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Feuilleton : Son "érudition intelligente" fait "des lecteurs reconnaissants" : Jacques Bainville... (34)

 

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 (retrouvez l'intégralité des textes et documents de ce sujet, sous sa forme de Feuilleton ou bien sous sa forme d'Album)

Illustration : portrait de Jacques Bainville par Marie-Lucas Robiquet; couverture du "Jacques Bainville, La Monarchie des Lettres, Histoire, Politique et Littérature", Édition établie et présentée par Christophe Dickès, Bouquins, Robert Laffont (1.149 pages).

Aujourd'hui : La Revue Universelle (V et VI, fin)...

 

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La Revue Universelle, présentée par Massis (IV)

La Revue Universelle, présentée par Massis (V)

 

4. Bainville et nous (pages 149 à 153) :

"Jacques Bainville, nous disait un jour Maurras, est l'homme dont j'aimerais le mieux connaître, minute à minute, l'emploi du temps d'une journée prise pour spécimen de toutes les autres. La curiosité satisfaite, on ne serait sans doute pas beaucoup plus avancé, car le détail des occupations du directeur de la Revue Universelle, du rédacteur de l'Action française, de la Liberté, de l'auteur des Conséquences politiques de la paix, du conteur de Jaco et Lori, de l'histoire de Napoléon, doit être simplement un peu plus merveilleux que leur résultat général. D'où cela vient-il ? L'étendue et la justesse de la pensée suppriment l'hésitation, l'incertitude, le tâtonnement et décuplent le rendement des heures. "Celui qui voit tout abrège tout", disait Montesquieu. Ce n'est pas plus difficile que cela, en effet ! Toutes ces conditions réunies donnent à qui les possède un fameux coup d'oeil. Avec le tour de main qui s'y ajoute si naturellement qu'on s'étonne presque d'avoir à y songer, avec cette prodigieuse vigueur de l'écrivain et de l'homme d'action
qui ne semble qu'une conséquence de la pure pensée, on obtient quelque idée de la constante réussite de Bainville, à quelque objet qu'il s'applique...
Mais il faut ajouter que la sûreté de l'expression et la pleine sérénité de l'esprit, le maniement des faits concrets et de leurs rapports abstraits les plus subtils contribuent puissamment à faire tout trouver simple, égal, facile et uni. Bainville ne dit pas : venez. Mais il marche, on marche après lui, et chacun y trouve plaisir... Si quelque chose est brouillé, sur la route et dans le paysage, le guide est là, qui sait tout, rend compte de tout..."
Ces vues générales sont justes, et j'allais avoir le rare bonheur de les vérifier sans cesse. Pendant près de quinze ans, j'ai collaboré quotidiennement avec Jacques Bainville, sans que passât entre nous l'ombre la plus légère. Le propre de son esprit, c'était de s'accroître, de s'enrichir de tout, naturellement, et rien qu'à vivre. A quoi Bainville ne se donnait-il pas ? Mais ce qui eût été dispersion pour d'autres était approfondissement pour Bainville. Oui, rien ne s'introduisait en lui qu'il ne transformât en réflexions illuminantes : c'était sa façon d'accueillir et d'aimer. On ne dira jamais assez à ceux qui ne l'ont pas connu - et qui ne l'imaginent que distant et glacé - ce qu'était le frémissement, l'ébranlement de sa personne au spectacle des choses, des êtres et de la vie. A l'origine de ses réactions les plus "intelligentes", il y avait cette profonde sensibilité de l'esprit et de la raison, qui ne va jamais sans sensibilité tout court.
