le coup d’Etat de Maïdan. Enfin, en 2005, le Kirghizistan vit s’épanouir la Révolution des Tulipes. Le pouvoir dit pro-russe fut balayé et le nouveau président afficha une proximité occidentale prometteuse pour Washington. Mais les luttes de pouvoir sont complexes dans ces pays et une nouvelle révolution éclata, portant un autre clan aux affaires. On ne savait plus très bien vers qui il penchait. Les tempêtes s’apaisèrent ensuite, mais en apparence seulement. Les luttes furent plus souterraines.
L’émergence de l’islamisme manqua ensuite de déstabiliser la région plus gravement encore. Dès 1998, des islamistes créèrent le Mouvement islamiste d’Ouzbékistan. Le feu couvait sous la cendre depuis un moment lorsqu’éclata la guerre en Syrie en 2011.Cette guerre, dans laquelle les occidentaux jouèrent un rôle funeste, vit se construire le plus grand djihad international de l’histoire moderne. Des dizaines de milliers de combattants islamistes, venus du monde entier, vinrent prêter main forte à leurs frères Syriens sunnites.
L’Asie centrale y prit sa part. Derrière 4 000 Russes qui donnèrent l’exemple (Tchétchènes et Tatars principalement), le champ de bataille fut « enrichi » par 2000 Ouzbeks, 2000 Tadjiks, plus quelques centaines de Kirghiz, Kazakhs et Turkmènes. Les Chinois Ouïghours participèrent également à la fête avec, au minimum, 3000 djihadistes.
Ces Ouïghours étaient devenus à la mode dans les médias occidentaux depuis peu, car la Chine devint un ennemi de l’occident lorsque les Américains réalisèrent qu’elle pouvait les dépasser. Les Ouïghours passèrent ainsi soudainement du statut de l’indifférence à celui de peuple martyr victime des exactions du régime chinois. Cette peuplade d’origine turkmène, vit dans le Xinjiang, région de l’extrême est de la Chine, voisine de l’Asie centrale avec laquelle elle a une très ancienne proximité. Population largement musulmane, une partie d’entre elle versa progressivement dans l’islamisme et multiplia les attaques contre des soldats ou des policiers chinois. Le point d’orgue fut atteint en 2014 avec de nombreux attentats aveugles frappant des marchés dans plusieurs points du Xinjiang. En Syrie, les Ouïghours se signalèrent par leurs nombreuses exactions.
Les islamistes d’Asie centrale exportèrent ensuite leurs talents terroristes. Le 28 juin 2016, un Tchétchène, un Ouzbek, et un Kirghiz se firent sauter à l’aéroport d’Istanbul, faisant 39 morts ; en avril 2017, un kamikaze kirghiz fit 14 morts dans le métro de Saint Pétersbourg; le 31 décembre 2017, un djihadiste ouzbek mitrailla une boîte de nuit d’Istanbul, tuant 39 personnes ;d’autres attentats se produisirent ensuite sporadiquement jusqu’au point d’orgue du 22 mars 2024où quatre Tadjiks attaquèrent un concert de rock au Crocus, à Moscou tuant 143 personnes. Ce dernier attentat est toutefois moins islamiste qu’Ukrainien et les quatre terroristes, qui n’avaient pas du tout l’intention de se faire sauter, furent arrêtés tout près de la frontière de l’Ukraine.
Mais à tout moment, un attentat islamiste peut se produire à Moscou où les immigrés d’Asie centrale sont très nombreux ; on les voit d’ailleurs beaucoup travailler sur les chantiers de l’immense ville. Un autre épicentre du djihadisme se situe dans la Vallée du Ferghana, vallée très fertile à cheval sur le Tadjikistan et l’Ouzbékistan. C’est un vivier inépuisable où se cachent les dirigeants islamistes historiques encore vivants.
Les dirigeants des cinq pays d’Asie centrale ne font preuve d’aucune complaisance vis-à-vis des islamistes et les travaux d’approche des grandes puissances ne peuvent qu’être accueillis favorablement. Bien sûr, c’est pour leur sous-sol, mais cela permettra une accélération du développement économique et sécuritaire qui tiendra peut-être le djihad à distance.