Déchiffrer l'évènement au jour le jour, y appliquer sa méditation et son étude pour le comprendre, était le mouvement même de son esprit qui avait besoin du réel, de rencontres humaines, pour tout ensemble éprouver la valeur des idées et ne pas laisser l'intelligence s'ossifier ou se nourrir de viandes creuses. De là ces étonnantes perspectives que Bainville a su ouvrir dans l'histoire, car le présent ne lui éclairait pas moins le passé que le passé ne l'aidait à découvrir les probabilités futures. D'un historien dont il louait la clairvoyance, ce qu'il avait trouvé de plus admirable à en dire c'est "qu'avec des textes, il connaissait la nature humaine". L'existence humaine lui semblait devoir tenir toute en un mot : acquisition - et cela dans tous les ordres. N'est-ce pas le sens qu'il donnait à ce beau mot de capital, quand il disait de la civilisation qu'elle est un "capital transmis" ?
Il suffisait de le regarder faire pour se dégoûter de l'enflure et du faux; et d'y tomber sous son regard, on se sentait un peu honteux. Un jour que je lui avais donné à lire certaines pages sur Renan, où je commençais par décréter que "notre conscience en était déprise" et où je fustigeais les efforts qu'on tentait pour exalter à nouveau son génie, Bainville me les rendit avec ces simples mots : "J'aimerais mieux un début moins agressif, même s'il était un peu plat. Dans l'intérêt même de votre thèse, il ne faut pas avoir l'air de mauvaise humeur." Puis il avait ajouté : Je trouve le mot de "conscience", dans cette phrase, un peu obscur, "notre" aussi. On vous demandera : la conscience de qui ?" Et là où j'avais parlé des "derniers fidèles de Renan", Bainville, de sa fine écriture, avait écrit au crayon dans la marge :"Pourquoi derniers ? Je mettrais simplement "ses fidèles". Quel profit ne pouvait-on tirer d'avis formulés sur ce ton !
Cette justesse, cette pertinence du conseil et, en même temps, cette manière délicate de dire, ce respect des idées d'autrui, c'est tout Bainville. Que de mots ne lui ai-je pas entendu prononcer qui viennent aggraver le sens des a articles qu'on a réunis depuis sa mort et qui viennent lui donner un accent de confidence pour se frayer un chemin jusqu'à mon coeur ! Là où Bainville dit, par exemple, quelle importance ont réellement les idées et qu'elles sont sur la jeunesse "aussi puissantes que l'amour", comment ne le réentendrais-je pas consoler l'un des nôtres et lui dire, pour apaiser son deuil : "Ne vous reste-t-il pas vos idées ?" Un tel mot est bien de celui qui, a vingt ans, n'avait rien senti de plus beau que l'illumination produite par la découverte d'une haute pensée, comme celle de Maurras, a qui Barrès l'avait envoyé ! Et quand je vois, ailleurs, avec quelle émotion il parle de la religieuse, du missionnaire, du médecin, de "tous ceux qui ont eu l'occasion de se dévouer à quelque chose qui soit au-dessus du niveau commun de l'humanité", pourrais-je ne pas me souvenir du soir où, parmi ses proches, Bainville nous confiait : "Le prêtre, le soldat, voilà les hommes que je mets le plus haut !" C'est assez dire le prix que Bainville attachait à la vocation, au don de soi, au désintéressement, à la générosité, et sa fin témoigna qu'il n'était pas non plus dépourvu d'héroïsme. "Sa dernière année fut atrocement pénible : de mois en mois, presque de jour en jour, on le voyait devenir de plus en plus translucide. Dans son fin visage sec brillaient ses grands yeux mystérieux. Il souffrait beaucoup, et pourtant il continuait à vivre, à écrire ses articles prophétiques et même à recevoir, à sortir." Connaissait-il son mal ? Robert Kemp qui le voyait tous les jours à la Liberté nous dit : "J'en ai la crainte et la certitude. Ou il n'eût pas été Bainville. C'est pour cela qu'il s'est hâté de parfaire sa vie, d'entrer à l'Académie et d'y prononcer son discours. Il n'a rien voulu laisser d'inachevé."

 

La Revue Universelle, présentée par Massis (V)

 

La Revue Universelle, présentée par Massis (VI)

 

5, 6 et dernier : L'horreur de l'inconscience; Un regard infaillible (pages 153/154/155)) :

5. L'horreur de l'inconscience (pages 153/154) :

"Le courage était sa vertu maîtresse; il n'y a rien que Bainville n'ait regardé en face. Nul, en effet, ne s'abandonnait moins à la fatalité des causes inconnues et des lois inviolables. Toute l'énergie de ce vigilant esprit tendait à "desserrer le mécanisme de nos destins". Et voilà pourquoi Bainville avait l'inconscience en horreur. Il croyait que l'homme est le maître de sa fortune ou de son infortune. Sur quel ton ne parlait-il pas de "ceux qui, jusqu'au seuil de la vieillesse et dans la vieillesse même, restent fidèles au mythe de la chance, accusent ou bénissent le sort de ce qui leur survient, et persistent, surtout dans le malheur, à ne pas vouloir reconnaître l'effet de leurs propres fautes" ? Il y a là plus que du dédain : et je revois la moue que Bainville eut, un jour, quand un de ses amis crut pouvoir se vanter devant lui de ne jamais "faire ses comptes" et de ne pas mettre le nez dans ceux de son ménage ! Je ne crois pas que Bainville l'en ait davantage admiré. Il avait trop de foi dans ce que peut le vouloir de l'homme pour l'accepter aveugle. Croyant, il aurait eu la même conscience, le même souci de voir clair en soi; et ce matin de 1930, où nous avions acompagné au cimetière de Versailles la sainte et bonne Mme de Boisfleury, que les rigueurs ecclésiastiques avaient privé des honneurs religieux, j'entends encore Bainville répondre à l'ami qui lui parlait d'abandon à la miséricorde divine : "Oui, mais pour cela, il faut avoir ses papiers en règle..."
C'était la réponse d'un esprit exigeant et qui, lui, tenait compte de tout. Mais le mystérieux silence où cet aveu se prolongea ensuite
prouvait assez qu'une telle âme n'était pas si simple, qu'elle n'était pas faite, comme certains l'ont prétendu, pour se satisfaire de la négation. Jusqu'où cela ne l'a-t-il pas reconduite ? Cette âme avait aussi ses discrétions, ses endroits secrets, ses retraites. Dirais-je que Bainville était trop "intelligent" pour ne pas comprendre le mystère de l'éternité ? Il y avait en lui trop de noblesse et de grandeur pour y refuser sa créance : "J'ai peine à croire que, lorsqu'on est devenu par l'âge un peu meilleur, ce soit pour la destruction." Ce sont ses derniers mots."


6. Un regard infaillible (pages 154/155) :

"Bainville était mon aîné de dix ans à peine, mais je n'étais encore qu'un apprenti, lorsque, au retour de la guerre, on fit de moi le rédacteur en chef de cette Revue, dont ses amis de l'Action française lui avaient délégué la direction et où il devait jusqu'à sa mort les représenter. C'est sous ce "regard de vivant cristal" que j'ai travaillé pendant seize ans ! J'y trouvai, avec "la confiance", ce "bonheur immense de la sentir toujours justifiée"; car je n'avais qu'à le suivre pour que tout me semblât simple, facile, uni.
Je nous revois ensemble dans notre commun bureau de la Revue universelle, lorsque nous établissions le sommaire du prochain numéro, et qu'il en réclamait les épreuves. Il lui suffisait d'un regard, mais c'était un regard infaillible; rien qu'un mot parfois pour formuler sa décision, mais c'était un mot sans réplique. Et quel repos, quel assentiment, quand il avait conclu d'un simple geste, qui supprimait le tâtonnement, l'hésitation, l'incertitude...
Différents, certes, nous l'étions, Bainville et moi, autant qu'on peut l'être. Bainville ne parlait guère, à tout le moins ne cherchait-il pas à "endoctriner" son interlocuteur, ni même à le convaincre; il n'y réussissait que mieux. De petites phrases, très brèves, soudaines, et que parfois il n'achevait même pas, tant le reste allait de soi; mais elles avaient la brièveté de l'étincelle et son pouvoir illuminant ! Je ne trouve rien de plus à en dire, sinon que chaque lundi, durant les seize années où nous collaborâmes ensemble, j'en eus le merveilleux privilège : cette présence de Bainville était si forte que je n'avais même pas besoin de le voir, de l'entendre, pour la sentir !"

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